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Dossier : Bidonvilles : sortir du déni

Le platz des Roms

© Amen Allah Cheikh Amor, 2014
© Amen Allah Cheikh Amor, 2014

Des baraques à bas coût faciles à installer, un voisinage constitué au gré des rencontres, une vie économique propre, une organisation sociale hiérarchisée… Une équipe de chercheurs a mené l’enquête dans plusieurs platz d’Île-de-France, ces bidonvilles habités par des Roms, pour restituer leur quotidien.


Résurgence contemporaine d’anciennes formes d’habiter, le bidonville rom s’inscrit au grand dam du pouvoir au sein des métropoles modernes. Ce bidonville, les Roms l’appellent le platz en utilisant, par un détour historique très Mittel Europa, le terme employé par les ashkénazes dans les années trente pour désigner le quartier juif du Marais.

Il est d’usage de parler de territoires de relégation, de ghetto, insistant ainsi sur la domination, la répression et la discrimination dont font l’objet ces lieux et leurs habitants. Toutefois, aussi vrai que soit ce constat politique, il ne reflète pas la complexité de la vie d’un platz, qui, avant d’être le fruit et l’objet d’une politique de répression, est un quotidien partagé par ses habitants. Quotidien que nous nous proposons de reconstruire à travers l’enquête menée par l’équipe de recherche MigRom en 2013 et 2014 au sein de plusieurs platzs de la région parisienne (le platz de Wissous dans l’Essonne, le Samaritain à La Courneuve, le Hanul à Saint-Denis, le Mont-d’Est à Noisy-le-Grand).

40 € la baraque

Construit sur un terrain occupé illégalement, souvent au sein d’un interstice ou d’un délaissé urbain, le platz est d’abord un assemblage de baraques qui sont vécues par les habitants comme autant de foyers. Les baraques font en moyenne 9 m2, elles sont généralement constituées d’une pièce unique, avec un coin cuisine (parfois à l’extérieur), et, souvent, un poêle fait avec d'un bidon ou de briques de terre. Sur un lit double s’empilent plusieurs matelas pendant la journée. Le soir, les matelas prendront tout l’espace et permettront à l’ensemble de la famille d’avoir un couchage.

Les baraques sont entièrement fabriquées en matériaux de récupération. Sur le platz du Samaritain, pour construire les baraques, quatre poteaux sont fichés dans le sol sur lesquels sont posées deux pannes sablières, décalées pour donner une faible pente descendant vers la rue à la toiture en bois, étanchéifiée avec du linoleum. L’enveloppe est faite de bois avec des fenêtres de récupération. Les murs sont recouverts de tissus et de moquette pour améliorer l’isolation et rendre l’intérieur plus chaleureux. Cette méthode de construction se retrouve dans beaucoup de platz, avec des différences « régionales » : les baraques des familles venant de la région de Craiova ont un pignon sur la rue avec un toit à double pente qui leur donne un faux air de chalet suisse. Il s’agit d’une architecture d’une grande efficacité : les baraques peuvent être montées en une journée et pour un coût réduit (environ 40 euros). Le roulement des évacuations-réinstallations, plusieurs fois par an, rend obligatoire cette efficacité. Les six ans d’ancienneté du platz du Samaritain ont toutefois permis aux familles de s’approprier pleinement leur baraque : le soin apporté aux intérieurs en témoigne. Les baraques sont l’espace privé de chaque famille, elles sont fermées à clé en cas d’absence, on frappe à la porte avant d’entrer. Elles sont néanmoins peu étanches à la vie des voisins, on se parle à travers les cloisons, on attend que cesse une dispute de couple. L’expérience du platz est ici la même que celle vécue dans les bidonvilles français des années 1960.

Les six ans d’ancienneté du platz du Samaritain ont permis aux familles de s’approprier pleinement leur baraque : le soin apporté aux intérieurs en témoigne.

Entre la rue (de quelques mètres de large) et la baraque, un seuil appartient à la fois à l’espace privé (on y dépose ses affaires) et à l’espace public (visible de tous, en continu avec la rue). Dans cet espace se nouent de nombreuses relations de voisinage : assis devant la porte, on s’invite pour un café, on discute avec les passants. Cette cohabitation est relationnelle : sur le platz de Wissous les baraques étaient organisées par rues familiales, au Hanul par villes d’origine. La cohabitation est également organisationnelle : sur le platz du Samaritain, les baraques sont regroupées par « quartier » de dix foyers, qui possèdent en commun un groupe électrogène et qui se cotisent pour payer le diesel.

