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En France, 3,5 millions de personnes vivent sans logement ou très mal logées. 20 000 d’entre elles trouvent refuge dans des bidonvilles. À vouloir en traiter comme d’une question culturelle, on mène des politiques vouées à l’échec, et l’on viole le principe d’égalité. La Fondation Abbé Pierre milite pour des politiques de droit commun contre toutes les formes du mal-logement.
À entendre le discours de bien des responsables politiques, les habitants des bidonvilles n’auraient pas la volonté de « s’intégrer ». D’où, à quelques exceptions près, leur situation d’extrême dénuement. En réalité, cette situation n’est que l’une des multiples facettes d’une crise du logement qui touche, non pas indistinctement, mais de façon tout à fait discriminée, certaines catégories de la population. Analyser les bidonvilles comme un symptôme parmi d’autres de la crise du logement devrait conduire à éviter d’ethniciser notre regard sur leurs habitants, qui n’ont pas besoin d’une gestion ethnique de leur condition mais de solutions dignes du droit commun. Des discriminations de tous ordres les ont poussés en bidonville. Ce n’est pas une approche discriminante, bien ou mal intentionnée, qui les en sortira.
Aujourd’hui, environ 10 millions de personnes sont directement touchées par la crise du logement. Parmi elles, 3,5 millions sont les plus gravement touchées, sans logement ou très mal logées. Ce sont 2,1 millions qui vivent dans des logements privés de confort, 800 000 en surpeuplement accentué, 50 000 « gens du voyage » qui ne peuvent accéder à une place en aire d’accueil aménagé et près de 700 000 personnes qui connaissent des formes graves d’exclusion, privées de domicile personnel, dormant à la rue ou dans des habitations de fortune, sans qu’une solution digne ait pu leur être proposée. Ainsi, entre 2001 et 2014, le nombre de personnes sans domicile a augmenté de 50 % et l’on constate un repli sur des formes de « non-logement » de tous ordres.
De surcroît, 5 millions de personnes sont en situation de fragilité dans leur logement, dont 3,2 millions en surpeuplement au sens large, 1,3 million de locataires en impayé et 730 000 habitants de copropriétés en difficulté, dont les exemples les plus dramatiques, à Clichy-sous-Bois notamment, avaient pu être qualifiés de « bidonvilles verticaux » par l’ancien maire de la commune, Claude Dilain. Des situations dont on n'a pris que récemment la mesure témoignent d’autres formes de mal-logement, plus diffuses : la précarité énergétique touche ainsi plus de 5 millions de ménages, et un effort financier excessif en concerne encore des millions.
Ce tableau permet de distinguer les multiples manifestations du mal-logement et permet d’en apprécier le degré de gravité. Le mal-logement apparaît ainsi comme un continuum plutôt que comme une simple addition de situations particulières. Chaque segment a des caractéristiques, des causes et des solutions propres, mais l’ensemble présente des traits similaires et des facteurs historiques communs. La crise du logement est due en effet à la conjugaison de causes qui affectent différemment les territoires et les populations : flambée des prix de l’immobilier, depuis 15 ans, déconnectée des revenus des catégories modestes et moyennes, pénurie de logements adaptés et financièrement accessibles dans les zones tendues, spécialisation croissante des territoires, étalement urbain et malthusianisme foncier.
Au bas de l’échelle sociale, ce système en crise produit des effets de plus en plus visibles aux abords des routes, dans les terrains vagues, dans les friches industrielles ou sous des échangeurs autoroutiers, dans les bois, dans les rues, sous des ponts ou dans des campings à l’année. D’autres réapparaissent de manière significative, dans les discours et les médias - « campements » ou « installations » - ressemblant à s’y méprendre, dans une moindre ampleur, aux bidonvilles que la France a connus particulièrement dans les années 1950-1960.
