Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Dans les années 1960, 75 000 personnes vivaient en bidonvilles en France et ATD Quart-Monde rendait compte de leur quotidien dans la revue Igloos. En janvier 2014, 19 200 personnes étaient dénombrés dans 429 « campements illicites » sur le territoire métropolitain. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) rendait un avis sur le respect de leurs droits. Relus ensemble, replacés face à face, ces textes et leurs constats révèlent de troublants échos.
« L’objectif de résorption des bidonvilles a été rempli une première fois dans les années 1970. Certes, cela ne s’est pas fait en un jour. Mais les résultats furent là. Or le climat de racisme et de violence anti-immigrés qui régnait à l’époque n’avait rien à envier à celui qui sévit aujourd’hui, et la taille des bidonvilles était alors sans commune mesure avec celle des bidonvilles d’aujourd’hui. C’est donc bien la volonté politique d’agir qui a permis l’éradication de ces bidonvilles… ». CNCDH, Avis sur le respect des droits fondamentaux des populations vivant en bidonvilles, 20 novembre 2014.
1968. Mardi 9 janvier, le bidonville de La Campa offre au regard une vision apocalyptique : à un rythme d’enfer, voitures, roulottes baraques sont broyées, englouties par les bulldozers et livrées aux flammes dans un bruit d’explosion, de concassage, de coups de maillet, de bris de verre et de feu crépitant. Bien souvent elles contiennent toute la fortune des délogés. Ceux-ci n’ont pas eu le temps de préparer leur déménagement car les cars de police sont arrivés 24 heures plus tôt que prévu…. Injonctions brèves et sans répliques des forces de l’ordre, vaines protestations, cris et pleurs de couples que l’on veut séparer… voitures d’enfants chargées de matelas, meubles, objets hétéroclites transportés en toute hâte vers un quartier déjà évacué par d’autres et moins menacé dans l’immédiat1.
2014. « Les évacuations de bidonvilles se succèdent à un rythme jamais atteint sur l’ensemble du territoire. (…) Les évacuations forcées contraignent ces personnes à l’errance et rendent impossible l’accès aux droits fondamentaux. (…) On ne peut accepter que des familles soient chassées de leur lieu de vie sans solution, et qu’elles se trouvent contraintes à s’installer ailleurs, dans des conditions qui ne sont pas meilleures, voire pires… (…) L’absence de solution de relogement stable après évacuation rend inéluctable l’installation de nouveaux bidonvilles.2 »
Ce bulldozer qui serait suivi de tant d’autres signifiait pour les familles non pas la fin de la misère, mais le début de la violence ouverte.
1961. Dans le petit bidonville de Saint-Denis, les femmes vaquaient à leurs besognes, les hommes étaient partis au travail quand surgit un bulldozer. C’était peut-être le premier car il fut un temps où l’on vivait plus oublié mais aussi plus tranquille en bidonville. C’était avant que Paris n’accélère son extension. Ce premier bulldozer qui serait suivi de tant d’autres signifiait pour ces familles espagnoles, portugaises et françaises, non pas la fin de la misère, mais le début de la violence ouverte. « Amenez-vous avec vos hardes, il faut libérer le terrain, nous allons construire des logements ici. » Quelques mères de famille pendant un court instant auront un espoir fou : « Ce sera pour nous ? »
2014. « La CNCDH souhaite se faire l’écho de pratiques policières, parfois violentes et discriminatoires à l’endroit des populations vivant en bidonvilles. Des témoignages de terrain relèvent ainsi certaines formes de ce que l’on pourrait qualifier de non-assistance à personne en danger, l’absence de transparence relative aux enquêtes menées sur des suspects d’attaques ou menaces racistes, ou encore des manifestations de harcèlement, d’intimidation, la confiscation des effets personnels et la destruction des tentes ou abris de fortune. »
1961. Bien qu’il gèle à pierre fendre, une longue file d’hommes fait la queue inlassablement devant les cars de police où sont installés les représentants des autorités. Ils espèrent obtenir un bon de relogement. On ne leur propose que l’hébergement en foyer d’hommes ou de femmes. « Nous préférons vivre dehors sur la glace que d’être séparés ».
2014. « … Force est donc de constater que les services de l’État sont souvent défaillants lorsqu’il s’agit de mettre en place un dispositif d’accompagnement des familles garantissant, au minimum, un hébergement provisoire. Les solutions de relogement ne sont pas systématiques et ne sont pas offertes à la totalité des occupants des bidonvilles. Cette politique de sélection arbitraire, injuste et incompréhensible pour les populations concernées comporte un grand risque de monter les personnes les unes contre les autres. Lorsqu’elles existent, ces solutions sont le plus souvent inadaptées : la durée d’accueil dans des hébergements d’urgence ou dans des hôtels est très courte (de deux à trois jours), et il est souvent proposé de séparer les familles en hébergeant prioritairement les femmes et les enfants en bas âge. Les hébergements peuvent être situés loin des lieux de vie et des lieux de scolarisations des enfants ».