De platz en platz

C’est en France que l’on trouve souvent les origines réelles des communautés d’habitation. La très grande majorité des interviewés ont connu plusieurs expulsions dans les années précédentes. Les personnes rencontrées sur le même terrain ont vécu l’évacuation de différents bidonvilles. Ainsi, au Samaritain, les habitants viennent de nombreux villages différents de l’Ouest de la Roumanie, ils se réclament de groupes Roms différents (Lingurar, Romungur, Kalderash, Cuirari, Patrinari…), mais ils se sont rencontrés dans les bidonvilles français au gré des reconfigurations.

Au Samaritain, nous avons demandé à onze chefs de famille à quel endroit ils avaient connu T., le futur chef de platz. Le grand bidonville de Saint-Ouen, évacué en 2005 et qui a regroupé jusqu’à 1 000 personnes, est cité trois fois parmi les réponses. Parmi les autres lieux d’interconnaissance évoqués, les bidonvilles d’Aubervilliers, évacués en 2007, ou ceux de Saint-Denis, au début des années 2000. Le bidonville du Samaritain, une fois installé, a ensuite attiré d’autres familles croisées dans le cadre de la pratique pentecôtiste ou au pays.

Les évacuations répétées ont entraîné des reconfigurations de bidonvilles, les familles s’étant réinstallées au gré des possibilités et non suivant une nomenclature communautaire stricte (villageoise, ethnique). Si on prend le cas du platz du Samaritain, T. a laissé s’installer des personnes qu’il a connues au cours de la migration autant qu’au pays. Cette situation est-elle spécifique ? Le platz des Roms de Wissous était beaucoup plus homogène : la communauté d’habitation ne recouvrait que deux communautés villageoises proches ; au Hanul, à l’inverse, nous retrouvions des Roms de toute la Roumanie.

Les évacuations répétées ont entraîné des reconfigurations de bidonvilles, les familles s’étant réinstallées au gré des possibilités.

Platz du marché

Le platz est un marché au sens premier, un lieu d’échange, notamment économique. Au Samaritain, devant l’église, quelques tables sont autant de stands d’échange : des gadjé (roumains) passent environ une fois par semaine avec divers produits (shampoings, rasoirs, chocolats, gâteaux…); les Roms du platz vendent au gré des opportunités (don alimentaire, produits périmés du jour) de la nourriture au même endroit. Sans être prohibitifs, les prix ne sont pas cassés, mais « comme cela on n’a pas besoin d’aller jusqu’au Liddle ». Deux Romni d’un autre platz passent de baraque en baraque, elles proposent des jupes et des t-shirts avec des strass « I love Paris ». De temps en temps, diverses « spécialités » roumaines comme du chou, des saucisses, des gâteaux arrivent à l’occasion d’un retour de Roumanie. Le marché n’est pas vraiment spécialisé, il est ouvert aux opportunités de vente de chacun. À Wissous et au Hanul existaient de véritables « épiceries » où l’on trouvait de l’eau, des boissons, du pain, des cigarettes, des conserves…

Après plusieurs années de cohabitation, les habitants dépassent les prises de contacts usuelles entre voisins pour arriver à des relations plus étroites. Calin explique ainsi qu’ « ici on ne voit pas des Roms qui parlent mal, ici quand je me lève je vais saluer mes voisins, et tous les Roms quand ils se voient se disent “te aves baxtalo mirro phral”, les choses changent en bien ». Plusieurs interviewés citent ainsi le même proverbe : « Un Gadjo peut vivre au sein des Roms mais pas un Rom au sein des Gadjé. » L’utilisation de ce proverbe dans le contexte de conversations à propos de la vie commune sur le platz montre comment cette organisation habitative offre un sentiment de sécurité physique mais également de sécurité symbolique et renforce l’appartenance romani. Ce sentiment est particulièrement fort quant à l’éducation des enfants, car le platz est un espace fermé hautement socialisé, surveillé par un regard collectif des adultes où les enfants sont assez libres d’aller et venir et de jouer. À partir de dix ans environ, les enfants peuvent découvrir la ville de leurs propres ailes. Dans quelle mesure cet espace fermé et commun est-il déterminant pour la reproduction d’un groupe – un groupe qui n’existait pas il y a quelques années ? Les adolescents qui entrent dans l’âge adulte vont-ils privilégier les amitiés de platz (mariage, business, etc.) aux liens communautaires préexistants ?