Au 31 mars 2015, la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal) recensait ainsi 19 600 personnes, dont près de 5 000 mineurs, vivant en bidonvilles sur 577 sites. Ces sites se répartissent, selon la terminologie officielle, à parité entre « grands squats » et « campements illicites », autant sur des terrains publics que privés. La moitié d’entre eux étaient occupés depuis moins d’un an. Un tel recensement, effectué depuis 2012, est un pas en avant dans la connaissance de cette forme extrême du mal-logement, mais cette photographie, de l’aveu même de la Dihal, ne rend pas totalement compte de l’ampleur du phénomène. Pareille méconnaissance est d’ailleurs le lot de nombreuses autres formes du mal-logement. Combien de personnes vivent au camping ? En squat ? Personne ne le sait vraiment. Le nombre de celles hébergées de façon contrainte par des tiers est estimé par l’Institut national de la statistique et de la science économique (Insee) à 411 000, à partir d’une enquête datant de… 2002. Jusqu’à une récente publication de l’Insee de 2014, le dernier recensement des personnes sans-domicile remontait à… 2001.
Comme dans bien d’autre cas, la collecte de données est rendue difficile par l’indifférence des pouvoirs publics, sinon par leur hostilité, réelle ou perçue, à l’égard des populations à comptabiliser. Dans le cas des bidonvilles, le recensement est fragilisé notamment par la politique de répression. Les expulsions et évacuations à répétition tendent à fragmenter les groupes et à les éloigner. Elles les poussent à se réfugier dans des endroits plus difficiles à repérer, les coupant du suivi social mené par la société civile ou les organismes publics. Cette politique est - cela a été démontré maintes fois - vouée à l’échec, puisqu’elle ne règle en rien cette situation de mal-logement. On peut juger qu’elle vise avant tout à disperser et invisibiliser ce « problème » des bidonvilles, en même temps qu’elle complique sa résorption réelle. Sans compter bien sûr les conséquences humaines et psychologiques qu’entraîne cette gestion désastreuse sur des personnes constamment sous pression, ni d’ailleurs les coûts financiers pour la puissance publique.
Les expulsions et évacuations à répétition tendent à fragmenter les groupes et à les éloigner. Elles les poussent à se réfugier dans des endroits plus difficiles à repérer, les coupant du suivi social.
À l’époque des grands bidonvilles des années 1950-1960, leur existence au cœur de la ville, notamment en banlieue parisienne, révélait déjà une crise du logement de grande ampleur. La guerre avait provoqué la démolition de près de 500 000 immeubles et de 1,5 million de logements. L’exode rural battait son plein, renforcé par l’afflux des personnes quittant l’Algérie après l’indépendance du pays. Les bidonvilles faisaient office de solution de repli pour des dizaines de milliers de personnes. Celles qui y étaient reléguées étaient catégorisées comme « Français musulmans d’Algérie », sans distinction. Leur accès au logement de droit commun s’en trouvait alors sévèrement réduit.
Le retour des bidonvilles en France s’explique de manière assez similaire, par l’analyse des migrations internes et externes, des discriminations de tous ordres et comme un des symptômes de la crise du logement. L’apparition médiatisée d’un bidonville de ressortissants roumains au Pont de Bezons au début des années 1990, comme d’autres à l’époque, était liée à la chute du mur et du régime Ceausescu en Roumanie. Mais on faisait alors l’impasse sur d’autres bidonvilles, à Cassis ou ailleurs, dont les habitants, travailleurs saisonniers réguliers pour certains (comme dans le « Gourbi » de Berre l’Étang), ne venaient pas de ces pays. Se créait progressivement une nouvelle attention médiatique, celle qui finira par se focaliser sur une catégorie désignée comme « Rom ». Mais ce sont bien les effets conjugués de la crise du logement et des difficultés d’accès au marché de l’emploi en France qui expliquent les difficultés des pouvoirs publics à proposer des solutions d’habitat ajustées aux besoins et aux ressources de chacun. Et c’est la stigmatisation croissante des habitants des bidonvilles par l’opinion publique, relayée par plusieurs responsables politiques, qui est à l’origine du manque de volonté des institutions pour affronter sérieusement leurs difficultés de logement.
