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Dossier : Bidonvilles : sortir du déni

Zone, bidonvilles, campements : une histoire parisienne (1850-2015)

Abeille 2 - St Ouen - Vue générale - Vue des Fortifications
Abeille 2 - St Ouen - Vue générale - Vue des Fortifications

Les « campements illicites » de nos villes ne datent pas d'hier. Héritiers d'une longue histoire de l'habitat précaire auto-construit, ils découlent des mêmes dynamiques et suscitent les mêmes discours qu'il y a un siècle. À un détail près : les moyens consacrés au relogement de leurs habitants sont, désormais, bien moins ambitieux.


Deux figures majeures de l’habitat précaire ont précédé les « campements de Roms » sur les mêmes territoires : la Zone et les bidonvilles des années 1950-1960. Bien entendu, des taudis ont existé avant et entre ces « phénomènes ». Mais on se concentrera ici sur une forme particulière d’habitat de faible qualité, délimitée selon deux critères : l’auto-construction (principalement au moyen de matériaux récupérés) et l’occupation de parcelles non prévues pour l’habitation1. Car ces territoires ne sont pas intégrés aux « commodités urbaines » (réseau d’assainissement, électrique, accès à l’eau, etc.) et, ipso facto, leurs occupants sont perçus comme des « envahisseurs » (ils n’ont pas à être ), en dehors même de leur origine ou de toute considération juridique. L’existence de ces constructions et de leurs habitants devient un problème public particulier si et seulement si il y a planification urbaine, c’est-à-dire une volonté politique et des outils juridiques et institutionnels visant à (ré)organiser globalement la ville. Davantage qu’une forme spécifique d’habitat, les bidonvilles sont une « catégorie de l’intervention publique sur le tissu urbain »2.

Le trait commun aux trois périodes que l’on abordera ici, c’est que ces constructions deviennent intolérables en raison même des politiques publiques qui ont contribué à leur pérennisation. Resituer les « campements de Roms » dans une généalogie au long cours permet ainsi de saisir une remarquable permanence sur trois plans indissociables : permanence des dynamiques urbaines et économiques entraînant le développement de ce type d’habitat, permanence de la perception des occupants de tels lieux par les autorités et, enfin, permanence des dispositifs visant à les « éradiquer ».

La Zone : 1880-1920

Entre 1840 et 1860, Paris prend la forme que nous lui connaissons : Adolphe Thiers, président du Conseil, approuve en 1840 la création d’une enceinte fortifiée sur une bande située entre les actuels boulevards des maréchaux et le boulevard périphérique. La construction en est achevée en 1844. En 1860, la Ville de Paris a définitivement annexé l’ensemble des communes (Auteuil, Belleville, Batignolles-Monceau, Charonne, Grenelle, Montmartre, Passy, Vaugirard et La Villette) à l’intérieur de la nouvelle enceinte. À cette reconfiguration (et solidification) des contours de la ville s’ajoute, à partir de 1853, une profonde restructuration interne, avec le lancement des grands travaux haussmanniens. L’ensemble de ces métamorphoses engendrera le retour d’une partie des classes aisées au centre de la capitale et l’éloignement des populations les plus défavorisées aux marges de la ville, consacrant l’entrée de Paris dans la « modernité capitaliste »3. À partir de la fin des années 1870, alors que les fortifications sont progressivement abandonnées et démantelées, s’installe à leurs abords une partie du petit peuple parisien. Cette « Zone », une bande de terrains non constructibles de plus de 770 hectares entourant la capitale, fait partie du dispositif de défense des « fortifs » (un glacis de 250 mètres de large en avant de la ligne de fortification). Des refoulés de Paris intra-muros y construisent leur habitat aux côtés d’autres populations précaires montées à la capitale pour y travailler (notamment pour les grands chantiers de renouvellement urbain…) ou en raison de l’exode rural4. Le nombre de ces « zoniers » est estimé à 40 000 au début du XXe siècle.

