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À la veille d’une série de scrutins majeurs, la vie politique française offre l’image d’un paradoxe : celui d’une scène démocratique multipliant les formes et les formats de la participation et de la délibération démocratiques, mais tout aussi propice à l’expression d’un désenchantement démocratique aggravé. Le diagnostic n’est pas neuf. Depuis de nombreuses années, les études et analyses électorales mesurent l’ampleur de cette lassitude. Malgré la permanence d’une culture civique qui valorise fortement l’acte électoral, il semble clair aujourd’hui que celui-ci ne réussit plus à « capter » les électeurs et les électrices, notamment les jeunes citoyens et les milieux populaires, comme jadis; moins encore à favoriser des comportements de participation régulière au rituel électoral. Loin d’être l’effet d’une conjoncture cyclique – comme on pouvait le penser un temps, pour se rassurer, en évoquant la célèbre analyse d’Albert O. Hirschman à propos de sociétés démocratiques alternant bonheur privé et action publique –, l’essoufflement de la forme représentative de la démocratie comme l’intermittence électorale se vérifient presque scrutin après scrutin.
Certes, le taux d’abstention à l’élection présidentielle de 2007 a reculé de presque quatre points au second tour par rapport à ceux, très singuliers, de 2002. En revanche, le choix de « ne pas choisir1 » ne cesse de progresser au moment des élections législatives. Si le taux moyen d’abstention au second tour est de l’ordre de 23 points au début de la Ve République – et même proche de 15 % en 1978 au moment où l’alternance parlementaire à gauche était devenue concevable –, il est en hausse constante depuis le milieu des années 1990 : de 29 % en 1997 à près de 40 % en juin 2007. Une évolution d’autant plus significative qu’il conviendrait de mentionner aussi d’autres formes d’évitement de la politique représentative : la non-inscription sur les listes électorales, probablement en hausse cette année par rapport à la situation en 2007 où le corps électoral avait progressé de 2,3 millions avant la clôture des inscriptions sur les listes électorales2, mais aussi la mal-inscription considérée par Céline Braconnier et Jean-Yves Domargen3 comme au cœur de la démobilisation électorale de milieux populaires urbanisés, de plus en plus marqués par la pauvreté, la précarisation du travail et la ghettoïsation spatiale.
Le paysage est encore plus problématique si l’on tient compte du vote blanc (3,5 % des inscrits au second tour de la dernière élection présidentielle) et surtout de l’expression forte d’un vote protestataire, orienté notamment vers l’extrême droite, attestant d’un besoin de reconnaissance de la part de nombreuses populations précarisées et de la quête illusoire d’une protection qu’un certain repli hexagonal promet abusivement. On mesure ici l’écart, jadis pointé par Norbert Elias, entre des phénomènes objectifs d’interdépendance économique et sociale (qui n’ont cessé de s’approfondir ces dernières décennies en Europe) et le sentiment subjectif qu’un État-Nation restauré dans sa souveraineté assurerait constance et sécurité. La tolérance à l’égard du vote Front national, devenu pensable pour près d’un Français sur trois4 à la veille de l’élection présidentielle, atteint des scores que ne suffit pas à expliquer la féminisation de son leadership.
Même s’il convient de rester prudent vis-à-vis de cette mesure de l’opinion, la profondeur de la défection démocratique se lit dans l’importance de ce ressentiment électoral. Évitement et ressentiment convergent pour réduire sensiblement la légitimité des partis de gouvernement qui peinent, en France comme dans d’autres démocraties occidentales, à capter une majorité des citoyens susceptibles de les soutenir.
Face à ce désenchantement, observe-t-on des mutations qui pourraient indiquer que l’épuisement du modèle représentatif se résorbe, pour partie, dans l’avènement de formes démocratiques renouvelées? Les récentes primaires socialistes attesteraient, ainsi, d’une nouvelle dynamique partisane, dans un pays traditionnellement marqué par un déficit de militantisme. Difficile à mesurer, tant les partis manquent de transparence, l’adhésion partisane5 n’a jamais concerné plus de 900 000 personnes en France, même à l’époque faste de l’après Seconde Guerre mondiale6, régressant fortement depuis le début des années 1980. La situation actuelle témoigne de cette difficulté historique à recruter des adhérents nombreux, et plus encore à bénéficier d’une image valorisée dans l’opinion. Moins de 15 % des Français déclarent faire confiance aux partis politiques, un score qui les positionne loin des autres associations de la société civile organisée.
