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La négociation intergouvernementale sur le climat est vouée à l’échec, du moins si on en mesure les résultats à l’aune de l’engagement de la communauté internationale de limiter à deux degrés Celsius l’augmentation moyenne de température d’ici la fin du siècle, un chiffre certes symbolique mais qui a l’avantage de poser une borne supérieure à ce qui est encore éventuellement tolérable. Comme toujours, comme lors de la conférence Rio+201, on proclamera que la conférence a été un succès, que des avancées significatives se sont produites, qu’il faut continuer à négocier. Certes la préparation de la Conférence sur le climat de Paris (Cop21) a permis d’accélérer la prise de conscience et d’impliquer tous les pays dans les efforts à fournir. Chacun sait que les engagements des États, à l’instar de l’accord bilatéral entre la Chine et les États-Unis, ne répondent ni à l’ampleur ni à l’urgence des transitions à conduire. Et l’on s’enfoncera un peu plus encore dans la schizophrénie, les mêmes gouvernants appelant un jour à la relance de la consommation facilitée par la chute des prix du pétrole, pour favoriser la croissance, le lendemain à sa limitation pour ralentir le changement climatique.
Seule l’Europe est en mesure de rompre avec cette schizophrénie. Non pas en avançant des chiffres audacieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais en étant porteuse d’une autre vision, illustrée par quelques idées simples. Elles mettront du temps à s’imposer comme des évidences, mais l’Europe affirmera le magistère intellectuel dont le monde a besoin pour sortir de l’enlisement actuel de la pensée politique, économique et juridique. Il faut que la société civile européenne s’unisse pour l’y inciter : ce n’est pas la négociation entre les États membres qui donnera à l’Europe cette vision et cette audace. Or la société civile elle-même manque aujourd’hui de l’une et de l’autre. En son sein, certains ont pensé qu’ils pouvaient, en jouant le jeu du « réalisme », influencer la négociation intergouvernementale, ce que la société civile ne peut faire que de façon marginale. D’autres ont fait une croix sur ces négociations et misent sur un puissant mouvement citoyen et une fédération des innovations locales en faveur d’un mode de vie plus durable. Ce sont des propositions d’ensemble qu'il faut avancer, renouvelant le cadre de pensée de la gouvernance, du droit et de l’économie, pour atteindre des objectifs qui engagent rien moins que la survie de l’humanité. Elles devraient pousser l’Union européenne à nouer de nouvelles coalitions, notamment avec les pays les plus vulnérables au changement climatique, et à faire ainsi émerger le cadre des négociations futures.
Le lien entre croissance et consommation d’énergie fossile n’a pas encore été rompu. Avec nos outils économiques actuels, le « découplage » est un mythe. Si l’efficacité énergétique de l’économie européenne a progressé, c’est avant tout parce que l’Europe importe les biens dont la production est la plus consommatrice d’énergie (ils représentent aujourd’hui le tiers de notre consommation totale d’énergie). Le découplage ne peut exister tant que l’on utilise une seule et même monnaie pour payer ce qu’il faut stimuler – le travail humain, la créativité, l’échange – et ce qu’il faut épargner – l’énergie fossile. C’est comme si on voulait conduire une voiture où frein et accélérateur sont une seule et même pédale !
Le découplage ne peut exister tant que l’on utilise une seule et même monnaie pour payer ce qu’il faut stimuler – le travail humain, la créativité, l’échange – et ce qu’il faut épargner – l’énergie fossile.
Seul un plafonnement mondial des émissions annuelles, réparti entre les régions du monde, est de nature à respecter l’impératif de limiter la hausse de la température moyenne sous les 2 °C d’ici 2100. Car respecter cet impératif implique d'évaluer la quantité totale de CO2 émise d’ici 2100 et de répartir ces émissions entre les quatre-vingt-cinq années qui restent à courir, avec une trajectoire aboutissant au plus tard en 2100 à des émissions zéro. Ce qui détermine, année par année, le plafond d’émissions, donc les quotas à répartir entre les pays, entre les territoires et entre les personnes. Cette répartition doit être égale pour tous. Pour trois raisons. Le climat est un bien commun mondial ; les pays les plus économes (en général les plus pauvres) doivent pouvoir tirer parti de leur sobriété en vendant leur quota aux plus riches ; sans les puits de carbone, essentiellement les océans, qui absorbent les trois quarts des émissions, notre planète serait déjà devenue une « poêle à frire » (pour reprendre l’expression de Michel Rocard). Or, le système économique actuel revient à ce que les grands consommateurs d’énergie s’approprient ces puits.