S’il existe dès les années 1880 des projets de réhabilitation, la Zone demeure livrée à elle-même pendant près d’une vingtaine d’années. Aux yeux des élites, elle incarne la misère, le crime et la déchéance morale que l’urbanisme hygiéniste œuvre à éradiquer. La population des « zoniers » est cependant loin d’être homogène : les prostituées, les « apaches » (bandes de jeunes voyous des années 1900), les chiffonniers et autres « Bohémiens » qui font alors la Une des journaux ne constituent qu’une petite minorité. On y rencontre avant tout des ouvriers et des employés de maison, mais aussi des commerçants et quelques chefs d’entreprise5 et, enfin, toute une population de passage profitant aux beaux jours de ces vestiges de campagne contigus à Paris. L’aspect des constructions est très variable selon les lieux : roulottes, cabanes en planches recouvertes de papier goudronné, maisons en carreaux de plâtre, mais aussi parfois demeures à étage en brique. Au fil des années, nombre de zoniers ont pu acquérir des morceaux de terrain auprès du Génie6 et bâtir leur maison ou leur commerce en dur de manière quasi officielle (le Génie autorisait les constructions mais les terrains demeuraient légalement inconstructibles). Ce sont ces propriétaires qui, dès 1894, se constituent en « Ligue de défense des zoniers » et en syndicat quand seront discutées les premières mesures visant à réhabiliter la Zone.

Les prostituées, les chiffonniers et autres « Bohémiens » ne constituent qu’une petite minorité des habitants de la Zone. On y rencontre avant tout des ouvriers et des employés de maison, mais aussi des commerçants et quelques chefs d’entreprise.

En effet, celle-ci représente pour les autorités municipales et étatiques une « ceinture noire » autour de l’urbanité parisienne rénovée7 et une tache sur l’image de celle qui, depuis le début du XIXe siècle, se fait appeler la « ville Lumière ». En avril 1919 est finalement votée une loi « relative au déclassement de l’enceinte fortifiée de Paris [et] à l’annexion de la zone militaire », entérinant son rattachement à Paris et amorçant l’expulsion des occupants, parcelle après parcelle. Ces dernières voient sortir de terre au début des années 1920 les premières habitations à bon marché (HBM) en brique, souvent à proximité immédiate d’habitations précaires auto-construites. La fin de la Zone sera toutefois très longue à advenir : ses tout derniers habitants ne la quittent que lors de l’achèvement du boulevard périphérique, en 1973.

Les bidonvilles : 1950-1975

La Zone n’a pas encore fini d’être résorbée qu’un nouveau phénomène apparaît sur la scène politique et médiatique à partir des années 1950 : celui des « bidonvilles ». De telles habitations ne sont évidemment pas apparues ex-nihilo. La Petite Espagne, quartier auto-construit à partir des années 1910 à Saint-Denis, témoigne de l’ancienneté de cette réalité aux portes de Paris8. Les espaces investis sont notamment les friches agricoles ou maraîchères du département de la Seine. Si nombre d’entre elles ont été réoccupées dès la fin du XIXe siècle pour développer les industries rejetées hors de Paris depuis la révolution haussmannienne, d’autres terrains vierges proches des centres économiques demeurent vacants ou offerts à la vente et à la location par leurs propriétaires.

Certains habitants de ces quartiers auto-construits sont des Parisiens et d’anciens « zoniers », mais bien d’autres sont des nouveaux venus originaires d’Île-de-France, des provinces, des colonies ou de pays étrangers. Ces arrivées s’inscrivent dans une dynamique générale qui, en une vingtaine d’années, voit la population de la région parisienne s’accroître de près de 50 % (de 6,6 millions en 1946 à plus de 9 millions en 1968). L’Appel de l’Abbé Pierre, le 1er février 1954 sur RTL, pose le premier jalon d’une prise de conscience du mal-logement dans la France d’après-guerre : celle du baby-boom, de la reconstruction, du dernier épisode d’exode rural et du développement industriel. Mais ce message porte sur les sans-abris et ne mentionne pas explicitement les bidonvilles9. Longtemps, l’existence de cette urbanité précaire en proche banlieue ne retient pas outre mesure l’attention des institutions : le bidonville de Champigny-sur-Marne, sans doute fondé en 1956, demeure ainsi invisible aux yeux des autorités jusqu’en 1963-1964 et sa résorption ne commence qu’en 1966, alors que sa population est passée de quelques centaines à plus de 14 000 personnes10.

