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La carte carbone est une manière de mener une politique de quotas visant à couvrir les principales émissions de gaz à effet de serre (GES) de chaque individu1. La carte carbone est une manière de mener une politique de quotas visant à couvrir les principales émissions de gaz à effet de serre (GES) de chaque individu. Dans ce schéma, une autorité indépendante définit chaque année le budget carbone global du Royaume-Uni (un permis d’émission national et collectif), en conformité avec les engagements internationaux du pays (comme ceux liés au Protocole de Kyoto) et en tenant compte des évolutions du climat. Le budget carbone global du pays, qui correspond à un volume de gaz à effet de serre (GES), est réparti à parts égales entre tous ses habitants (le choix d’allouer une part ou une demi-part aux enfants à la naissance était débattu). Concrètement, la carte carbone est une carte à puce qui est exigée au paiement de toute consommation d’énergie primaire (fioul, gaz, électricité, essence, billet d’avion). À la pompe, le consommateur paie ainsi le prix monétaire et le prix climatique – un contrôle étant exercé sur BP ou Shell pour s’assurer qu’ils ont reçu un montant de points carbone équivalent à l’essence vendue. La princesse Kate a-t-elle besoin d’en consommer davantage que l’étudiant décroissant ? Une bourse permet des échanges, mais seulement dans la mesure où il en reste – car on ne peut émettre plus que déterminé. Les modalités de fixation du prix faisaient cependant débat, entre partisans de la loi du marché (l’offre et la demande) et adeptes d’un prix plancher et d’un prix plafond.
Avec l’arrivée de David Cameron, les tories cherchent à se défaire de leur image de « nasty party » : l’actuel Premier ministre se montre à vélo sur la route du Parlement, il fait installer une éolienne sur sa maison, il part constater lui-même la fonte des glaces…
Cette proposition a suscité un étonnant engouement. Ses deux promoteurs (avec des modalités un peu différentes), l’économiste David Flemming et le politiste Mayer Hillman, ont d’abord démarché les grands partis politiques britanniques et la Commission européenne, sans succès. En 2004, une première proposition de politique de quotas carbone était soumise à la Chambre des Communes, qui l’a écartée. L’idée est cependant reprise par deux ministres de l’Environnement, dont David Miliband (frère de Ed), pour qui « il faut oser penser l’impensable ». Mais c’est en 2006-2007 que survient un incroyable phénomène de surenchère climatique. Avec l’arrivée de David Cameron, les tories cherchent à se défaire de leur image de « nasty party » : l’actuel Premier ministre joue sur sa jeunesse et sa radicalité, il se montre à vélo sur la route du Parlement (suivi par son chauffeur), il fait installer une éolienne sur sa maison (sans permis de construire), il part constater lui-même la fonte des glaces… Risquant de se faire ringardiser, le Labour surenchérit et les propositions les plus audacieuses sont émises. Sollicité par les tories, Zac Goldsmith, directeur de The Ecologist, propose même des taxes très lourdes sur les vols intérieurs, un moratoire sur les extensions d’aéroports (dont celui d’Heathrow), le développement des repas végétariens… Cette surenchère aboutit à l’adoption du « Climate Change Act », une loi prévoyant une réduction progressive, par paliers de cinq ans, du budget carbone britannique (pour atteindre -80 % d’ici 2050).
Si la carte carbone plaît au Labour, c’est qu’elle pose un cadre et laisse les individus opérer librement en faisant des choix à l’intérieur de ce cadre (conformément aux principes du New Public Management) ; elle est à la fois redistributive (parmi les 30 % les plus pauvres, 71 % auraient eu des quotas à revendre2) et libérale (car elle repose en partie sur un marché) ; elle est techniquement moderne et a l’avantage de ne pas être une taxe (l’expérience de la taxe sur les carburants, retirée après dix jours de blocage des raffineries, avait refroidi le gouvernement). Elle séduit d’autant plus qu’en 2006, le rapport Stern avait mis en évidence, face aux enjeux climatiques, l’échec des mécanismes de marché, incapables de prendre en compte les externalités, les limites de stocks et la précarité énergétique (dont souffrent de nombreux Britanniques). La proposition prévoyait que 40 % du budget carbone revienne aux particuliers et que 60 % soit vendu aux enchères aux entreprises. Finalement, un rapport de faisabilité juge le dispositif coûteux, peu acceptable socialement et trop en avance sur son temps. Il préconise d’attendre que les esprits évoluent… et que le prix du pétrole monte. La crise financière, qui frappe de plein fouet l’économie britannique, porte le coup de grâce en 2008 : la carte carbone est reportée sine die.
Le plus surprenant est qu’un tel dispositif ait pu être aussi sérieusement envisagé.
Rétrospectivement, le plus surprenant est qu’un tel dispositif ait pu être aussi sérieusement envisagé. Sans doute la mémoire du rationnement est-elle moins douloureuse dans l’histoire britannique qu’elle ne l’est en France. Mais la carte carbone n’en représente pas moins un renversement complet des raisonnements économiques traditionnels. Avec une taxe, un taux jugé acceptable est fixé, mais les efforts accomplis sont incertains. Inversement, avec la carte carbone, il y a une certitude du résultat écologique qui sera atteint (car le budget carbone national est fixé dès le départ), la seule incertitude concerne le prix. Ce sont les limites écologiques qui déterminent le système : le budget carbone national, puis sa déclinaison individuelle. Et le quota de gaz à effet de serre fournit à chacun une représentation concrète des limites pour ses activités personnelles. Dans les années 2000, des groupes de citoyens (les « CRAGs », ou « carbon rationing action groups ») ont d’ailleurs cherché à diviser par cinq leurs émissions ; leur expérience montre qu’après une réduction assez facile de 32 % la première année, il devient de plus en plus difficile d’émettre moins.
Dans un monde où l’économie écrase tout, dominant l’écologie et la planète, avec la carte carbone on choisit d’inverser la donne. Elle s’inscrit ainsi dans un courant – l’écologie économique (René Passet, Herman Daly…) – qui cherche à penser une économie pour l’environnement, à en articuler les lois face à la nature. Elle se rapproche, par exemple, de l’idée de gestion normative sous contrainte énoncée par René Passet, qui consiste à fixer des seuils de renouvelabilité des ressources rares, à inventer des institutions pour les réguler et à définir une répartition de l’effort. Car la limitation des ressources, tout comme notre vulnérabilité au changement climatique, introduit une interdépendance et oblige à envisager la contrainte. Une contrainte qui ne peut apparaître comme légitime que si elle s’appuie sur un principe d’égalité.
1 Cet article reprend les grandes lignes d’une intervention de Mathilde Szuba, chercheure en sociologie politique à Sciences Po Lille, pour l’équipe de la Revue Projet à l’automne 2014. Cf. M. Szuba, « Régimes de justice énergétique », pp. 119-137, in Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, Presses de Sciences Po, 2013.
2 Au Royaume-Uni, les 10 % les plus riches sont responsables de 43 % des émissions de GES liées au transport, contre 1 % pour les 10 % les plus pauvres.