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Sans attendre l’issue incertaine des négociations climatiques internationales, certains pays se sont engagés dans des actions de réduction d’émissions des gaz à effet de serre (GES). La France ambitionne ainsi de réaliser une transition écologique, grâce au passage d’une énergie fondée en partie sur les combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz) à un système énergétique n’émettant pas de GES et au renforcement des capacités d’adaptation et de résilience des écosystèmes. L’ampleur des modifications à effectuer suppose de bâtir un nouveau projet de société. Mais le gouvernement saura-t-il et pourra-t-il poursuivre ce programme ? Les lourds investissements nécessaires seront-ils acceptés par une population à qui l’on demande tant d’efforts importants ?
Les économistes se sont intéressés aux politiques climatiques sous l’angle de la meilleure manière de produire une réduction d’émissions de GES, en particulier pour assurer l’équité des prélèvements nécessaires1. Une autre dimension est plus rarement évoquée : le versant consommation de ce bien public qu’est un climat non altéré. Si se met en place un coût du carbone (avec des ajustements fiscaux pour rendre le dispositif équitable), l’effort fourni sera-t-il approuvé démocratiquement ? Et la production d’un climat non dégradé sera-t-elle à la hauteur de la consommation désirée ? Le produit final de la politique climatique doit être approuvé par les citoyens pour que le programme puisse être poursuivi à long terme.
L’hypothèse implicite est que la politique climatique est une bonne chose et que, n’étaient le poids des lobbies et la couardise des politiques, elle serait majoritairement adoptée. Or, même dans un monde idéal où les groupes de pression seraient neutralisés et les politiques courageux, cette adoption est-elle gagnée d’avance ? C’est ce qu’il convient d’éclaircir. Car l’adhésion à la politique climatique dépend plus de son résultat que des moyens de sa mise en œuvre, plus de sa production finale que des conditions de son financement.
La première caractéristique de la transition est de produire ce que les économistes appellent une « consommation collective », parce que personne ne peut être exclu du bénéfice d’un climat non dégradé. Et les régulations décidées par l’État (normes, taxes ou quotas, peu importe ici) alloueront de fait une partie du produit national à la production de ce bien climatique. Une part de la richesse de la nation, et donc de chacun, sera consacrée à la préservation du climat. Il reviendra aux autorités politiques de déterminer cette part et, in fine, le niveau de consommation du bien public. Les citoyens approuveront-ils cette consommation collective ?
Durant les Trente Glorieuses, on reconnaissait qu’une proportion croissante de la richesse nationale devait être consacrée aux équipements collectifs, aux biens publics. Avec la prospérité devait se réduire la part de la consommation privée, au profit des consommations collectives. La véritable abondance supposait d’allouer une part croissante de la richesse produite aux biens publics. Ainsi les États, notamment européens, financèrent l’éducation et la santé.
Cette mutualisation croissante des consommations, que l’on croyait irrésistible, s’est trouvée stoppée, et parfois battue en brèche, avec l’avènement de l’ère néolibérale. Les pressions à l’individualisation, à la démutualisation, se multiplient. Chacun espère (à tort) payer moins cher en ne payant pas avec les autres. Les raisons n’en sont pas uniquement le refus de tout mécanisme de mutualisation des coûts et le rejet de toute solidarité : la puissance de l’individualisme contemporain induit une véritable demande de personnalisation des prestations. Chacun entend choisir le niveau de consommation de bien public qu’il estime adéquat pour lui-même, refusant à l’État de décider à sa place.
Les tendances individualistes sont suffisamment fortes pour contrecarrer les politiques de transition énergétique.
Ces tendances individualistes sont suffisamment fortes, dans les sociétés occidentales comme la France, pour contrecarrer les politiques de transition énergétique, auxquelles elles appliquent leurs effets déstructurants.
Une politique de transition qui imposerait un niveau et une forme de consommation collective entre en confrontation avec la volonté des individus de choisir dans tous les domaines et d’exprimer ainsi leur identité. La possibilité, aujourd’hui très forte, de se déplacer permet aux individus de refuser de laisser déterminer leur niveau de consommation du bien climatique par la puissance publique, puisqu’ils peuvent recourir à des stratégies individuelles de migration vers le climat préféré. De telles stratégies de consommation individuelle du bien collectif climat opposent une résistance à l’émergence de la volonté collective nécessaire à la mise en place des moyens publics pour préserver le climat.