À cet égard, l’organisation des primaires socialistes entre juin et octobre dernier atteste plus qu’elle ne contredit ce déficit militant. D’une certaine manière, comme l’a montré Rémi Lefebvre7, la réussite de cette présélection présidentielle confirme la perte d’autonomie des logiques partisanes dans le choix du candidat socialiste. Elle acte la dépossession des militants du Parti socialiste dans le processus de légitimation de leur candidat à l’élection8. Le bilan de ce qui a été un peu rapidement présenté comme une « expérience démocratique » vertueuse est d’autant plus paradoxal que les personnes mobilisées lors des primaires sont souvent issues des catégories sociales traditionnellement les plus politisées et intéressées par le débat et la vie politiques. La géographie de la participation lors de ces primaires n’a pas sensiblement remis en cause l’évitement du politique qui caractérise, par exemple, les banlieues populaires françaises ou les départements marqués en profondeur par le déclin économique et social9.
Plusieurs observateurs proposent des solutions complémentaires, voire alternatives, à cette crise de la démocratie représentative. De manière parfois incantatoire, la technologie électorale – celle du vote électronique ou du vote via internet – est appelée au chevet d’une mobilisation électorale défaillante. En vain le plus souvent, tant les expériences européennes en la matière semblent buter sur des difficultés juridiques et sociologiques. L’inégale compétence informatique des agents sociaux donne à craindre que ces nouvelles technologies électorales ne renforcent encore la sélectivité sociale de l’acte de voter. De manière (presque) rituelle, d’autres observateurs reparlent de rendre le vote obligatoire10. Oubliant que ce dernier est largement contraire à la culture politique française qui valorise fortement la liberté de l’électeur (dont celle de ne pas choisir) et en recul dans la plupart des démocraties occidentales qui l’ont expérimenté (Grèce, Italie) ou le mettent encore en œuvre (Belgique, Luxembourg).
C’est donc vers d’autres formes démocratiques que se tournent aujourd’hui la plupart de ceux qui souhaitent dépasser ces blocages. Le renforcement de la démocratie semble associé à un constat : celui de l’épuisement du modèle représentatif qui s’est imposé en France avec la Seconde République et de son incapacité à réguler les comportements réels. D’où une valorisation de modes « radicaux » de démocratie et la multiplication de formats démocratiques nouveaux (ou du moins renouvelés) qui insistent moins sur l’origine de la légitimation des décisions publiques que sur la façon procédurale dont ces décisions sont élaborées et délibérées. Le mouvement des Indignés dans certains pays européens, la multiplication des formes protestataires d’expression politique (réquisition d’immeubles inhabités pour lutter contre la précarité du logement, occupation d’équipements industriels en voie de délocalisation, actions altermondialistes transnationales, mouvement des « sans » de manière plus générale…)11 illustrent ainsi le développement d’une revendication démocratique « réelle » qui contourne les formes représentatives historiquement dominantes en France depuis le milieu du XIXe siècle et jugées de moins en moins fiables et… représentatives.
Ce « potentiel protestataire », qui sait habilement jouer avec le calendrier électoral12, ne modifie toutefois pas complètement les logiques sociales et culturelles qui rendent comptent de la participation aux formes conventionnelles de l’action politique. Ce ne sont (sauf de manière marginale) ni les plus défavorisés économiquement, ni les plus désespérés socialement qui usent de ce répertoire de la contestation, mais le plus souvent ceux qui, ici aussi, contrôlent les ressources culturelles (diplômes notamment), économiques et politiques (niveau de politisation, par exemple).
Toutefois, les enquêtes disponibles attestent de la capacité des jeunes générations (celles qui se positionnent à gauche et ont le plus bénéficié de la massification de l’enseignement supérieur) à privilégier parfois ce mode d’expression par rapport à des formes conventionnelles (le vote, notamment) qui ne réussissent plus à les « captiver » comme auparavant13. Ces actions collectives et revendicatives illustrent surtout le développement de ce qu’on peut appeler des « actes de citoyenneté14 ». Par ce terme, plusieurs théoriciens invoquent une transformation profonde des régimes de la citoyenneté démocratique. Ils délaissent la perspective qui voit dans la citoyenneté la possession d’un statut d’appartenance consacrant les libertés civiles modernes garanties par l’État – qui attend en retour la loyauté (notamment électorale) des citoyens qu’il protège. En lieu et place, ils mettent en avant l’exercice de la liberté civique et le répertoire d’expression politique (flash mobs, mode de consommation engagé, mise en dérision artistique de symboles politiques…) qui contribue à faire en sorte que les citoyens soient les premiers acteurs d’une citoyenneté qui échappe à l’État, et souvent le conteste.
Ce renversement de perspective du haut vers le bas n’est pas sans rappeler le dialogue entre les deux conceptions antagoniques de la citoyenneté repérées jadis par l’historien anglais John G. A. Pocock : la première, derrière Aristote, la définit comme un mode d’activité propre à l’humanité et insiste sur sa dimension civique, tandis que la seconde, qu’incarne l’œuvre du juriste romain Gaïus, voit avant tout en elle un statut légal spécifique et valorise sa dimension civile.