Les quotas distribués constituent la « monnaie énergie ». Il en découle que tout achat devra se faire en deux monnaies (ce qui est devenu élémentaire avec la monnaie électronique) : la monnaie énergie, où l’on déduit du quota la quantité totale d’énergie incorporée dans le bien ou le service qu’on achète, et la monnaie classique pour le reste. De même que la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) a eu pour conséquence de totaliser la valeur ajoutée tout le long du processus de production, la monnaie énergie créera instantanément des mécanismes de traçabilité et de totalisation de l’énergie fossile mobilisée dans ce processus.
La monnaie énergie créera instantanément des mécanismes de traçabilité et de totalisation de l’énergie fossile mobilisée dans ce processus.
Contrairement à une taxe carbone, nationale, régionale ou même mondiale, qui frappe proportionnellement les pauvres plus que les riches (la part des dépenses énergétiques décroît à mesure que le budget augmente), et contrairement au marché carbone actuel qui ne concerne que les grandes industries, le système des quotas négociables est socialement progressif. Il donne la possibilité aux pays, aux territoires et aux ménages les plus pauvres de vendre aux riches les quotas qu’ils n’auront pas eux mêmes consommés.
L’idée de quotas n’est pas nouvelle2. Elle a été un moment enterrée du fait d’une méprise : parler de quota négociable, ne serait-ce pas transformer la nature en marchandise ? Ce qui est vrai quand on limite un marché du carbone aux grandes entreprises (le quota est vite assimilé à un « droit à polluer »), ne l’est pas quand les quotas sont généralisés à l’ensemble de l’humanité. L’enjeu devient la détermination de ce que les sociétés humaines peuvent prélever chaque année pour leur propre usage sans mettre en péril les grands équilibres de la biosphère. Les économistes Nicholas Stern, Jean Tirole ou Roger Guesnerie sont parvenus à la même conclusion. Mais ils ne semblent pas en avoir tiré une des conséquences essentielles : la création d’une monnaie énergie à part entière.
On objectera que cette proposition est irénique : les États-Unis et la Russie, qui seraient assurément les grands perdants du système, peuvent-ils s'y rallier ? Mais n’est-il pas plus naïf encore de croire que les négociations actuelles aboutiront à l’objectif affiché pour la fin du siècle ? En demandant aux autres pays de faire les efforts d’économie que Washington ou Moscou ne voudraient pas faire ?
Cette solution permet aussi d'instaurer des quotas territoriaux. Une idée à laquelle le gouvernement chinois commence à s’intéresser. L’énergie fossile mobilisée étant totalisée au moment de la consommation finale, il suffit de définir ce qui va aux équipements collectifs et ce qui va à la consommation des personnes, ouvrant potentiellement un nouvel espace au débat démocratique local. D’ores et déjà, de nombreux systèmes de transport affichent l’émission de CO2 associée à un déplacement : il serait facile de débiter la monnaie énergie en même temps que la monnaie euro lors du rechargement d'une carte de transports en commun. Les droits à l’énergie fossile consommés au fil de la production et de la distribution sont, eux, récupérés lors de l’achat par le consommateur final. Beaucoup de territoires, on le sait, sont en avance sur les États dans leur réflexion sur la transition vers des sociétés durables et dans leurs engagements : la Convention des maires en est un exemple3. C’est bien à l’échelle territoriale qu’émergent, progressivement, de vraies stratégies impliquant l’ensemble des acteurs.