1961. Il y eut tout d’abord la violence des conditions matérielles imposées. Le canal débordait chaque année et inondait le bas du terrain. Les autorités locales n’avaient pas les moyens de prévenir ce désastre. Il y eut les rats et le manque d’eau, il y eut les ordures et les détritus qui envahissaient le terrain. Car comment évacuer les déchets quand on ne dispose d’aucune installation sanitaire ni d’aucun service de voierie.
2014. « … Placées en situation de grande précarité, ces populations sont contraintes à survivre dans des lieux inadéquats et indignes, tels que des bidonvilles ou des squats insalubres, voire dans la rue, sans accès à l’eau ou à l’électricité, avec des conséquences néfastes pour leur santé et leur sécurité. Ces installations, qualifiées de « campements illicites » par les pouvoirs publics, constituent des occupations par défaut, conséquence du manque d’hébergements et de logements accessibles aux personnes à très faible revenu et aux blocages administratifs à l’entrée dans les hébergements sociaux. (…) Aux conditions de vie précaires en bidonvilles, souvent dépourvus de points d’eau, de sanitaires et de ramassage des ordures, s’ajoutent les conséquences des évacuations répétées. La politique gouvernementale d’évacuation entraîne la détérioration des conditions de vie, la rupture du processus d’intégration et de soins, l’exposition à des facteurs de risque. Les expulsions contraignent les familles à se cacher, les rendant inaccessibles aux associations et aux services de santé publique, sans compter l’impact psychologique et parfois même physique des opérations policières. Elles peuvent entraîner des ruptures de soins et de suivi médical, la perte de traitements et de documents médicaux ».
1961. Le feu ravageait cabanes et roulottes sans que jamais les pompiers n’arrivent à temps. Les familles sinistrées avaient normalement droit au relogement. Pourtant que de démarches fallut-il faire pour que ce droit soit respecté. Un comité fut élu par l’ensemble de la population. Il devait défendre les intérêts de tous et son premier souci fut celui du relogement. Que de fois des hommes furent humiliés. On les fit attendre en vain dans les antichambres, on leur coupa la parole dans les réunions. Plusieurs instances refusèrent le principe même d’un dialogue avec les habitants d’un bidonville.
2014. « L’avis des occupants des bidonvilles n’est que très rarement pris en compte. Les propositions de relogement et d’accompagnement social ne sont pas systématiquement faites, ni mises en œuvre, ni même transmises aux personnes concernées. Si des consignes existent pour établir des diagnostics individualisés, ceux-ci relèvent plus souvent de l’alibi pour les autorités, dans le seul but d’évacuer de force les terrains sans réelle volonté d’insertion des populations. (… ) Compte-tenu de la complexité et de la diversité des projets, la représentation des occupants des bidonvilles au sein de ces comités et des associations est essentielle… »
1961. Quand on a le bidonville pour univers, on apprend très jeune qu’on n’a pas droit à ce qui est sûr et familier. Même la plus humble baraque risque d’être démolie sous vos yeux demain, et le chemin qui avait guidé vos pas vers l’école le matin a disparu le soir dans le terrain labouré par les grues et les bulldozers.
2014. « Le sort de ces enfants, plus vulnérables parmi les vulnérables, a de quoi inquiéter, alors que leurs droits les plus fondamentaux sont régulièrement, volontairement, voire même systémiquement, bafoués. (…) Les évacuations entraînent le plus souvent un éloignement du lieu de scolarisation, une interruption de la scolarisation et, in fine, un parcours scolaire chaotique, sans compter l’impact psychologique sur ces enfants… »
Quand on a le bidonville pour univers, on apprend très jeune qu’on n’a pas droit à ce qui est sûr et familier.
1961. Les premiers mois furent ceux de la lutte pour l’enseignement. Les enfants ont-ils oublié aujourd’hui le jour où, radieux, ils partirent enfin en classe ? Ils étaient inscrits, ils avaient leur cartable, ils étaient comme tout le monde. Mais arrivés là bas, dans la cour, les portes se fermèrent à nouveau devant eux et ils restèrent dehors, debout, toute une matinée, à attendre qu’on leur ouvre enfin. Grâce à un inspecteur de l’éducation nationale qui ne cessa jamais de se soucier de ces enfants exclus, ils finirent par être admis… Après l’admission à l’école, la voie fut ouverte à la découverte d’une autre exclusion, plus fondamentale et plus difficile à combattre. Aucun instituteur ne demeure insensible à l’appel d’un enfant de bidonville qui demande à être instruit. Mais que peut- il faire si le contenu, les moyens et les méthodes mêmes de l’enseignement ne tiennent plus compte des besoins de cet enfant ? (…) Alors on le garde là au fond de la classe où il n’arrive pas à suivre les autres et où son intelligence se développe mal. N’est ce pas une des pires violences que celle faite à ces enfants des lieux de misère et qui les enchaînera implacablement pour toute une vie d’homme ?