Dans l’opinion, voire pour certains leaders politiques et même associatifs, ces bidonvilles seraient aujourd’hui peuplés uniformément de « Roms », pour désigner un groupe ethnique, par nature difficilement saisissable par les catégories administratives. Les uns, avec de bonnes intentions, soulignent cette commune appartenance pour dénoncer le mauvais traitement dont « les Roms » sont victimes, tandis que d’autres, à l’inverse, ethnicisent ces difficultés sociales pour exonérer l’État de ses propres responsabilités face à des populations qui « ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution », comme le disait en 2013 Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur. En réalité, cette catégorisation trompeuse englobe des situations diverses, empêche toute connaissance réelle d’une situation complexe et surtout crée une lecture réductrice, aux conséquences négatives, en contradiction avec un principe d’égalité en droits des personnes.
Personne ne choisit de vivre en bidonville, à la rue ou dans une installation de fortune. Aussi, le nombre de 20 000 personnes en bidonville doit être corrélé à celui des 700 000 personnes privées de domicile personnel évoqué ci-dessus. Les problématiques sont voisines, seules les solutions de repli mobilisées tant bien que mal par les personnes peuvent se différencier en fonction de leurs ressources et de leurs réseaux sociaux. Faute de logement de droit commun, certains trouveront refuge dans leur famille, d’autres chez des amis, certains dans leur voiture ou en camping, mais des populations plus marginalisées n’auront d’autre choix que d’élire domicile dans un bidonville ou à la rue.
Faute de logement, certains trouveront refuge dans leur famille, d’autres dans leur voiture ou en camping, mais des populations plus marginalisées n’auront d’autre choix que d’élire domicile dans un bidonville ou à la rue.
Qu’est-ce qu’un bidonville, si ce n’est une solution construite par ceux qui n’arrivent pas à accéder à un logement ? Une solution construite par des personnes liées au territoire où elles se trouvent, et non un simple objet de curiosité plus ou moins fantasmé, pour des populations spécifiques dont l’habitat en taudis correspondrait à un illusoire mode de vie.
À partir de projets menés sur le territoire national, nous constatons que les aspirations de ceux qui vivent en bidonville, à la rue, en squat, sont personnelles et non pas liées à des comportements homogènes attribués à telle ou telle communauté. Chacun a un projet de vie, de carrière professionnelle, de logement ou d’éducation différent. Comment enfermer leurs aspirations dans une formulation homogène ? Et en définir des schémas théoriques globaux ? Ce qui est « communautaire », c’est le regard porté sur ces personnes, et les actes discriminatoires qui en découlent.
La République française repose sur le principe d’égalité « en droits », complété par la Déclaration universelle des droits de l’homme qui défend l’égalité « en dignité et en droits » de « chacun » sans distinction communautaire ou culturelle. Et c’est pour ce « en dignité et en droits » que la Fondation Abbé Pierre interpelle et agit. Les habitants des bidonvilles, comme tous ceux qui construisent leur propre solution précaire, ont des droits et des aspirations à vivre de manière digne.
Pour sortir de la stérilité actuelle des discours, des dispositifs et des stratégies politiques, toute action devrait être inscrite dans le droit commun au regard de la précarité des personnes. Car la question principale posée par les habitants des bidonvilles est, finalement, celle de la grande précarité. La lutte contre les bidonvilles est une lutte contre le mal-logement, qui doit en reprendre les axes principaux : égalité des droits avec les autres citoyens, accès aux droits effectifs des personnes concernées, respect du droit au logement opposable pour les ménages qui y sont éligibles, lutte contre les discriminations, participation des habitants aux actions qui les concernent. Comme pour les ménages en impayés de loyer ou pour les squatters, la Fondation Abbé Pierre appelle à privilégier l’action le plus en amont possible, la prévention plutôt que l’expulsion. Celle-ci ne fait qu’aggraver et déplacer les problèmes, et qu’ajouter de la misère à la misère.