Si les « bidonvilles » deviennent progressivement une préoccupation publique, c’est avant tout en raison des caractéristiques présumées d’une partie de leurs habitants : les travailleurs immigrés des colonies, notamment d’Algérie. Le terme lui-même est étroitement lié à l’histoire coloniale : un médecin tunisien aurait forgé le mot au début des années 1930 pour qualifier les nouveaux quartiers précaires de la banlieue de Tunis11. Une vingtaine d’années plus tard, il est utilisé pour désigner des réalités métropolitaines, en premier lieu l’habitat précaire des travailleurs algériens dans la banlieue nord-ouest de Paris (Nanterre, Gennevilliers). France Soir publie en octobre 1957 une « carte des bidonvilles de la région parisienne », puis les reportages dans la presse écrite se multiplient12. L’usage systématique du mot « bidonville » correspond ainsi à la découverte, tout autant qu’à la construction, par les pouvoirs publics et les médias, d’un problème public où se mêlent les questions d’urbanisme et de contrôle des nombreux travailleurs immigrés de l’industrie et du bâtiment.

L’usage du mot « bidonville » correspond à la découverte et à la construction d’un problème public, où se mêlent les questions d’urbanisme et de contrôle des travailleurs immigrés.

Le 26 juin 1964, à la tribune de l’Assemblée nationale, le député de Paris André Fanton voit dans les bidonvilles « la honte de nos cités »13. Les travaux parlementaires aboutiront le 19 décembre 1964 à l’adoption de la loi Debré, « tendant à faciliter, aux fins de reconstruction ou d’aménagement, l’expropriation des terrains sur lesquels sont édifiés des locaux d’habitation insalubres et irrécupérables, communément appelés “bidonvilles” ». Comme avec la Zone, les autorités décident ainsi de reprendre la main sur un foncier incontrôlable et de se substituer à des propriétaires « déficients ». À l’issue d’un premier recensement en 1966, le ministère de l’Intérieur dénombre près de 44 000 personnes vivant dans une quarantaine de bidonvilles en Île-de-France (80 000 personnes dans 255 bidonvilles sur l’ensemble du territoire national).

Si les représentations de l’époque les associent quasi-exclusivement aux Algériens, les bidonvilles abritent en fait une population aux origines diversifiées : 20 % de Français, 42 % de Nord-Africains, 20,6 % de Portugais, 5,5 % d'Espagnols; les 12 % restants étant composés d’Africains, de Yougoslaves, etc. L’image de « ghettos ethniques » ne correspond que très rarement à la réalité14, hormis peut-être pour certains bidonvilles portugais. Mais la volonté d’« éradiquer les bidonvilles » ou, à défaut, de surveiller de près leurs habitants, est étroitement liée à celle de contrôler des populations étrangères au statut incertain et jugées potentiellement dangereuses. Le cas des « Algériens de Nanterre » durant la guerre d’Algérie est exemplaire15, mais à partir des années 1960, l’ensemble des bidonvilles est concerné par les opérations policières de surveillance (recensements réguliers, numérotation des baraques à la peinture et destruction des nouvelles constructions, etc.). La « brigade Z » du service d’assistance technique de la préfecture de police de Paris, chargée de ces tâches, est rapidement connue pour la brutalité de ses interventions.