2014. « Des dispositifs d’accueil spécifiques existent bien mais en nombre insuffisant pour répondre à la demande. Cette situation de saturation entraîne des délais d’attente d’inscription et d’affectation des enfants vivant en bidonvilles, des affectations dans des classes inadaptées qui ne leur permettent pas d’apprendre dans de bonnes conditions, risquent de les rendre responsables d’en perturber le fonctionnement et d’attiser, voire conforter le rejet dont ils sont déjà victimes. ».
1961. Leur reprochera-t-on demain d’être sales de ne pas envoyer leurs enfants à l’école, de ne pas respecter l’autorité ? Que connaissent-ils de l’autorité sauf cette violence qui les poursuit jusque dans leurs recoins les plus boueux et les plus malsains ? (…) La population dans son ensemble paraît devenir de plus en plus suspecte. Les forces de l’ordre viennent sur les lieux bien plus souvent que dans n’importe quel quartier ouvrier moins défavorisé. Il semblerait y avoir de multiples raisons de pénétrer dans les foyers, pour contrôler, pour inspecter, pour détruire les baraques, pour chercher un voleur ou emmener un violent. Il est vrai que des voleurs ou des violents il y en a dans le bidonville. Comment en serait-il autrement ? Seulement pourquoi la police refuse-t-elle son aide en cas de délits vraiment graves ? Dans ces conditions générales, une population entière se sent en permanence suspecte, menacée, placer sous un régime spéciale fait pour l’opprimer. Elle finit par voir de l’oppression partout : quand un enfant est grondé à l’école, quand la police vient pour un vrai méfait, quand la mairie refuse une allocation chômage pour des raisons légitimes. C’est la respiration même du bidonville qui devient méfiance, crainte, accusation du monde extérieur.
Que connaissent-ils de l’autorité sauf cette violence qui les poursuit jusque dans leurs recoins les plus boueux ?
2014. « La visibilité de certains bidonvilles insalubres ou les cas de mendicité dans les espaces publics contribuent à faciliter l’association systématique des Roms à la précarité et aux troubles au voisinage… Ce misérabilisme se traduit par des préjugés sur la représentation des Roms comme voleurs, exploiteurs d’enfants, bénéficiaires abusifs des aides sociales, ou vivant par choix dans l’insalubrité ».
1961. Des hommes, des femmes méconnaissables, errant, fuient comme des bêtes traquées, crient leur angoisse : « Mais c’est la guerre, c’est comme pendant la guerre. Faut- il revivre cette horreur ? Pourquoi nous traite-t-on comme ça ? Nous ne sommes pas des chiens. Qu’est-ce qu’on leur a fait ? ». « Ferme ta gueule et rentre chez toi », s’est entendu dire une jeune femme enceinte.
2014. « L’étude qualitative menée pour l’édition 2013 du rapport sur la lutte contre le racisme rapporte des propos extrêmement agressifs à l’encontre des Roms, pouvant aller jusqu’au déni d’humanité. L’étude relève ainsi certains propos tels que "Je ne suis pas raciste, mais je ne veux plus voir les Roms. C’est de la vermine. […] Je donne à manger à leurs chiens, pas aux Roms". »
1966, deux ans après la loi Debré4. « Demain, nous disait-on, ce sera la résorption. La loi Debré sera appliquée et tous seront relogés. Pourtant lorsque parut la liste officielle des premiers bidonvilles à résorber, « la Campa » n’y figurait pas. Il y avait plus de douze ans que le bidonville existait. La loi Debré dans l’esprit de son auteur concernait tous les habitants des bidonvilles. Pour ceux qui l’appliquent, elle n’est faite que pour les plus intéressants. Les foyers les plus miséreux en sont exclus ».
2014. « Alors que l’année 2012 avait suscité un regain d’espoir quant au respect des droits fondamentaux des populations vivant en bidonvilles, illustré notamment par la circulaire interministérielle du 26 août 20125, il est nécessaire de constater deux ans après que l’on est encore très loin du "traitement égal et digne de toute personne en situation de détresse sociale" appelé dans son préambule… »
1966. Ce qui désarçonne, c’est l’esprit qui paraît animer la plupart des démarches. Elles prennent souvent la forme de mesures policières pour maintenir l’ordre, plutôt que pour réparer l’injustice faite à une population longtemps bafouée .