Chef de platz

À l’exception de petits terrains familiaux regroupant moins de 30 personnes, tous les platz que nous avons fréquentés étaient régis par un « chef de platz ». Cette appellation recouvre toutefois des réalités différentes. Au Samaritain, le rôle de T. est multiple : il est l’interlocuteur des gens de l’extérieur pour les décisions qui concernent tout le terrain, comme le fait d’engager un avocat lors des procédures d’expulsion. Il gère et décide pour un certain nombre de questions relatives au quotidien : stationnement des voitures, gestion des poubelles, surveillance du platz la nuit … Dans le discours des habitants, T. est chef car c’est lui qui a « ouvert » le platz : il l’a trouvé, a évité l’expulsion immédiate, il est un pionnier. Cependant cela ne suffit pas, « le terrain ne lui appartient pas » et « il faut pas qu’il en fasse trop » rapporte un homme à la suite d’une colère de T. à propos du parking des voitures devant les poubelles. Qu’il soit apprécié ou critiqué, c’est son verbe qui est mis en avant par nos interlocuteurs : « Il est intelligent, il parle bien avec tout le monde y compris les Français », « Sil est là, c’est qu’il est le plus grand des menteurs ». Il dispose du pouvoir d’expulser une famille : « Le mari de ma sœur buvait, il était violent, je leur ai demandé de partir ». Mais son pouvoir s’arrête au seuil du platz. Il ne s’agit en aucun cas d’un chef « traditionnel » rom. Il est ici dans une position pré-politique issue de la convergence de légitimités non-politiques (sa position de pionnier, sa maîtrise de la parole). Cette position pourrait devenir strictement politique, si elle s’intégrait comme relais communautaire au sein de la sphère politique.

Afin d’assurer le fonctionnement matériel de la communauté, T. demande une contribution à chaque foyer afin de payer deux personnes qui font des rondes la nuit contre les intrusions et pour prévenir les incendies, et une personne chargée de nettoyer les toilettes. Cette contribution entraîne de nombreux griefs : les toilettes sont mal nettoyées, il n’est pas nécessaire de payer les veilleurs, le chef de platz prend une commission trop importante sur le pot commun… Mais tant bien que mal cette organisation tient depuis six ans. Le modèle de pouvoir de T. est ainsi fondé sur une contribution en échange de services (d’intermédiaire culturel notamment). D’autres chefs de platz ont d’autres modèles. C. est également un « pionnier », il repère et ouvre les terrains, qu’il stabilise par sa connaissance du système légal, par exemple en commandant une pizza à l’adresse puis en attendant 48 heures, soit le délai d’expulsion immédiate, ou en récupérant une attestation de présence d’une association de soutien, puis il « revend » des lots à des familles qui cherchent à s’installer. Un dernier modèle de domination économique observé est le monopole du « chef de platz-épicier » sur certains produits. D., qui interdit les jeux d’argent ailleurs que dans son bar, ou G., qui s’est octroyé le monopole de la revente des cigarettes et de l’alcool, reproduisent étonnamment les secteurs économiques classiquement sous contrôle maximal de l’État.

Une porte d’entrée sur la ville

Le platz est un réseau relationnel et une organisation. C’est également, par son implantation urbaine, la base de l’accès à la ville, à son réseau de transport, à ses ressources financières et sociales. Le platz du Samaritain est situé dans un espace vide dans une zone industrielle de la Courneuve, le long d’une voie ferrée, ce qui lui assure une relative invisibilité et évite les ennuis avec les voisins. Toutefois il est à moins de cinq minutes du tramway qui dessert toute la banlieue nord et à quinze minutes du RER B qui donne accès à Paris en quelques minutes. Coincé entre une zone agricole et l’aéroport d’Orly, le platz de Wissous (comme celui de Noisy-le-Grand) était à trente minutes à pied du RER ; le Hanul était accessible en métro…

Le platz est un réseau relationnel et une organisation. C’est également la base de l’accès à la ville et à ses ressources.

Les possibilités d’être en relation facile avec d’autres Roms, avec les lieux de vente de ferrailles, de mendicité, avec des Français connus au hasard des rencontres constituent autant de ressources qu’offre la ville et que ne permettait pas l’horizon du village roumain. En ce sens, le platz et ses habitants sont compris dans un réseau de réseaux, qui est la définition même de la vie urbaine. Chacun peut dès lors tirer un maximum de profit de ses réseaux propres et le platz offre un véritable « droit à la ville » à ses habitants, pour une première et réelle intégration.

 


Le terme renvoie simplement au sujet de cette étude : il s’agit de Roms qui habitent dans des bidonvilles français, sans que leurs pratiques soient spécifiques par rapport aux « bidonvilles portugais » du passé par exemple.

MigRom, "Dealing with diversity and cohesion : the case of the Roma in the European Union", un projet financé par le 7e programme-cadre de l'Union européenne (GA319901).

Plus ancien bidonville de France lors de la rédaction de cet article, le platz du Samaritain a été évacué le 27 août 2015.

Cf. Colette Pétonnet et Catherine Choron-Baix, On est tous dans le brouillard, Essai d’ethnologie urbaine, Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), 2012.

Ulf Hannerz, Explorer la ville : éléments d’anthropologie urbaine, Éditions de minuit, 1983 (trad. de l'anglais par Isaac Joseph).

Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, 1968.

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