Une taxe carbone tend à provoquer une délocalisation des activités productives vers les moins-disant climatiques si elle n’est pas étendue au monde entier, et voit son impact diminué si le prix de l’énergie fossile chute. Au contraire, le système des quotas peut être dans un premier temps instauré en Europe, imposant du même coup une mesure aux frontières de l’ensemble de l’énergie fossile consommée au moment de l’entrée des biens et services sur le territoire européen. La mesure serait compatible avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), puisqu’il n’y a pas de taxation à la frontière. Et loin de pénaliser l’économie européenne, elle rendrait inévitable le découplage entre développement de l’activité humaine et consommation d’énergie fossile. Le marché européen étant le plus grand marché de consommation du monde, un débouché essentiel pour les matières premières russes, des produits agricoles brésiliens et des produits industriels chinois et américains, une décision européenne aurait un retentissement considérable même auprès des pays les moins spontanément favorables à un système de quotas. Les données relatives au changement climatique sont assez précises maintenant pour permettre de déterminer les courbes possibles de décroissance de la consommation d’énergie fossile, donc la courbe possible des quotas alloués à l’Europe au cours des prochaines décennies. Manquerait, dans un système réduit à l’Europe, l’effet redistributeur des quotas au profit des pays les plus pauvres, mais une coalition de pays adoptant ce dispositif serait envisageable.
Depuis près de vingt ans, les négociations internationales achoppent sur le financement de la transition énergétique des pays les plus pauvres et la contribution des pays riches. Or il existe une solution d’une simplicité biblique : un impôt mondial sur la production d’énergie d’origine fossile prélevé à la source et dédié à la conduite de cette transition, notamment dans les pays les plus pauvres. Facile à déterminer, facile à percevoir du fait de la concentration des sources de production, le dispositif n'a pourtant jamais été proposé. Il enfreint en effet l’un des tabous les mieux enracinés dans la vie internationale : la souveraineté pleine et entière des États sur leurs ressources naturelles et sur la levée de l’impôt. Or, qui a su, après avoir été à l’origine même de la conception absolutiste de l’État, s’affranchir de ce tabou de la souveraineté ? L’Union européenne. C’est à elle de mettre cette proposition sur la table. Elle s’inscrit dans un double mouvement de fond : considérer les ressources de la planète et le climat comme des « biens communs mondiaux », gérés par une communauté mondiale en émergence qui ne se réduit pas à une somme d’États souverains4 ; reconnaître, à rebours d’une vision absolutiste du droit de propriété, que toute propriété d’une ressource naturelle induit des responsabilités équivalentes vis-à-vis de son usage.
Considérer les ressources de la planète et le climat comme des « biens communs mondiaux » et reconnaître que toute propriété d’une ressource naturelle induit des responsabilités équivalentes vis-à-vis de son usage.
Le corollaire de l’interdépendance, c’est la responsabilité mutuelle, l’obligation de prendre en compte l’impact de nos actes sur les autres sociétés et sur la biosphère. À interdépendance mondiale, responsabilité universelle consacrée par le droit international. Or cette responsabilité universelle n’existe pas aujourd’hui dans l’ordre juridique, qui reste dominé par le droit de l’ancien temps, organisé à l’échelle des États. Le XIXe siècle a su inventer la société anonyme à responsabilité limitée, pour stimuler l’esprit d’entreprise et faciliter la mobilisation de capitaux au service du développement de la société industrielle. Le XXIe siècle commençant, celui où la survie de l’humanité dépend de notre capacité collective à gérer une planète finie et fragile, à prendre en compte l’impact de nos actes, même apparemment anodins, sur les autres sociétés et sur la biosphère, est pour l’instant le siècle des sociétés à irresponsabilité illimitée.
Il en va ainsi du changement climatique. Le climat n’existe pas en droit international, son évolution n’est pas gouvernée : elle n’est que le résultat de tractations entre puissances. Il faut faire du climat un bien commun mondial, dont la gouvernance doit être définie et les responsabilités partagées, la répartition des quotas et la gestion de la monnaie énergie en faisant partie.
Qui peut prendre l’initiative d’une telle proposition, sinon l’Union européenne ? Toutes les sociétés européennes ont en commun de se fonder sur une forme de pacte social, de responsabilité partagée, d’équilibre entre efficacité du marché et redistribution sociale. En outre, la construction du droit européen, par métissage des traditions juridiques et marges d’appréciation nationales pour adapter des principes communs aux spécificités de chaque pays, est unique au monde.