Avant même la loi Debré de 1964, des opérations de résorption avaient été menées à destination des « bidonvilles d’indigènes » autour de Nanterre, via l’édification des premières « cités de transit » suivant un modèle mis en œuvre quelques années plus tôt en Algérie16. Le dispositif est repris à partir de la fin des années 1960 en vue de résorber l’ensemble des bidonvilles. La loi Vivien de 1970, « tendant à faciliter la suppression de l’habitat insalubre », s’appuie explicitement sur ce modèle qu’elle entend généraliser. En 1977, on évalue le nombre de ces cités à 200, construites aux deux tiers après 1970, et abritant environ 120 000 personnes17. L’éradication des bidonvilles prendra du temps, bien plus que les « cinq ou six années » estimées nécessaires en 1964 par le Premier ministre G. Pompidou. Progressivement, jusqu’à la seconde moitié des années 1970, les bidonvilles disparaissent néanmoins des abords de Paris. Soit que leurs habitants aient été effectivement relogés (en cités de transit, en habitations à loyer modéré – HLM, etc.), soit qu’ils soient parvenus par leur propres moyens à édifier au fil des années un pavillon ou à acquérir un appartement.

« Campements illicites de Roms »

À peine semblait-il avoir disparu que, quelques années plus tard, ce type d’habitat réapparaît en proche banlieue : dès l’automne 1989 se constitue à Nanterre un bidonville dit « roumain », occupé par des familles arrivées dans un contexte de déliquescence du régime communiste. Mais ce n’est qu’au cours des années 2000 que la question des « campements roms »18 acquière une visibilité croissante, jusqu’à devenir officiellement l’un des plus importants « problèmes publics » français en 2010, avec le discours de Grenoble du président N. Sarkozy19.

Que nous apprend cette rapide excursion dans l’histoire ? D’abord, que les mêmes territoires ont été investis à plusieurs reprises. Certains « campements illicites de Roms » ont ainsi été bâtis sur des parcelles délaissées de l’ancienne Zone (Boulevard Mac Donald dans le XIXe arrondissement, Poterne des Peupliers dans le XIIIe, Porte d’Aubervilliers, etc.). Plus fréquemment, ce sont d’anciennes friches agricoles ou maraîchères du début du XXe siècle, devenues friches industrielles au cours des trente dernières années, qui sont utilisées pour l’édification des bidonvilles. Ces espaces tendent certes à se réduire et à se fragmenter depuis les années 1990 et la multiplication des opérations de « renouvellement urbain »20, il n’empêche qu’il en existe encore, aux portes de la capitale.

Par ailleurs, comment ne pas relever les similitudes du profil socio-économique des habitants des bidonvilles à travers les époques ? Leurs origines géographiques ont varié au cours du temps, mais il s’agit aujourd’hui comme hier de populations modestes, souvent d’origine rurale, peu qualifiées et, notamment à partir des années 1950, au statut administratif incertain, venues travailler à la capitale. Un autre point commun est le caractère familial des bidonvilles : on y trouve certes des adultes isolés (au moins au début de leur installation) mais surtout des familles avec enfants. Cet habitat leur offre la possibilité d’accéder aux ressources économiques de la ville et de se maintenir à proximité relative de son centre, tout en bénéficiant bien souvent des mécanismes de solidarité de leur milieu d’origine. Même s’il s’agit à leur arrivée de conditions de vie inédites et difficiles pour ces familles (marquées par la promiscuité et l’insalubrité), elles préservent en ces lieux une certaine autonomie et une forme de sécurité affective et relationnelle qui, dans bien des cas, donne naissance à un sentiment de nostalgie du « temps des baraques » lorsqu’elles ont accédé au relogement : les témoignages d’anciens habitants de la Zone21, des bidonvilles22 mais aussi des « campements roms », sont nombreux à évoquer cette impression de perte d’une sociabilité riche et, à certains égards, gratifiante.

