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La Suède a été pionnière en matière de taxe carbone. Pouvez-vous nous rappeler comment elle fonctionne concrètement ?
Le système fiscal suédois de l’énergie repose sur deux taxes frappant les carburants1. Une taxe sur l'énergie est appliquée sur l’essence et le diesel depuis les années 1930, et s'est étendue aux combustibles fossiles de chauffage dans les années cinquante. Puis, en 1991, la taxe carbone a été introduite pour les carburants fossiles à raison de 27 €2 la tonne de CO2 émise. Malgré une réduction simultanée de moitié des taxes sur l’énergie, cela s’est traduit par une augmentation de la pression fiscale sur tous les carburants.
Afin de simplifier la gestion du système, les taux d’imposition du CO2 (déterminés à partir des chiffres moyens d’émissions et des facteurs énergétiques) sont exprimés dans la loi fiscale en unités de poids ou de volume pour les différents carburants. La taxe carbone est collectée de la même manière que celle sur l’énergie, d’où une réduction des coûts administratifs, pour les autorités fiscales comme pour les opérateurs.
Elle vise évidemment à aider notre société à atteindre les objectifs fixés en matière climatique. Il est logique de la fonder sur la teneur en carbone fossile : c’est la consommation de carburants fossiles qui entraîne une augmentation nette du CO2 dans l’atmosphère. L’appliquer aux biocarburants serait illogique, compte tenu de cet objectif. L’introduction d’une taxe carbone, comme instrument politique basé sur le marché, consiste à envoyer un signal prix. Elle ouvre, de ce fait, de nombreuses possibilités pour l’éviter. En agissant sur les coûts, la société ne sélectionne pas un « gagnant » (une technologie ou un carburant spécifique) ; elle permet aux ménages et aux entreprises de choisir les mesures qui leur conviennent le mieux (les moins coûteuses), celles-ci pouvant aller d’enfiler un chandail supplémentaire jusqu’à investir dans une nouvelle technologie émettant peu, voire aucun, gaz à effet de serre (GES).
« La taxe carbone permet aux ménages et aux entreprises de choisir les mesures qui leur conviennent le mieux, du chandail supplémentaire à la nouvelle technologie. »
Au fil des ans, les taux ont été relevés de façon significative, en application du principe « pollueur = payeur ». Mais les modifications fiscales se sont faites de façon progressive afin de donner aux ménages et aux entreprises le temps de s’adapter. L’imposition d’un même taux aux carburants des moteurs et aux combustibles de chauffage a abouti à des diminutions d’émissions substantielles.
Alors que la France peine à s’accorder sur une fiscalité écologique, la constance du système suédois est impressionnante. Comment le consensus politique sous-jacent a-t-il été acquis ? À quelles critiques a-t-il été confronté depuis 1991 ?
C’est la convergence de deux processus politiques qui a offert l’occasion d’introduire la taxe carbone : l’exigence d’un abaissement des taux marginaux d’impôt sur le revenu, qui avaient atteint des niveaux très élevés, et, en même temps, l’intérêt croissant des responsables politiques et de toute la société pour l’environnement. Aussi l’introduction d’une taxe carbone en Suède a-t-elle été l’un des éléments d’une réforme fiscale majeure : réduction considérable des taux marginaux d’impôt sur le revenu, le capital et le travail, élimination de diverses niches fiscales, élargissement de l’assiette de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA)…
La taxe carbone jouit d’un large consensus politique comme outil pour réduire les émissions de GES. Malgré l’alternance, le cap n’a pas été modifié. Le processus constitutionnel impose d’impliquer les acteurs économiques et sociaux dans l’élaboration des décisions : le gouvernement soumet ses propositions à une consultation publique générale avant de les présenter au Parlement. C’est une approche progressive qui a été choisie pour appliquer l’augmentation des taxes et mettre en œuvre les changements structurels de la fiscalité, en annonçant longtemps à l’avance les mesures envisagées afin de donner aux ménages et aux entreprises le temps de s’adapter. Le taux retenu lors de l’introduction de la taxe carbone en 1991 était assez faible et il a fallu plus de vingt ans pour atteindre le niveau actuel de 123€ la tonne de carbone fossile, jugé extrêmement élevé par certains.
Les augmentations imposées aux ménages et aux entreprises ont été accompagnées d’allègements dans d’autres domaines, afin de ne pas élever le niveau global d’imposition, de remédier aux contrecoups en matière de répartition, tout en stimulant la croissance de l’emploi. Par ailleurs, l’existence de l’État-providence permet d’amortir la brutalité des conséquences en termes de répartition.
Le gouvernement, mais aussi la majorité des citoyens, considèrent que la préservation de l’environnement est hautement prioritaire. Même s’ils n’apprécient probablement pas plus que d’autres le fait de payer davantage d’impôts, les Suédois sont fondamentalement d’accord avec le raisonnement qui conduit à introduire des instruments économiques comme la taxe carbone pour atteindre les objectifs climatiques. Il a aussi été essentiel, au fil des ans, de veiller à ce que les ménages et les entreprises disposent d’options viables pour aller vers une économie sobre en carbone. Des parts significatives du budget national ont continué, au fil des ans, à alimenter divers projets, tels que l’amélioration des transports publics ou le recours accru aux biocarburants pour le chauffage urbain et l’isolation des logements.