La fragmentation des sociétés par la montée des inégalités pourrait également compromettre les politiques de transition, qui mutualisent de fait une partie de la richesse nationale. On a très peu de données sur la manière dont les préférences pour le climat évoluent en fonction du niveau de richesse. Les enquêtes se sont concentrées sur les contributions au réchauffement : ce sont les plus riches qui émettent le plus, en raison notamment de leur recours aux transports aériens.
Mais, par ailleurs, la demande pour l’environnement est réputée être un bien supérieur, dont la consommation augmente avec les revenus. Le soutien aux politiques climatiques serait alors une fonction croissante des revenus, tandis que les classes aux revenus plus faibles donneraient la priorité aux biens matériels. Si, par exemple, le climat participe à la formation des consommations de loisirs, la demande plus forte de loisirs chez les riches entraîne un plus grand avantage pour eux à la protection du climat, et donc un soutien accru aux politiques de réduction. On a aussi mis en évidence le rôle du savoir dans le souci écologique. Mieux comprendre les cycles biogéochimiques, le fonctionnement des écosystèmes ou les relations subtiles entre les espèces ne désenchante pas le monde, mais induit sans doute un profond respect devant ce bel ouvrage. Apprécier la nature et ses mystères ne va pas, comme pour la culture, sans une éducation patiente qui est l’apanage des classes à fort capital culturel. Ce serait donc encore les classes favorisées, quoique dans un sens plus culturel qu’économique, qui seraient les premières demandeuses d’une protection accrue du climat.
La plus grande sensibilité à l’environnement n’empêche pas les classes aisées de participer plus fortement à sa dégradation.
La pertinence de cette vision traditionnelle peut cependant être contestée, car la plus grande sensibilité à l’environnement n’empêche pas les classes aisées de participer plus fortement à sa dégradation. À l’inverse, les classes pauvres, même si elles préfèrent les biens matériels, ont des pratiques moins ravageuses. Les pauvres dépendent davantage de l’environnement que les classes favorisées. S’il n’est pas pour eux un pourvoyeur d’émotions esthétiques ou un lieu de villégiature, il est le fournisseur de ressources essentielles à leur subsistance. De même, les classes rurales ont un rapport beaucoup plus direct à l’environnement naturel. Le soutien à une protection du climat serait pour elles d’abord une défense des conditions de vie, sans passer par les médiations abstraites du capital culturel. Quant à la classe moyenne, dont l’identité a été forgée par l’universalisation de la consommation de marchandises, elle semble peut-être la moins à même de soutenir les politiques climatiques.
Si les classes favorisées sont théoriquement les plus à même de demander une politique climatique, elles sont aussi les plus en mesure de faire sécession. Elles ont les moyens économiques de se protéger, en l’absence de politiques collectives, des effets négatifs du changement climatique. Elles sont capables de mettre en place des stratégies de contournement et d’adaptation face à ce climat changeant, de même qu’aujourd’hui leurs choix résidentiels reflètent un évitement des environnements pollués. Cette tentation de faire cavalier seul diminuerait le soutien à une politique collective, d’autant plus que les classes riches sont les plus émettrices de GES et devraient donc être mises plus fortement à contribution.
Cette analyse montre que les motivations économiques ne sont pas suffisantes pour que les citoyens s’engagent dans une politique de lutte contre les émissions de GES. L’individualisation et la privatisation des consommations et la fragmentation du corps social par les inégalités rendent peu probable un accord sur un niveau de protection du climat, qui reviendrait à une consommation collective indifférenciée.
Peut-on alors trouver dans des motivations extra-économiques des raisons d’espérer un soutien, voire un engagement citoyen, pour des politiques de transition écologique ?