Ces territoires sont aussi le théâtre d’une (sur)exploitation du sous-prolétariat urbain : par les propriétaires des parcelles, les marchands de sommeil et les « chefs de terrain », par les « passeurs » et autres trafiquants qui s’assurent certains monopoles (de commerces et de services), mais aussi par les entreprises qui profitent d’une main-d’œuvre bon marché et sans droits. Les autorités ont beau jeu de désigner ces territoires comme des « zones de non droit », sans bien entendu reconnaître leurs propres responsabilités dans leur développement (plus encore dans le cas de populations migrantes maintenues dans un no man’s land juridique). Cette double caractéristique du bidonville – lieu-ressource pour l’insertion locale et lieu de marginalisation accrue – est une constante depuis plus d’un siècle.

Au-delà des rhétoriques propres à chaque contexte, on retrouve une même idée : cet habitat « n’est pas digne de l’époque ».

Du côté des autorités, les ressorts des discours sont, eux aussi, remarquablement pérennes. Au-delà des rhétoriques propres à chaque contexte historique (hygiénisme, décolonisation, lutte contre l’insécurité, etc.), on retrouve une même idée, formulée de manière quasi identique : cet habitat « n’est pas digne de l’époque ». La précarité des conditions de vie est reconnue comme éprouvante pour leurs occupants, mais le premier motif des politiques d’éradication serait avant tout la « honte » due à leur simple présence. Ces politiques s’adressent moins à des habitants précaires de la ville qu’elles ne visent à restaurer un urbanisme maîtrisé, après avoir longtemps « ignoré » l’existence de telles réalités. Même présents depuis des décennies sur les mêmes territoires, jamais les bidonvillois ne sont regardés comme des citadins.

À toutes les époques, on observe encore une criminalisation de ces populations visées par l’action publique. Si les « zoniers » du début du siècle comme les « Roms » d’aujourd’hui n’ont jamais constitué une population homogène, les pouvoirs publics ont toujours voulu les voir ainsi, les réduisant à un mode d’habitat censément constitutif de leur marginalité : d’une manière ou d’une autre, les habitants de ces taudis seraient responsables de leurs conditions de vie. Qu’elles mobilisent le registre hygiéniste et colonial ou, aujourd’hui, la rhétorique de l’« inclusion », les politiques de résorption sont élaborées dans une logique de rééducation. En 1960 comme aujourd’hui, le relogement est intégré dans une entreprise globale de « réinsertion sous contrat » : un régime d’hospitalité publique conditionnel et contraignant qui ne prend pas en compte l’autonomie des « bénéficiaires », voire la conteste23. D’où, peut-être, la difficulté récurrente de sa mise en œuvre sur le terrain (qui se heurte à des stratégies individuelles et familiales variées) et ses échecs relatifs, hier comme aujourd’hui.

Précariser sans reloger

Une différence majeure entre la période actuelle et les précédents épisodes réside dans les moyens mis en œuvre. Les précédentes politiques d’éradication, certes longues, laborieuses et imparfaites, ont été accompagnées de la production massive de logements abordables (HBM puis HLM) dans le cadre de politiques générales du logement. C’est aujourd’hui loin d’être le cas. Alors même qu’il s’agit d’une population considérablement moins nombreuse que par le passé (7000 à 8000 personnes en Île-de-France) et d’installations de plus petite taille24, les autorités estiment ne pas avoir les moyens de résoudre la question des bidonvilles par le relogement, sinon de manière marginale en sélectionnant certaines familles selon leur « potentiel d’intégrabilité »25.

Dans le même temps, d’importants moyens humains et financiers sont mis en œuvre pour évacuer continuellement les « campements illicites » : en région parisienne, leur durée de vie n’excède désormais que rarement quelques mois26. C’est là une seconde différence radicale avec les épisodes précédents, quand la plupart des bidonvilles avaient une durée de vie plus de dix ou quinze ans. L’instabilité résidentielle permanente compromet toute chance pour les occupants d’être regardés comme d’éventuels habitants d’un territoire. Les politiques de maintien à distance sont de ce point de vue très efficaces : elles permettent aux autorités locales et étatiques de maintenir un contrôle étroit, tout en de se dédouanant de toute responsabilité de prise en charge de ces familles.