L’application de la taxe carbone en Suède a-t-elle nui à la compétitivité et à l’emploi ?
Notre expérience montre que les émissions peuvent être réduites sans menacer la croissance. Ce découplage s’est manifesté dès 1996 et il a persisté depuis : entre 1990 et 2013, le produit intérieur brut (Pib) a augmenté de 61 % pendant que, sur la même période, les rejets en CO2 diminuaient de 23 %.
« Entre 1990 et 2013, le Pib a augmenté de 61 % pendant que, sur la même période, les rejets en CO2 diminuaient de 23 %.»
L’important était de trouver un équilibre entre la réalisation des objectifs environnementaux et la protection de la compétitivité des secteurs exposés à la concurrence internationale. L’industrie a bénéficié, pour les combustibles de chauffage, d’un taux inférieur (7€ la tonne en 1991) au taux appliqué aux ménages et aux services (27€ la tonne). Si le niveau général de la taxe a été relevé au cours des années, son barème inférieur a lui aussi été adapté, en tenant compte d’évaluations de la compétitivité et d’autres facteurs. Ce système à deux niveaux a constitué un élément majeur dans la conception d’un système efficace de réduction des émissions.
Quels ont été les principaux changements du système depuis sa création ? Comment, notamment, avez-vous intégré les modifications de la règlementation européenne ?
Entrée dans l’Union européenne (UE) en 1995, la Suède a adapté sa législation avec le droit communautaire. Mais la conception générale de notre taxe carbone a été conservée puisqu’elle était conforme aux règles de l’UE. Lors de son introduction, le niveau de la taxe carbone était plus faible pour le secteur industriel. Il a été simple, au plan administratif, de tenir compte d’augmentations significatives pour d’autres secteurs. Le droit communautaire a toutefois évolué vers un système d’échange de quotas d’émissions comme instrument économique couvrant les émissions de la plupart des installations industrielles énergivores. La Suède a donc cessé depuis 2011 d’appliquer une taxe carbone sur les carburants utilisés par ces industries.
Pour le reste de l’industrie, la consommation d’énergie est relativement basse : une augmentation de la taxe ne perturbe pas gravement la compétitivité. D’ailleurs, de nombreuses entreprises bénéficient d’occasions favorables pour passer à des sources de chauffage non fossiles. Pour les y inciter, la Suède a progressivement relevé entre 2011 et 2015 le niveau plus faible de la taxe qui leur était appliqué (il s’établit désormais entre 30 et 60 % du niveau général alors qu’il ne représentait que 21 à 30 % de celui-ci en 2011). Et le gouvernement a annoncé son intention de supprimer ce niveau au 1er janvier 2016. Certes, la mutation structurelle résultant de l’abandon des carburants fossiles dans l’industrie pourra nuire à certaines entreprises, non sans conséquences au niveau local ou régional. Ce risque invite à procéder, autant que possible, pas à pas, afin de donner aux entreprises le temps de s’adapter et d’atténuer une partie de ces problèmes.
Les biocarburants étaient tous exemptés à l’origine. Mais la directive européenne de 2009 relative aux énergies produites par des sources renouvelables introduit des critères de durabilité pour accorder aux biocarburants et aux bioliquides l’exemption de la taxe carbone. La Commission européenne a estimé que la conception suédoise de la taxe carbone constituait une aide aux biocarburants.
Le bouquet énergétique suédois s’est déplacé des carburants fossiles vers, notamment, les agrocarburants. Le bilan des émissions de CO2 intègre-t-il les « émissions importées » (y compris la déforestation en Amazonie liée au développement des agrocarburants) ?
Au cours des dernières décennies, les combustibles fossiles ont été largement éliminés comme source de chauffage des maisons particulières et des appartements. 92 % de la totalité du parc d’appartements est raccordée au chauffage urbain qui fonctionne surtout à partir des déchets domestiques et de divers résidus du bois. Les réseaux de chauffage urbain continuent de s’étendre afin d’assurer la desserte des petites villes. Mais la Suède est un pays faiblement peuplé et les habitations familiales individuelles situées dans les zones les plus éloignées restent hors de portée. Dans ce cas, l’élimination des combustibles fossiles s’est traduite par le recours à des pompes à chaleur, alimentées au bois, à l’électricité3 et à des chaudières à granules de bois. Le chauffage urbain contribue aussi – à hauteur de 80 % - au chauffage d’espaces dans le secteur des services.
