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Biosphère : poser un interdit

La justice distributive suffira-t-elle à protéger notre maison commune ? Pour Frédéric-Paul Piguet, rien n’est moins sûr. Et nous aurions tout à gagner, en matière de climat, à poser un nouveau principe, celui de l’interdiction de nuire à autrui.

L’écologie politique invite à penser la question climatique en termes de justice. Mais avec quelle théorie ? Nous chercherons à montrer que le défi climatique appelle à penser le rapport à la Biosphère1 par le respect d’un interdit.

L’économie contemporaine et la Biosphère

La Biosphère est un organisme réunissant dans un processus indissociable l’ensemble des êtres vivants, l’océan, l’atmosphère et les sols2. Elle constitue le support de vie de l’humanité.

L’économie humaine perturbe le métabolisme de la Biosphère, tant par la modification quantitative de certains éléments (émissions de dioxyde de carbone et d’oxyde d’azote notamment), que par l’extraction, la fabrication et le rejet d’éléments étrangers aux cycles fondamentaux de la Biosphère. Les échanges de matières au sein de la Biosphère sont en équilibre dynamique alors que l’économie dominante est dans une logique de croissance continue des flux de marchandises et de services, et donc des flux de matières qui les sous-tendent. La contradiction entre les deux systèmes est fondamentale et le modèle du développement durable ne la résout pas, malgré l’amélioration des processus de recyclage et de dématérialisation. Les techniques écologiques restent insuffisantes en regard du besoin systémique de l’économie en termes de croissance de la consommation : la demande doit progresser pour assurer de nouveaux débouchés à l’économie, y compris dans les pays développés en situation d’addiction à ce système. Les modèles actuellement dominants ne permettent pas, quoi qu’en disent de nombreux économistes, de créer de la richesse sans détruire les qualités de la Biosphère.

L’écologie scientifique lie le devenir de l’humanité et de la Biosphère : notre situation est celle d’un convive dépendant des qualités de son symbiote3. Du point de vue des générations qui se succèdent, l’organisme Biosphère transcende chaque génération, ce qui manifeste une certaine extériorité, sachant toutefois que nous faisons partie intégrante de cet organisme. Maintes relations mêlant inextricablement données scientifiques et discours normatifs montrent chaque jour que la Biosphère constitue un organisme tutélaire nous enjoignant de vivre en harmonie avec lui. Elle est la maison commune de l’humanité, notre demeure.

La justice distributive au service de la croissance ?

La justice distributive alloue des avantages économiques, des transferts sociaux ou des infrastructures… C’est au nom de la justice distributive que l’on prélève des impôts et par elle que l’on finance l’éducation, la santé et les mesures de régulation des comportements qui, sans cela, ruineraient, plus vite qu’aujourd’hui, les qualités de l’environnement.

En accordant des droits sur des charges et des droits sur des avantages économiques, la justice distributive désigne le « juste milieu ». De nombreux philosophes de la morale voudraient, dès lors, traiter de la question climatique dans ces termes. Ils envisagent de restreindre les quotas de droits et de permis d’émission de telle sorte que les émissions globales de gaz à effet de serre diminuent. Pourtant, la justice distributive ne va pas sans poser problème car, en distribuant des charges et des avantages économiques, elle légitime ce qu’elle distribue.

Les pays grands émetteurs produisent plus de 15 ou 20 tonnes annuelles d’émissions de gaz à effet de serre par habitant, voire davantage. Or certains écosystèmes de la Biosphère, les océans, certains sols et forêts ont une capacité de séquestration du dioxyde de carbone (CO2), qu’ils retirent de l’atmosphère. Pour le CO2, le niveau de séquestration s’élève à 2,9 tonnes par habitant et par année4, un niveau qui pourrait diminuer à l’avenir5. Au-delà d’un tel montant, la hausse de la concentration atmosphérique de CO2 augmente et avec elle le risque de basculement climatique. Un pays diminuant ses émissions en quarante ans pour se ranger sous le seuil de séquestration contribuerait encore, pendant cette période, à la hausse de la concentration atmosphérique de gaz à effet de serre dans l’atmosphère (malgré un effort considérable).

