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Pourquoi voter ? Il est vrai qu’on peut poser la question, et à plus d’un titre. S’agit-il d’élire un candidat, vient le sentiment que les élus n’ont pas le pouvoir d’influer sur la réalité. Parce que la classe politique n’est pas à la hauteur, parce que, structurellement, elle n’a plus de prise sur ce qui fait le monde… S’agit-il de se décider par voie de référendum sur une question? La complexité vertigineuse de ce dont il est débattu laisse sceptique sur la capacité d’une nation à s’orienter convenablement. Il suffit d’être quelque peu initié à un domaine pour percevoir combien il est plus technique qu’il n’y paraît et ce n’est assurément pas ce que ressentent ceux qui n’y connaissent rien qui permettra de trancher avec quelque légitimité. De toute façon, la voix de chacun ne peut prétendre à aucune influence. Même si – cas d’école invraisemblable – deux candidats ou deux options se trouvaient dans une parfaite égalité, de sorte qu’une seule voix emporterait la décision, nous serions en réalité dans une situation où l’incertitude de la mesure dépasserait, et de loin, la précision exigée pour évaluer le poids d’une seule voix. Comme l’écrit Jean-Pierre Dupuy, « l’électeur rationnel ne devrait donc pas voter » (La marque du sacré, Flammarion, 2010, p. 178).
Et pourtant nous votons, avec le sentiment qu’il y a là une affaire importante, qu’il en va de la démocratie même. Mais de quelle nature est cet acte? Rite conjuratoire, moment essentiel à la vie politique?
Premier pas : se demander comment le vote fonde sa légitimité dans notre tradition. Siècle des Lumières et Révolution française obligent, le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau sert de socle à toute notre conception de la République. Mais si l’on y trouve une analyse précise du vote et de sa signification politique, elle est très décalée au regard de nos pratiques contemporaines. La fondation rousseauiste n’est qu’indirecte, ce qui ne signifie pas qu’elle est devenue ineffective. Il faut voir de plus près.
Le Contrat social met en effet en place des concepts et des principes dont nous vivons encore. Le premier est celui de la souveraineté populaire. L’unique détenteur de la souveraineté est le peuple. La formulation peut paraître abstraite. Elle signifie d’abord que la légitimité ne saurait émaner d’un roi ou d’un maître, mais d’un contrat passé entre les hommes. Cependant, l’idée de contrat tel que nous le définissons aujourd’hui, un accord au moins tacite passé entre deux personnes responsables et libres, ne répond que très peu à la réalité visée par Rousseau. Car l’idée est la suivante : les hommes n’accèdent à leur humanité, ne sortent de l’état de nature, ne se distinguent des animaux que dans la mesure où ils entrent dans une communauté à laquelle ils donnent tout ce qu’ils possèdent, y compris eux-mêmes – et dont ils reçoivent tout, y compris eux-mêmes. Tout prendre et tout donner, telle est la souveraineté. Elle est à la racine de la manière humaine d’être. Ce que le Contrat social assure, ce n’est pas d’abord la construction d’une Cité, mais la naissance de l’humanité. Il relève d’une archéologie antérieure à toute histoire et, de l’aveu même de Rousseau, n’a jamais été un événement et ne le sera jamais. Il a toujours été présent, du moment qu’il y avait des hommes. Autre manière de reprendre Aristote : l’homme est un animal politique.
Il faut relire le vertigineux chapitre VIII du livre I du Contrat social où Rousseau décrit l’engendrement de l’homme par le contrat : « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. » La manière politique de vivre ne survient pas à des hommes déjà constitués, elle est partie prenante dans leur humanisation même. Chacun y entre par droit de naissance et par la médiation de ses parents : au fond, nous avons « signé » le contrat social lorsque nous nous sommes mis à parler, c’est-à-dire lorsque nous avons reconnu notre ouverture constitutive à la communauté dans laquelle nous étions appelés à vivre. C’est dire à quelle profondeur toutes ces choses se jouent.
D’où le second concept fondamental : celui de volonté générale. Celle-ci n’est pas la « volonté de tous », elle n’est pas la « somme des volontés particulières » mais la volonté enracinée en chacun de vouloir le contrat social de la volonté même dont il veut son humanité. Cette volonté universelle est toujours médiatisée par une communauté politique particulière, la Cité. Dès lors, c’est du même mouvement que chacun se veut lui-même, veut l’existence des autres et veut la Cité particulière dans laquelle il est né. On pourrait aussi bien dire, par conséquent, que l’horizon politique est constitué par une volonté unique. La volonté générale est la même en chacun : vouloir la vie de la communauté comme il veut son humanité. « Il s’ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique » (livre II, chapitre III, de même pour les citations suivantes).