L’industrie, quant à elle, a enregistré une baisse constante de l’utilisation spécifique d’énergie (c’est-à-dire de la quantité d’énergie utilisée par unité monétaire de valeur ajoutée). L’innovation technique a longtemps favorisé les solutions électriques, car l’électricité hydraulique était disponible à des prix assez faibles et l’électricité utilisée par l’industrie était taxée en aval à un taux très inférieur à celui appliqué aux ménages et aux entreprises de services. L’énergie consommée par l’industrie provient en premier lieu de biocarburants (40 %) et de l’électricité (36 %). Les produits des déchets du bois et les résidus liquides de l’industrie papetière et de la pulpe représentent la majeure partie des biocarburants.
Le bilan des émissions suédoises de CO2 est calculé conformément aux procédures adoptées par la communauté internationale dans le cadre du protocole de Kyoto. La communication annuelle des données est basée sur les émissions résultant de la combustion de carburants en Suède, sachant que les émissions produites par la consommation de combustibles ailleurs dans le monde est prise en compte dans les rapports annuels des pays correspondants. L’Agence suédoise de protection de l’environnement a calculé l’impact des émissions de CO2 résultant de notre consommation à l’étranger (tourisme et importation de produits). Mais il ne semble pas possible, à échéance prévisible, d’en tenir compte dans le calcul d’une taxe carbone simple à concevoir et à collecter en Suède.
À quels défis doit-on se préparer ? Se pourrait-il que la taxe carbone soit abandonnée ?
Le grand défi qui nous attend concerne les carburants de moteurs. L’augmentation constante de la taxe carbone sur les carburants fossiles a joué un rôle majeur dans le recours accru aux biocarburants pour les transports (environ 11 % de tous les carburants utilisés en Suède). Pourtant beaucoup reste à faire pour atteindre l’objectif d’un parc de véhicules indépendant des carburants fossiles à l’horizon 2030 et l’absence d’augmentation nette des rejets de GES en 2050.
La taxe carbone nous a puissamment aidés à réduire les rejets de gaz à effet de serre au cours des dernières décennies et le gouvernement voit dans cette taxe l’instrument économique majeur pour parvenir à réduire les émissions en dehors du système de quotas de l’UE. Le Conseil européen a demandé en 2014 de diminuer d’au moins 40 % les émissions de GES à l’horizon 2030. Pour y parvenir, les États ont besoin d’outils pour agir sur les coûts. La taxe carbone est un instrument clé pour aider à diminuer l’usage des carburants fossiles. Un défi est lancé à l’UE pour que la législation communautaire soit appliquée dans tous les États membres, de façon systématique, sans créer d’obstacle aux États membres qui cherchent à appliquer des taxes qui fonctionnent bien.
L’expérience suédoise a-t-elle convaincu d’autres pays ?
Suivie de près par la Suède, la Norvège et le Danemark, la Finlande avait été le premier pays à introduire, en 1990, une taxe carbone. Au sein de l’UE, ces taxes existent désormais en Slovénie (1997), en Irlande (2010), en France (2014)4 et elles seront introduites au Portugal l’an prochain. L’introduction généralisée d’une taxe carbone dans l’UE était prévue dans les dispositions obligatoires proposées par la Commission en 2011. Malheureusement, il s’est avéré impossible d’obtenir un accord de tous les États membres. C’est là un sérieux revers pour l’UE dans la mise en place d’instruments économiques plus efficaces et mieux coordonnés en matière de climat et d’énergie.
Des évolutions prometteuses en matière de tarification du carbone se dessinent pourtant aussi à l’extérieur de l’UE avec l’introduction d’une taxe carbone dans plusieurs pays, par exemple la Suisse (en 2008), le Japon (2012), le Mexique (2014), le Chili (2014) ainsi que les provinces canadiennes d’Alberta et de British Columbia (2007 et 2008). Dans tous ces pays, cette taxation s’appuie sur une logique de fiscalisation du carbone fossile même si, dans le détail, ces modèles font droit à des considérations nationales, en accordant, par exemple, les dérogations nécessaires pour trouver un équilibre entre environnement et compétitivité et pour tenir compte des conséquences en termes de distribution.
Un entretien mené par écrit par Marie Drique et Jean Merckaert, traduit de l’anglais par Christian Boutin.
1 Les opinions exprimées dans le présent article ne reflètent pas nécessairement celles du Ministère des finances suédois.
2 Le taux de change utilisé dans le présent article est : 1 € = 9,0932 SEK.
3 En Suède, la production d'électricité est largement exempte d'énergie fossile : en 2012, la production hydroélectrique s'élevait à 48%, le nucléaire à 38%, chaleur et énergie combinées, avec un apport en biomasse de 10% en principe, énergie éolienne 4% (Source : Agence suédoise de l'énergie, Énergie en Suède, 2014).
4 La « contribution climat énergie » française prend la forme d'une « composante carbone » dans les taxes sur les énergies fossiles, calculée proportionnellement aux émissions de CO2. À sa création en 2014, cette contribution équivalait à 7 € par tonne de CO2 émis. D’un niveau très faible (elle devrait être portée à 22 € par tonne de CO2 en 2016 - contre 123 € actuellement en Suède), elle est aussi critiquée pour les nombreuses exonérations dont elle s’accompagne. [NDLR]