L’initiative de l’Union européenne, à l’occasion de la négociation sur le climat, pourrait comporter deux volets : l’adoption d’une Charte européenne des responsabilités humaines, accompagnée d’une extension du mandat de la Cour européenne des droits de l’homme au droit de la responsabilité ; la mise sur la table des négociations d’un droit international de la responsabilité climatique, corollaire de la reconnaissance du climat comme bien commun. Ce pourrait être une première étape vers l’adoption par l’Organisation des Nations unies (Onu) d’un troisième pilier de la communauté mondiale, à côté de la Charte de l’Onu et de la Déclaration universelle des droits de l’homme : la Déclaration universelle des responsabilités humaines, cadre d’un droit international de la responsabilité.
Avec l’OMC, le monde s’est globalement engagé dans la suppression des barrières douanières au libre commerce. Dans ce monde de plus en plus « plat », la plupart des filières de production s’organisent à l’échelle mondiale. Mais au profit de quels modes de production et de consommation ? Sous l’influence de la société civile, et aiguillonné pas des catastrophes comme le naufrage de l’Erika ou l’effondrement du Rana Plaza, le droit évolue et les entreprises ne se limitent plus à assumer leur responsabilité sociale et environnementale à l’intérieur de leur périmètre. Une fois levée la fiction de l’indépendance des filiales, des fournisseurs et des sous-traitants, elles sont invitées à assumer leur responsabilité sociétale en considérant, comme le fait la norme ISO 26000, l’impact social et environnemental de l’ensemble de la filière. Les notions de sphère d’influence, retenue par les tribunaux, ou de devoir de vigilance, introduite par la législation française, font passer progressivement du « droit mou » (soft law) au « droit dur » (hard law) l’idée de filière durable de production. Or, il n’y a pas de sociétés durables sans filières de production et de consommation durables.
L’Union européenne peut être à la pointe de cette évolution. La négociation du traité transatlantique de libre-échange (TTIP) avec les États-Unis en offre l’occasion historique. L’enjeu, en effet, n’est pas l’abaissement des droits de douane – c’est chose faite – mais l’unification des normes de production. Il est légitime que les consommateurs européens se soucient de l’acceptabilité des normes de sécurité alimentaire, mais la négociation ne peut s’arrêter là. La société civile européenne est aujourd’hui vent debout contre cet accord. Or, si elle a bien raison de s’opposer à des modalités de négociation obscures, elle aurait tort de s’opposer à son principe même. Ce serait rééditer l’erreur commise à l’occasion de l’Accord multilatéral sur l’investissement (Ami). Dans des circonstances assez voisines, la société civile avait su exploiter les ressources alors nouvelles d’Internet pour mener une campagne d’opposition à cet accord négocié en secret. Le projet a été abandonné et la société civile a crié victoire. En réalité, elle s’était tiré une balle dans le pied : pour les États les plus puissants, il a été bien plus avantageux de négocier ensuite des traités bilatéraux de protection des investissements de leurs ressortissants, où la dissymétrie du rapport de forces a davantage joué en leur faveur qu’un traité multilatéral. Il est infiniment préférable que la société civile européenne fasse des propositions sur le TTIP qu’elle souhaite. C’est l’occasion unique de faire un examen commun des filières de production, à commencer par l’alimentation, pour faire du TTIP le premier accord international visant à promouvoir des filières durables. À charge pour les gouvernements, le cas échéant, de dire que, dans ces conditions, ils renoncent.
1 Nom abrégé de la conférence des Nations unies sur le développement durable qui s'est tenue à Rio de Janeiro, au Brésil, du 20 au 22 juin 2012, vingt ans après le Sommet de la Terre de Rio.
2 Le grand écologiste indien Anil Agarwal avait posé dès les années quatre-vingt la question de la propriété des puits de carbone.
3 La Convention des maires est un mouvement européen associant les autorités locales et régionales volontaires pour améliorer leur efficacité énergétique et augmenter l’usage des sources d’énergie renouvelable sur leurs territoires. Celles-ci visent à respecter et à dépasser l’objectif de l’Union européenne de réduire de 20 % les émissions de CO2 d’ici 2020 [NDLR].
4 Ce que Mireille Delmas Marty appelle le passage de la souveraineté solitaire à la souveraineté solidaire.