Mais si la volonté générale est en chacun, « il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. » La volonté générale, en effet, n’est pas lisible d’une manière claire : chacun a aussi des intérêts particuliers qui viennent infléchir sa conscience politique. « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme des volontés particulières. » Il faut donc inventer une procédure qui permette de décrypter les volontés réelles pour faire se profiler la volonté générale, dans toute sa sainteté et son infaillibilité. Le problème que Rousseau doit résoudre est comparable à un calcul de forces. Si chaque volonté particulière est une force, chacun éprouve en soi la force de son intérêt particulier en conflit éventuel avec la force de l’intérêt général. Naturellement, nul ne peut clairement séparer la part revenant au particulier de la part revenant au général. La volonté effective de chacun est une résultante des deux forces. Pour savoir vers où tend l’intérêt général, il faut neutraliser autant qu’on le peut les intérêts particuliers qui font dévier la résultante. Si l’on y parvient, on aura inventé une sorte d’instrument de mesure capable de dire la volonté générale à travers la cacophonie de toutes les volontés particulières.
Et c’est là où le vote va intervenir : si chacun, rentrant en lui-même, se demandait sincèrement ce qu’est à ses yeux l’intérêt général – et si l’on comparait toutes les intentions ainsi réduites, alors en construisant la résultante de toutes les volontés, on obtiendrait une approximation fiable de la volonté générale. « Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. »
C’est sur cette base, peut-être indépassable, que se construit encore pour nous la vie politique tout entière, y compris son lien vital à une information éclairée et, bien sûr, l’idée même de suffrage. Nous pouvons d’ores et déjà affirmer que si nous votons encore, c’est qu’il est nécessaire de rappeler périodiquement l’existence en nous de la volonté générale, de la volonté d’être humain par la médiation de la communauté politique.
Mais à s’en tenir à la seule compréhension rousseauiste du vote, il résulterait des conséquences si monstrueuses que notre conception de la démocratie n’a pu que s’éloigner du modèle rousseauiste ainsi conçu, et cela pratiquement dès l’origine. D’abord, dans une telle conception prise au pied de la lettre, toute représentation est impossible : la volonté ne se délègue pas, aucun député ne saurait prétendre se substituer à qui que ce soit. C’est le peuple tout entier qui doit délibérer – et si la nation est trop importante pour que ce soit possible, c’est au peuple de désigner des magistrats chargés de l’exécutif; ils ne sont pas des représentants, à telle enseigne qu’il convient que le peuple se réunisse en personne, solennellement, sur quelque champ de Mars, pour le rappeler et montrer à tout le gouvernement l’existence réelle du souverain.
Ensuite, les partis politiques sont eux aussi impossibles : « Quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État. » Cela fausserait le dévoilement par vote de la volonté générale, certains intérêts particuliers s’additionnant au lieu de se neutraliser. La solitude de l’isoloir est à maintenir constamment, chacun demeurant à l’intime au contact vertueux de la volonté générale. Le risque est alors immense que toute distinction entre espace public et espace privé disparaisse, puisque c’est l’intimité privée qui doit garder, comme tel, l’intérêt public. À aucun moment le citoyen rousseauiste ne peut oublier qu’il est citoyen – d’une certaine manière il est toujours sur le pied de guerre, car si la volonté générale est sainte et infaillible, elle est aussi constamment menacée par l’infracteur des lois et les ennemis potentiels de la Cité. Enfin, la volonté générale étant en chacun ce qu’il veut du plus profond de lui-même, il n’y a pas d’opposants possibles : celui qui s’oppose à la volonté générale est un fou, qui ne sait pas ce qu’il veut du fond de lui-même – ou un ennemi public.
Comment sommes-nous, dans la pratique du vote, parvenus à surmonter ces trois obstacles, sans briser le socle de la volonté générale? Autrement dit, que faisons-nous lorsque nous votons pour le représentant d’un parti, ou lorsque nous nous opposons par l’intermédiaire du programme d’une « brigue » politique à des lois pourtant votées et promulguées et dont la tradition française nous affirme le caractère sacré?