Le niveau de concentration atmosphérique de CO2, actuellement de 400 parties par million (ppm), mène à une hausse de température de 0,8 à 2,3 °C au-delà de 21006. Même réduites, les émissions actuelles vont encore contribuer à une hausse de la concentration de CO2 pendant une décennie dans le meilleur des cas. Malgré les efforts, les émissions à venir semblent à peine compatibles avec le respect des 1,5 °C, seuil essentiel à une centaine d’États vulnérables. Elles risquent même de conduire au dépassement des 2 °C (voire des 3 °C), alors que l’accord de Paris de décembre 2015 préconise de rester bien en dessous des 2 °C.

Dès lors, quelle que soit la baisse des émissions, distribuer des droits ou des permis d’émission aux grands émetteurs selon la justice distributive reviendrait à distribuer le droit de participer à un dommage inacceptable doublé de la création d’un préjudice.

Distribuer des permis d’émission reviendrait à distribuer le droit de participer à un dommage inacceptable.

Comment comprendre la question climatique si, d’un côté, le risque est devenu grave, irréversible et potentiellement inacceptable et que, de l’autre côté, il est encore question de légitimer les émissions qui accroissent son ampleur et sa probabilité ?

C’est là un premier indice de la non-opérabilité de la justice distributive pour allouer des droits d’émission aux grands émetteurs. Mais il est un second indice : nous vivons dans un monde où la justice distributive doit servir la croissance économique. Les allocations dépendent de la croissance et, en retour, la justice distributive contribue à la croissance. Demander davantage de justice distributive dans l’allocation des émissions revient à ignorer l’opposition entre l’équilibre du métabolisme de la Biosphère et la croissance exponentielle inscrite dans la logique de l’économie actuelle. La justice distributive ne peut jouer le rôle de gardienne principale des limites écologiques. Quand la justice distributive sert à répartir des ressources, du travail et de l’argent, comment, en son nom, s’opposer à l’extraction de ressources qui représentent du travail et de l’argent ? Avec cette façon d’envisager la réduction des gaz à effet de serre, la Biosphère a le statut d’un butin que l’on se partage plutôt que le statut d’une maison commune.

Ces arguments ne disent pas tout de la contradiction suggérée ici, mais ils devraient aider à percevoir la quasi-impossibilité du respect des limites de la Biosphère en s’en remettant directement à la justice distributive.

Il ne faut pas confondre l’objet qui émet un « poison » ou dont la production a nécessité cette émission (voiture, maison, viande…), avec le flux « mortifère » des gaz à effet de serre. Si la justice distributive permet de penser nombre de régulations et mesures concrètes sur l’accès aux objets (normes d’émission pour les voitures, accès aux énergies propres, etc.), elle n’a pas grand-chose à dire sur les montants légitimes d’émission. Les grands émetteurs ne peuvent revendiquer des droits pour des montants supérieurs au seuil de séquestration car ceux-ci constituent un poison pour les écosystèmes de la Biosphère. Ils ne peuvent recevoir de droits d’émission, eux qui n’ont guère prêté attention aux avertissements des climatologues depuis plus de vingt ans.

Ainsi, la question climatique mène à s’intéresser à un autre principe : celui d’interdiction de nuire à autrui.

Le principe d’interdiction de nuire à autrui

Le principe d’interdiction de nuire à autrui est d’abord un principe préventif commandant de renoncer à créer un tort à autrui. L’opinion le remarque, la plupart du temps, une fois qu’il a été violé, mais c’est l’aspect préventif qui fait sa valeur. Ce principe est a fortiori préventif quand il s’agit d’éviter une négligence délétère. Il convient alors d’interrompre des vecteurs physiques ou chimiques ou tout ensemble de tromperies. Cela étant, le principe d’interdiction de nuire dépend encore d’une conception du bien commun qui « dira » si le dommage est acceptable ou inacceptable – un dommage acceptable impliquant de mutualiser les pertes dans une perspective de justice distributive.

On trouve ici deux conceptions concurrentes du bien commun. Lorsque la condition première du bien commun est la croissance économique, les victimes climatiques font partie des dommages acceptables, même s’il importe d’en minimiser le nombre. On met ces victimes en balance avec celles qui perdraient leurs activités économiques et leurs revenus du fait d’une transition écologique, en accordant une grande importance à ces pertes. Vu le poids du court terme dans cette conception du bien commun, personne ne constatera de transgression de l’interdiction de nuire par négligence de la part des grands émetteurs, malgré le nombre de victimes.