Albert Hirschman, dans son ouvrage Bonheur privé, action publique2, s’est intéressé aux moments où les formes de consommation collective sont privilégiées par rapport à la consommation privée. Il y a des époques de l’histoire où l’appétit pour les biens publics, sous forme de participation à la vie politique, remplace la recherche, d’ordinaire sans relâche, de biens matériels privés. Les grands mouvements collectifs qui ont animé les années 1960, puis leur reflux, ont conduit l’auteur à discerner un mouvement de balancier. La consommation des biens privés, en particulier celle des biens matériels durables, entraîne une déception vis-à-vis du règne de la marchandise, qui ne peut tenir toutes ses promesses. Les énergies se tournent vers d’autres objectifs, plus exaltants et plus susceptibles de répondre aux besoins moraux des individus. L’implication dans la vie publique remplace alors la poursuite des intérêts matériels.
Assistons-nous aujourd’hui à une déception de cette nature, à un retournement des aspirations ? La langueur de l’économie peut-elle faire émerger un désir collectif pour l’action politique, qui trouverait à s’employer dans la transition écologique ?
La crise que nous traversons exacerbe plus qu’elle ne freine la poursuite des intérêts matériels.
La période de crise économique larvée que nous traversons n’est pas favorable à un tel mouvement de bascule. Elle exacerbe plus qu’elle ne freine la poursuite des intérêts matériels, la recherche des biens de consommation. Les mouvements sociaux des années 1960 ont eu lieu après une longue phase de prospérité, où l’abondance de marchandises avait d’abord rassasié les individus, avant de les décevoir. Aujourd’hui, le ralentissement, voire l’arrêt de la croissance focalise les efforts vers la fourniture des biens privés. La crainte que la croissance ne reprenne jamais ne rend que plus urgente l’acquisition de biens matériels, la construction d’une position sociale élevée et sa consolidation. L’incertitude renforce la volonté de conquérir une place, pendant qu’il en est encore temps, pendant que la société laisse quelques interstices de mobilité. La crise actuelle ne favorise pas le retour vers la sphère publique.
Pourtant, les tendances à l’œuvre sont contradictoires : l’ébranlement du modèle économique renforce aussi la possibilité de passer à un autre modèle qui ne serait plus fondé sur la consommation privée.
En effet, à la différence des petites crises que connaît régulièrement le capitalisme, celle que nous vivons depuis 2007 n’est pas perçue comme temporaire mais définitive. Si certains tentent de se hisser aux dernières places disponibles, d’autres prennent acte de l’impossibilité de trouver une place. Les jeunes générations, qui se sentent exclues de la société, n’ont plus l’espoir d’y participer et inventent à tâtons un autre mode de vie. D’où ces initiatives qui fleurissent un peu partout, et que les « zones à défendre » (ZAD) poussent à l’extrême : elles consistent précisément, puisque le système ne fonctionne plus, à construire un autre type de rapports humains, centré autour d’autres valeurs, et échappant à l’omniprésence de la consommation privée.
La fin présumée de la croissance entraîne une déception, non plus a posteriori, mais a priori ; elle déclenche une sortie anticipée du modèle de consommation et la recherche de formes d’action collective, qui s’apparentent un peu aux formes analysées par Hirschman. Alors que ces dernières visaient à transformer la société de l’intérieur, au besoin par des moyens radicaux, les formes actuelles s’épanouissent dans les marges, en dehors de la société. Elles ignorent la société, elles ne cherchent pas à la transformer mais à construire autre chose, un ailleurs.
Ces formes d’action collective créeront-elles l’énergie sociale nécessaire à la lutte contre les émissions de GES ? Elles pourraient raviver l’appétence pour les réalisations intrinsèquement collectives, comme la préservation du climat, et favoriser les consommations collectives au détriment de la consommation privée. C’est là le thème du « commun » autour duquel s’organisent ces mouvements. Toutefois, avant de chanter le retour de la solidarité et du mutualisme à l’âge de l’individualisme, prenons garde aux ambiguïtés du terme de « commun ».
La réappropriation du commun ne s’oppose parfois pas tant au niveau privé de la consommation qu’au niveau étatique.