C’est à Thomas Hobbes, l’un des auteurs à la doctrine duquel Jean-Jacques Rousseau s’est le plus opposé, qu’il faut demander de sauver l’héritage rousseauiste! La meilleure formulation de l’essence de la représentation se trouve en effet chez cet Anglais absolutiste. L’élu n’est pas à nos yeux simplement un avocat à qui nous confions nos intérêts, ni un expert dont nous jugeons qu’il a les compétences requises pour débrouiller une situation complexe, mais il engage la souveraineté par la médiation d’un geste que le Léviathan appelle « l’autorisation ». Ce geste, Hobbes le pense en fondation du pouvoir absolu du Prince qui (homme ou assemblée), par un contrat qui ne l’engage pas lui-même, garantit la paix par le déploiement de la puissance. Du même mouvement, il fait bien autre chose et qui nous intéresse au plus haut point, parce qu’il permet de déléguer sans la briser la puissance souveraine elle-même. « Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. » (Thomas Hobbes, Léviathan, Sirey, 1983 [1651], p. 177).
L’essence de l’autorisation consiste à déclarer à propos de quelqu’un que, désormais, ce qu’il dira sera ma parole, ce qu’il fera sera mon action – à condition que tout autre en fasse autant. Ainsi, la souveraine puissance se trouve-t-elle constituée par un geste de retrait, de lâcher prise. Mais ce que Hobbes pense à propos de la constitution du souverain, nous pouvons le penser également dans le geste par lequel nous acceptons d’être représentés, nous, les détenteurs de la souveraineté. Celui qui me représente parle à ma place, décide à ma place, avec une puissance infiniment supérieure à la mienne. Ce serait, je crois, la plus énorme erreur de voir là une soumission. Il faut au contraire y lire l’institution de la communauté politique elle-même et la sauvegarde de toute liberté politique. Il faut pour cela revenir vers l’examen de ce qu’est un vote.
Le moment constitutif n’est pas seulement celui où je m’informe des capacités d’un candidat, de son programme, de la ligne de conduite de son parti, de la réalité de ses intentions pour y trouver la consonance avec ma propre compréhension de l’intérêt général. Il est aussi, il est surtout, lorsque je lâche mon bulletin dans l’urne, parce que, ayant, par ce geste même, accepté les procédures productrices de légitimité, ce n’est pas pour mon candidat que je vote, mais pour celui qui sera élu. Il y a là un acte de confiance dans mes contemporains qui signifie aussi que, ayant compris ce qu’était la communauté politique, je ne veux surtout pas que ce soit moi qui, comme tel, choisisse ce qu’il faut faire et dire. Le vote est une déclaration publique d’amitié politique, de philia, dirait Aristote.
Ce n’est que dans et par cette confiance que je peux retrouver en moi l’énergie politique, la présence de la communauté à ma propre volonté, qui me constitue en être humain. Que l’élu ne soit pas l’élu de l’adversaire mais le mien, alors que je n’ai pas voté pour lui, ne signifie pas une diminution de ma liberté. Au contraire, cela me met en position de force pour lui demander des comptes, autant que s’il avait été mon candidat. En déléguant ma volonté, je ne la perds pas, comme le pensait Rousseau, mais lâchant prise sur la volonté politique de la communauté, acceptant cette aliénation (au sens positif), je récupère mon autonomie, nullement contraint dans ma pensée d’accepter ce qu’accepte ma volonté par confiance politique. Devenir un opposant redevient possible, avec le sentiment que par là je n’affaiblis pas la communauté politique, mais lui donne sa véritable dimension, dont l’un des traits fondamentaux est de récupérer comme motif de vivre ensemble autant les conflits que les accords.
Peu importe alors que les élus soient à la hauteur ou non, que leur marge de manœuvre soit importante ou réduite. Tant que la communauté politique existera, il faudra qu’existent des gestes rappelant à chacun qu’il héberge en lui la volonté générale et qu’il ne peut pas vivre s’il n’accomplit pas le saut de la foi politique : avoir suffisamment confiance en ses contemporains pour se dessaisir de sa part de souveraine puissance à leur profit, devenant libre alors de penser indépendamment d’elle.
On peut même pousser le paradoxe jusqu’à dire que s’il est un argument qui ne saurait jouer en défaveur du vote, c’est bien le poids parfaitement négligeable de ma voix, puisque si je vote, c’est précisément pour ne pas avoir à prendre de décision politique qui ne soit médiatisée par l’acte de confiance réciproque que s’accordent mes contemporains et qui est notre souveraine puissance.