En revanche, lorsque la condition première du bien commun est l’équilibre dynamique du métabolisme de la Biosphère et la diversité biologique, émettre des gaz à effet de serre au-dessus du niveau de séquestration transgresse le principe d’interdiction de nuire. Les dommages subis par les victimes climatiques sont inacceptables, annonçant des événements plus graves qui pourraient aller jusqu’à emporter des communautés politiques en ruinant la condition première du bien commun. Dans cette situation de négligence collective, chacun des États grands émetteurs est réputé solidaire du processus en cours, il en est coauteur. Ne pas se retirer de ce processus délétère crée un préjudice à autrui et constitue une faute.

Si l’on reconnaît la pertinence du principe d’interdiction de nuire, un représentant d’un État faiblement émetteur (sur une base par habitant) et menacé par les changements climatiques pourrait défendre son droit de façon vigoureuse face au représentant d’un pays fortement émetteur. Pour protester, il n’est même pas besoin que sa communauté soit en dessous du niveau de séquestration, il suffit que ses émissions soient inférieures à celles de la communauté dont il interpelle le représentant.

Dans cette configuration, lorsqu’une société fortement émettrice prépare une décision importante sur une filière énergétique et qu’elle ne prévoit pas de réduire vraiment ses émissions de gaz à effet de serre, une opportunité de protestation diplomatique se présente.

En reconnaissant le principe d’interdiction de nuire, les communautés peuvent se projeter hors de l’économisme qui les gouvernait.

Par la reconnaissance de la violation du principe d’interdiction de nuire, des communautés politiques peuvent se projeter hors de l’économisme qui les gouvernait jusque-là pour reconnaître la Biosphère comme demeure commune et condition supérieure de leur bien commun (elle n’est plus un butin à se partager).

À l’appui de cette thèse, rappelons le procès civil gagné, en juin 2015, par la Fondation Urgenda, qui reprochait à l’État des Pays-Bas une politique climatique trop laxiste en matière de diminution des émissions. Les juges lui ont donné raison en retenant notamment l’article 6 :162 du Code civil qui interdit les actes créant un préjudice à autrui7. Ce jugement fait encore l’objet d’un recours, mais il laisse entendre que des niveaux trop élevés de gaz à effet de serre violent le principe d’interdiction de nuire à autrui, principe au fondement de la loi civile et de l’égalité des citoyens devant la loi. Le fait que les juges aient considéré qu’il y avait un lien de causalité entre la politique de l’État et un risque de dommage climatique à venir – malgré le poids dérisoire, à l’échelle mondiale, des émissions néerlandaises – atteste que la question dépasse largement la justice distributive. L’État des Pays-Bas n’est certes qu’un participant au sein d’un collectif informel réunissant de nombreux pays, mais cela ne saurait lui servir d’excuse pour sa participation à la création de dommages graves et irréversibles. Cette décision a ainsi constaté la création collective d’un préjudice et condamné l’État à diminuer les émissions sous sa juridiction.

Des émissions trop élevées constituent une menace réelle, non seulement sur les conditions matérielles d’existence des citoyens, mais sur l’égalité de droit civil qui est à la base de leurs libertés et de leurs institutions. Personne n’est habilité à offenser un tiers au prétexte qu’il serait inférieur en dignité : l’égalité civile s’oppose à ce type de violence et à d’autres similaires. Sachant que le niveau élevé des émissions menace de disparition certains États sensibles sur le plan écologique, ce jugement est aussi en ligne avec le principe d’égale souveraineté des États.

Un discours plus cohérent

Si les victimes potentielles des bouleversements climatiques et leurs représentants veulent inverser la tendance, ils n’ont pas d’autre choix que de faire reconnaître l’atteinte aux qualités de la Biosphère par les émissions de gaz à effet de serre, un préjudice dont l’acmé est encore à venir. Et ils peuvent désigner comme coauteurs d’une « négligence fautive » les pays grands émetteurs se soustrayant à leur responsabilité.