2014. « Si le volet répressif de la circulaire – consistant à faire exécuter avec le concours de la force publique le commandement de quitter les lieux – semble être appliqué à la lettre, le volet insertion est rarement respecté, ou de manière insuffisante. Dans les faits, les évacuations de bidonvilles sans solution pérenne de relogement et d’accompagnement se sont multipliées en France depuis son entrée en vigueur ».
Si le volet répressif de la circulaire semble être appliqué à la lettre, le volet insertion est rarement respecté.
1966. Ne pas demander l’avis de ceux qu’on va emmener, faire peser l’autorité pour qu’ils se plient à ce qu’on a décidé pour eux paraît être le principe de base. Ne pas les avertir à temps, ne pas leur laisser le temps de se préparer (ni peut-être de chercher leur salut ailleurs), semble la principale ligne de conduite. (…) Si l’on venait pour arrêter et mener en prison, on n’agirait pas autrement.
2014. « Les occupants des bidonvilles perdent fréquemment leurs biens et leurs documents administratifs au cours de ces opérations. Réalisées le plus souvent de manière expéditive, les évacuations interrompent les parcours scolaires et médicaux avec des conséquences parfois dramatiques ».
1966. Si tous les bidonvilles ne peuvent être résorbés en même temps, attaquons-nous aux lieux les plus misérables et aménageons en attendant tant soit peu les bidonvilles où les conditions sont les moins mauvaises. Qu’il soit permis à ces enfants et à ces parents de ne plus vivre dans la frayeur des bulldozers et des incendies, dans la hantise de la boue malodorante et des rats. Tout habitant d’un bidonville a droit à la sauvegarde de la vie, à des conditions matérielles décentes, à la culture et au savoir, à l’autonomie personnelle et à la liberté de son groupe.
2014. « À défaut de solution de relogement immédiatement disponible, ou pendant le laps de temps nécessaire à la réalisation d’un travail d’accompagnement et d’insertion serein et efficace, il convient de chercher à améliorer les conditions de vie des personnes le temps de l’accompagnement dans le droit commun, en garantissant, comme à l’ensemble de nos concitoyens, les droits fondamentaux, eux-mêmes conditionnés à l’accès aux services essentiels : accès à l’eau potable et aux sanitaires, ramassage des ordures, raccordement au réseau électrique6. Cette phase de sécurisation et de viabilisation des bidonvilles doit être nécessairement transitoire, la plus courte possible et d’ultime recours. Elle suppose l’arrêt des procédures d’évacuation administratives et le respect par les collectivités locales d’un certain nombre d’obligations légales. »
1968. La nation était- elle prête à payer le prix de cette loi Debré ? Payer le prix, ce n’est pas cette résorption à la petite semaine. Il est encore possible de préconiser des solutions globales. Celles-ci ne coûteraient pas plus cher en espèces mais bien en intelligence, en qualité de cœur et d’imagination, en connaissance des populations bénéficiaires. Au lieu de morceler nos efforts en petites opérations en fin de compte fort coûteuses, nous pourrions faire disparaître successivement des bidonvilles entiers. La résorption d’un bidonville peut être une réussite pour chacun à cette double condition : que tous se sachent également concernés et pris en considération.
2014. « Il est temps de mettre en œuvre une politique publique ambitieuse en direction des populations des bidonvilles, pour garantir leur statut de citoyens à part entière, en France, où, malgré des années de vie dans des conditions indignes, ils ont enraciné leur vie et celles de leurs enfants. »
1 Tous les extraits en italique sont extraits de la revue Igloos d'ATD-Quart Monde, entre 1961 et 1968.
2 Tous les extraits de 2014 sont issus de l'Avis sur le respect des droits fondamentaux des populations vivant en bidonvilles de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, 20 novembre 2014.
4 Loi n° 64-1229 du 14 décembre 1964 tendant à faciliter aux fins de reconstruction ou d'aménagement, l'expropriation des terrains sur lesquels sont édifiés des locaux d'habitation insalubres et irrécupérables, communément appelés "bidonvilles".
5 Circulaire interministérielle du 26 août 2012 relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites.
6 La Charte pour le respect des droits et la dignité des occupants de terrain qui rappelle les réglementations en vigueur souligne dans son article 6 que « Nul ne peut se voir refuser l’accès à l’eau, à l’électricité et au ramassage des déchets ménagers. Il appartient aux pouvoirs publics de tout mettre en œuvre pour faire respecter ces droits ».