Comme pour les autres formes de mal-logement, la résorption des bidonvilles nécessite des solutions de relogement digne, fléchées vers ceux qui en ont le plus besoin. Car la construction de quelques milliers de logements très sociaux supplémentaires ne suffirait pas à résoudre le problème des 20 000 personnes en bidonville, si celles-ci restent discriminées dans leur accès au droit commun et « indésirables » pour bon nombre de riverains et élus locaux.
Le problème n’est pas seulement celui d’un accès au logement. Il touche à l’accès aux droits sociaux comme la scolarisation des enfants, la domiciliation administrative, le ramassage des ordures, qui sont intrinsèquement liés à la question du logement. Ainsi, l’accès à une solution de logement satisfaisante améliore celui à l’emploi. Symétriquement, la domiciliation administrative, la scolarisation ou l’emploi facilitent le relogement des habitants des bidonvilles.
Si le retour au droit commun et l’action contre le mal-logement sont impératifs, le court terme impose aussi d’améliorer, ici et maintenant, les conditions de vie en bidonville dans l’attente de solutions dignes. C’est à tous ces chantiers qu’il faut travailler simultanément, conformément à ce que prévoyait la circulaire interministérielle du 26 août 2012, et à la volonté affichée en 2014 par Cécile Duflot, alors ministre du Logement, « d’apporter des réponses structurelles » dans un pays « qui a les moyens de faire face à cette situation », annonçant un plan de résorption des bidonvilles confié à Adoma. Nous devons être attentifs à ce que cette volonté se traduise sur le terrain et améliore les conditions de vie concrètes des personnes. Car, derrière les dispositifs, c’est bien de personnes qu’il s’agit : celles-ci doivent être le point de départ et l’horizon de toute politique engagée contre les diverses formes de mal-logement.
S’agit-il de se battre contre certaines personnes en situation de précarité, ou contre les causes de la précarité ?
La question est celle du combat que nous voulons mener : s’agit-il de se battre contre certaines personnes en situation de précarité, ou contre les causes de la précarité ? Une résorption des bidonvilles respectueuse des droits et de la dignité des personnes suppose la mise à disposition des moyens nécessaires, mais doit, plus largement, être conduite en parallèle d’une action contre toutes les formes du mal-logement, au risque d’une réussite éphémère. Encadrer les loyers, réformer l’attribution des logements sociaux, financer des logements très sociaux, constituent autant d’outils de lutte, même indirects, pour la résorption des bidonvilles, comme pour celle des situations de mal-logement en général.
La résorption des bidonvilles des années 1960 s’est appuyée sur une palette d’interventions, certes imparfaites, de la cité de transit aux grands ensembles. Elle a surtout pu prendre appui sur une construction à grande échelle de logements de toutes sortes face à la pénurie, et sur un marché du travail dynamique offrant un emploi bien plus facilement qu’aujourd’hui. La situation a changé, des difficultés nouvelles sont apparues, mais la France de 2015 est sans doute deux à trois fois plus riche que celle d’alors. Renoncerait-on là où nos prédécesseurs avaient réussi à agir ?
C'est-à-dire une réticence des élus locaux à libérer des terrains destinés à accueillir de nouveaux habitants.
Françoise de Barros, « Les bidonvilles : entre politiques coloniales et guerre d’Algérie », Métropolitiques, 5 mars 2012. http://www.metropolitiques.eu/Les-bidonvilles-entre-politiques.html
Adoma est une filiale de la Caisse des dépôts créée en 1956 par les pouvoirs publics pour accueillir les travailleurs migrants. Au fil du temps, elle est devenue un acteur majeur de l'insertion par le logement (elle héberge plus de 71 000 personnes - jeunes en insertion, travailleurs précaires, bénéficiaires de minima sociaux, travailleurs migrants, familles monoparentales...) [NLDR].