Un discours plus cohérent, et aussi plus dur sur le non-respect de l’interdiction de nuire, permet de disqualifier ceux qui font moins d’efforts sur le plan climatique, tout en resserrant les rangs à l’intérieur du pays plaintif. Il appelle un régime informel de sanctions et de dégâts d’image pour élever les coûts des États choisissant l’inaction. Ces sanctions et protestations permettraient de diminuer le coût relatif de la transition énergétique pour ceux qui vont dans cette direction.

Mettre le respect des qualités de la Biosphère au centre des préoccupations morales et politiques ne vise pas à accorder plus d’importance à celui-ci qu’aux besoins des êtres humains. Respecter la Biosphère, c’est admettre que le respect de la demeure commune est, en fait et en droit, un acte de défense de l’égalité civile. Défendre les qualités de la Biosphère revient à défendre l’ordre institutionnel et les libertés essentielles à l’être humain tout autant que l’intégrité de leur demeure commune.

Cette façon de penser la justice climatique nous fait retrouver par métaphore quelque chose de cette ancienne justice qui pensait l’activité humaine en regard d’une nature garante du droit (on parlait de « droit naturel »). La différence est qu’aujourd’hui, la préoccupation va vers le respect des équilibres naturels, dans les termes d’une écologie scientifique postérieure au droit naturel classique et au droit naturel moderne. Il ne s’agit pas de renouer avec ces deux droits, mais de fermer la parenthèse d’une forme de justice qui n’avait plus besoin de se faire une idée de la nature. Penser la justice climatique, c’est mettre à jour un plus petit dénominateur commun qui fait office de contrainte créatrice. C’est aussi revenir au « local » en articulant les usages sociaux au respect d’un interdit à portée universelle.

Il se pourrait que l’accord climatique de Paris du 12 décembre 2015, sous la pression de 100 États parmi les plus vulnérables, ait implicitement introduit le principe d’interdiction de nuire relativement aux pertes et préjudices causés par les émissions d’origine anthropique. Cet accord pourrait marquer un tournant capital, à condition d’en comprendre et d’en exploiter toute la portée.

Charte de justice climatique

Ces réflexions de philosophie du droit et de philosophie de la Biosphère ont été reprises dans une Déclaration et engagements sur la justice climatique et le respect de la Biosphère8. Les membres d’une paroisse de Genève qui l’ont rédigée ont ajouté des motifs théologiques qui coïncident avec cette nouvelle façon d’envisager le statut de l’être humain au sein de la Biosphère. Elle hiérarchise les priorités, détermine des objectifs chiffrés disant l’harmonie avec la maison commune pour, finalement, mettre cette question au centre des rapports entre États et entre communautés, en revalorisant le rôle du politique. Ses principes de justice ne peuvent-ils être repris dans d’autres contextes, pour aider à transmettre différents messages contribuant tous, d’une manière ou d’une autre, à éveiller l’esprit humain ? Ce travail collectif constituerait l’amorce d’un mouvement capable d’irriguer l’écologie politique dans sa diversité, en menant concrètement vers moins d’injustice et vers le respect de la dignité de la personne, par le respect commun de la Biosphère.



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1 On parle de Biosphère avec un « B » majuscule pour marquer son statut de demeure commune et pour la différencier de la biosphère avec un « b » minuscule qui est un objet de connaissance des sciences de la nature.

2 Wladimir Vernadsky, La biosphère, Seuil, 2002 [1926].

3 En biologie, on nomme ainsi un organisme qui vit en symbiose avec un autre [NDLR].

4 Global Carbon Project, www.globalcarbonproject.org/carbonbudget/14/data.htm (consulté le 18/12/2014).

5 Ce montant varie avec le temps et nécessite une mise à jour régulière. Mais nous n’en disons pas davantage ici.

6 Rummukainen Markku, « Our commitment to climate change is dependent on past, present and future emissions and decisions », Climate Research, vol.  64 : 7-14, 2015, pp. 10 et 12.

7 The Hague District Court, Urgenda Foundation versus the State of the Netherlands (Ministry of Infrastructure and the Environment), jugement du 24/06/2015, C/09/456689 / HA ZA 13-1396.

8 Paroisse protestante de Chêne, Charte de justice climatique : Déclaration et engagements sur la justice climatique et le respect de la Biosphère, Éditions Arve et Lac, novembre 2015, pp. 3-35 [document téléchargeable sur www.globethics.net ; une édition anglaise sera disponible début 2016].


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