Pourtant, ces dernières n’en demandent pas tant. En 1913, le président du Syndicat des zoniers du Bas-Montoir (Porte de Versailles), M. Triponey, déclarait au journal Le Matin ce que de nombreux habitants des « campements illicites » diraient tout aussi bien aujourd’hui : « Que demandons-nous ? Peu de chose ! Vivre ignorés »27. « Vivre ignoré », ce serait sans doute cela être légitime en ville. Mais voilà précisément ce qui semble impossible, dès l’instant où ces lieux de vie n’ont pas à être de la ville et, plus encore, cessent définitivement d’en être pour leurs habitants lors de « réhabilitations »…

« Vivre ignoré », ce serait sans doute cela être légitime en ville. Mais voilà précisément ce qui semble impossible.

Par le passé, certains quartiers auto-construits de banlieue parisienne sont parvenus à se « solidifier » au fil du temps, telle la Petite Espagne à Saint-Denis, devenue, au moins pour un temps, un élément reconnu du patrimoine municipal et l’objet de balades urbaines. Mais un certain équilibre (même asymétrique) entre fabrique de la ville « par le bas » et planification urbaine ne semble plus d’actualité. Les délaissés et autres friches continuent pourtant d’y jouer un rôle essentiel dans le processus de « destruction créatrice » qui caractérise l’urbanité (et l’économie) contemporaine28. Œuvrer à faire une place à ceux qui, hier comme aujourd’hui, sont contraints d’y habiter impliquerait sans doute de ne pas les regarder comme des « envahisseurs » ou des « inadaptés », mais comme la partie émergée d’un iceberg constitué des innombrables contradictions constitutives de la ville (néo)libérale et sur lequel nous nous tenons tous, en équilibre plus ou moins précaire.

La Cité ne devrait pas tant avoir honte des « bidonvilles » que d’elle-même : non pour s’apitoyer sur son sort, mais pour travailler à l’élaboration de politiques urbaines pragmatiques, conscientes de leurs limites, sans reproduire toujours les mêmes cycles de marginalisation-rénovation-exclusion. Et ainsi, tenter de donner tort au pronostic de Friedrich Engels qui, avec les mots de son époque, constatait dès 1872 :

« En réalité, la bourgeoisie n’a qu’une méthode pour résoudre la question du logement – ce qui veut dire la résoudre de telle façon que la solution engendre toujours à nouveau la question. Cette méthode porte un nom, celui de « Haussman ». [...] Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses ressurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat. [...] Les foyers d’épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquels nuit après nuit le mode de production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement... déplacés ! La même nécessité économique les fait naître ici comme là. »29

 


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1 De ce point de vue, la question des « bidonvilles » diffère sensiblement de celle des « squats » (Cf. Florence Bouillon, Les mondes du squat, PUF, 2009).

2 Françoise De Barros, « Les bidonvilles : entre politiques coloniales et guerre d’Algérie », Métropolitiques, 2012.

3 David Harvey, Paris, capitale de la modernité, Les prairies ordinaires, 2012.

4 Le recensement de 1911 indique que 65 % des zoniers viennent du bassin parisien (dont 57 % de la Seine et de Paris), 27,5 % sont natifs de province et 7 % sont d’origine étrangère, en particulier des Italiens (Cf. Madeleine Fernandez, La Zone : mythe et réalité, Ministère de la culture, Direction du patrimoine, 1983, pp. 75-77).

5 Selon les données des recensements, « à l’exception des catégories hautement qualifiées, la population zonière est dans sa composition professionnelle la même que la population de la Seine » (Fernandez, op. cit., p. 72).

6 Service chargé du développement, de la gestion et de l’entretien du domaine immobilier de l’armée de terre.

7 Le terme « abcès » est fréquemment employé à l’époque. Sur l’invention et la résorption des « îlots tuberculeux » ou « insalubres » dans Paris, cf. Fijalkow Y., La construction des îlots insalubres, Paris 1850-1945, L’Harmattan, 1998.