Car la réappropriation du commun ne s’oppose parfois pas tant au niveau privé de la consommation qu’au niveau étatique. Or, plus que la mise en commun de ressources à un niveau supérieur, il s’agit de retrouver la maîtrise de processus et de ressources qui ont été mutualisés au niveau étatique. La descente en échelle doit permettre de retrouver le sens de l’agir collectif, mais aussi de vivifier un sentiment collectif qui s’est atrophié à force d’avoir été délégué à des instances lointaines. En rétrécissant le cercle du « commun » (donc en un sens, en le diminuant), on espère l’intensifier (en un sens l’augmenter). Ce double mouvement peut renforcer comme éroder le soutien aux politiques climatiques, qui exigent à la fois une échelle élevée de mise en œuvre et une intensité de mutualisation.
Quelle stratégie dès lors pour encourager la transition écologique ? Le premier enseignement semble être de laisser une grande latitude d’initiatives aux individus. Même si l’on peut déplorer la montée de l’individualisme, la transition écologique ne peut aller frontalement contre cette tendance. Encourager les initiatives individuelles n’est pas toujours bien vu chez les économistes car cela paraît générateur d’inefficacité. Mais le coût de cette inefficacité paraît moindre que celui qui résulterait de l’absence de mise en œuvre d’une solution efficace, en raison de la non-adhésion des individus.
Le second enseignement est d’œuvrer à la revitalisation du commun. Laisser se développer les expérimentations collectives à des échelles locales est sans doute la seule chance d’obtenir un soutien dans la lutte contre le changement climatique. Certes, celle-ci demande les moyens d’intervention puissants de l’État, mais, pour des raisons politiques, on ne saurait compter uniquement sur eux. Des expérimentations d’abord locales pourront ensuite se diffuser dans l’ensemble de la société. Il est important de laisser le champ libre à toutes les initiatives, même marginales : ce sont dans ces zones-là que s’inventent les formes d’expérimentations collectives à même de régénérer le tissu social.
Laisser le champ libre à toutes les initiatives, même marginales : c’est là que s’inventent les expérimentations à même de régénérer le tissu social.
Pour autant, l’enthousiasme qui peut accompagner la lutte contre le changement climatique durera-t-il ? Hirschman nous a appris que l’action collective finit, elle aussi, par engendrer de la déception. Ce n’est pas d’un climat non dégradé que viendront les satisfactions de l’action. Les échelles de temps sont bien trop importantes pour qu’un élan collectif persiste et recueille les fruits de son action : les actions entreprises aujourd’hui n’auront d’influence significative qu’à partir des années 2050 environ. Aussi bien, d’autres réalisations, de nature non-climatique, seront nécessaires pour maintenir l’envie d’agir.
Elinor Ostrom, la grande spécialiste des ressources gérées en commun, plaidait en faveur d’une approche polycentrique du changement climatique. Pour elle, envisager le climat sous le seul angle d’un bien public mondial se révèle un piège. Le soutien politique ne peut reposer seulement sur les résultats attendus en termes climatiques. Il faut mettre en regard du financement de la décarbonation de l’économie d’autres bénéfices induits par les politiques de transition écologique : la réduction de la pollution locale, la réorganisation de la vie politique, la réappropriation de l’espace public, la recréation de communautés dynamiques…
Le mouvement citoyen en faveur des politiques de transition et de la préservation du climat risque de s’essouffler avant que la lutte contre le changement climatique ne soit gagnée. Ce mouvement ne sera pourtant pas vain, et il sera même particulièrement bénéfique, s’il laisse des infrastructures de qualité permettant aux générations suivantes de vivre en émettant le moins de GES possibles, avec un tissu communautaire revivifié et une plus grande résilience face aux perturbations économiques. Pour mener cette tâche à bien, il faut paradoxalement considérer la transition écologique comme une priorité, mais dont le but ne serait pas la limitation de la hausse des températures.
1 Voir, par exemple, Jean-Charles Hourcade, « L’écotaxe, un combat désespéré ? », Revue Projet, n° 341, août 2014 [NDLR].
2 Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, Fayard, 1983[1982, traduit de l’anglais par Martine Leyris et Jean-Baptiste Grasset], 264 p.