8 Cf. Lillo N., La Petite Espagne de la Plaine Saint-Denis : 1900-1980, Autrement, 2004.

9 Ce qui devint progressivement le « bidonville de Noisy-le-Grand », majoritairement habité par des français, fut en premier lieu une ces « cités d’urgence » construite à l’aide des fonds levés suite à l’« Appel du 1er février ».

10 Marie-Christine Volovitch-Tavares, Portugais à Champigny, le temps des baraques, Autrement, 1995, pp. 108-142.

11 Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France du XVIe siècle à nos jours, Armand Colin, , 2007, p. 135.

12 Yvan Gastaut, « Les bidonvilles, lieux d’exclusion et de marginalité en France durant les trente glorieuses », Cahiers de la Méditerranée, 69, , 2007, pp. 233-250

13 Cité par Gastaut, op. cit., p. 240.

14 Cf. Colette Pétonnet, On est tous dans le brouillard, éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2002 [1979].

15 Abdelmalek Sayad, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, Autrement, 1995.

16 Marc Bernardot, Loger les immigrés. La Sonacotra 1956-2006, Editions du Croquant, 2008.

17 Cf. Muriel Cohen et Cédric David, « Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure de la décolonisation », Métropolitiques, 2012.

18 L’emploi même du terme « bidonville » demeure parcimonieux au sein des institutions, lesquelles préfèrent celui de « campements illicites » censé renvoyer de manière plus ou moins explicite à la « question des Roms » plutôt qu’à des problématiques de mal-logement.

19 Cf. Martin Olivera, « Stéréotypes, statistiques et nouvel ordre économique : retour critique sur la fabrique de la "question rom" », dans O. Legros & J. Rosetto (éd.), La « question rom » en Europe aujourd’hui, Études tsiganes, 46, 2012, pp. 116-135.

20 Sylvaine Le Garrec, Le renouvellement urbain, la genèse d’une notion fourre-tout, CERTU, Plan Urbanisme Construction Architecture, 2006.

21 Cf. Fernandez, op. cit.

22 Cf. Pétonnet, op. cit. ; Sayad, op. cit. ; Volovitch-Tavares, op. cit.

23 Cf. Anne Gotman A., 2004, Villes et hospitalités. Les municipalités et leurs étrangers, Editions de la MSH, 2004.

24 Les « campements illicites » de plus de 300 personnes sont tout à fait exceptionnels et semblent avant tout être le produit des expulsions incessantes amenant différents groupes à cohabiter par défaut sur un même terrain.

25 Déjà à l’œuvre lors de la mise en place des cités de transit, la « sélection » s’opère aujourd’hui dans le bidonville et non après un premier relogement de transition : telle est la logique des « villages d’insertion » ou, plus récemment, de la « plate-forme régionale d’accueil-orientation-information » pilotée par Adoma (ancienne Sonacotra) et visant à repérer sur le terrain les familles « insérables ». Selon l’appel d’offre émis à l’été 2014, « la mission d’orientation et de suivi s’adresse aux personnes qui ont fait un acte volontaire pour s’y engager et dont l’opérateur aura validé la démarche » (gras dans le texte).

26 Philippe Goossens, Recensement des évacuations forcées de lieux de vie occupés par des Roms étrangers en France, Association européenne pour la défense des droits de l’homme, 2013.

27 Cité dans Fernandez, op. cit., p. 30.

28 Cf. David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Editions Amsterdam, 2011 ; Martin Olivera, « Insupportables pollueurs ou recycleurs de génie ? Quelques réflexions sur les "Roms migrants" et les paradoxes de l’urbanité libérale », Ethnologie française, 3/2015, vol. 46, Puf.

29 Friedrich Engels, La question du logement, Les éditions sociales, 1969 [1872, 1887], pp. 78-81.


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