Ce dialogue depuis l’Antiquité se retrouve au cœur des débats et des pratiques qui visent à insuffler un « nouvel esprit » à la vie démocratique actuelle15. En atteste, par exemple, la multiplication des expériences qui réintroduisent le tirage au sort tant au niveau national16 que dans le cadre de procédures participatives locales. L’expérience la plus significative est probablement celle mise en œuvre en Islande en novembre 2010, alors que le pays est ébranlé par la crise bancaire et financière. En confiant à une assemblée citoyenne de près de 1 000 personnes tirées au sort le soin de suggérer les points les plus importants de la réforme de sa Constitution, en élisant ensuite un collège de 25 citoyens ordinaires chargés de rédiger cette dernière et en autorisant les autres citoyens à participer sur les réseaux sociaux à ce travail devenu coopératif, l’Islande expérimente un modèle de démocratie participative usant des nouvelles technologies d’information pour asseoir la légitimité d’un processus inédit de rédaction constitutionnelle. La mise en œuvre de jurys citoyens, des conférences citoyennes, des budgets participatifs, illustre aussi cette effervescence démocratique qui contribue à réinventer nos modes de prise de décision, de légitimation de l’action publique et de délibération. Remettant en cause la concentration du pouvoir et une professionnalisation jugée excessive, ces expériences entendent redonner au peuple une place centrale dans le processus de prise de décision publique.
Comme l’exprime Benjamin Barber, qui en a fait le cœur de sa conception « forte » de la démocratie, il s’agit de retrouver les pratiques d’une citoyenneté active et informée. « Les masses font du bruit, écrit-il, les citoyens délibèrent; les masses ont un comportement, les citoyens agissent; les masses se heurtent et se croisent, les citoyens s’engagent, partagent et contribuent. Lorsque les ‘masses’ se mettent à délibérer, à agir, à partager, à contribuer, elles cessent d’être des masses pour devenir des ‘citoyens’17 ». Mais à l’évidence, nombre de dispositifs participatifs proposés ces dernières décennies (sondages délibératifs, conférences de citoyens, débats publics en ligne…) sont restés très en deçà de ces attentes, faisant même parfois l’objet d’instrumentalisations politiques qui les déconsidèrent. S’ils ont permis de valoriser la constitution d’une opinion éclairée, leur statut reste essentiellement consultatif. Le foisonnement, au final peu cumulatif, de ces essais ne réussit pas à pallier la grave crise de légitimité que nous connaissons.
L’enjeu est double aujourd’hui : donner un réel pouvoir de contrôle à des dispositifs qui ont vocation à évaluer et à faire évoluer l’action publique (tant locale que nationale et européenne); en faire un lieu de prise de décisions redonnant aux citoyens un rôle de contre-pouvoir que l’évolution (ancienne) des institutions politiques représentatives en France a largement étouffé. Si cette « ingénierie démocratique » semble prometteuse, encore faudra-t-il que son institutionnalisation ne conduise pas à la perpétuation des logiques sociales et culturelles qui caractérisent le fonctionnement ordinaire de nos démocraties et contribuent à l’évitement du politique par les catégories populaires et les nombreuses minorités condamnées au silence et au rejet. C’est dire que l’enjeu est aussi social et pédagogique. Il s’agit bien d’une réinvention globale qui soit apte à réaffirmer la confiance de notre société dans sa capacité à orienter et à inventer son propre destin.
Notes
(1) Pour reprendre la formule de Nonna Mayer dans Sociologie des comportements politiques, Armand Colin, 2010, chapitre VII.
(2) L’Insee considérait que 43,2 millions de Français étaient inscrits sur les listes électorales à la fin du mois de février 2011, contre 44,5 millions en 2007 (en prévision de la présidentielle de 2007). À l’heure de la rédaction de cet article, le chiffre des Français inscrits au 31 décembre 2011 n’est pas encore connu.
(3) Cf. La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Gallimard, 2007.
(4) Baromètre Opinion Viavoice-Libération en date du 9 janvier 2012.
(5) Située classiquement dans la dimension la plus coûteuse de l’engagement politique : dès 1965, Lester Milbrath établit une hiérarchie des différents modes d’engagement politique qui sert encore de référence (Political Participation. How and Why People Get Involved in Politics?, Chicago, Rand McNally College Publishing Company).
(6) Cf. Pierre Bréchon (dir.), Les partis politiques français, La Documentation française, 2011, p. 10.
(7) Cf. Rémi Lefebvre, Les primaires socialistes. La fin du parti militant, Raisons d’agir, 2011. Sa thèse a été discutée, notamment par Gérard Grunberg qui voit dans la réussite des primaires « une avancée démocratique ». Pour ce spécialiste du PS, l’organisation des primaires permet au parti de transmettre « aux citoyens eux-mêmes une souveraineté et un monopole politiques qu’il n’est pas en mesure d’exercer de manière satisfaisante [seul] » (Le Monde, 29/09/2011).
(8) Relevons toutefois que ce mode de désignation a été choisi, à l’issue d’un vote, par les militants du PS, qui ont aussi joué un rôle actif dans l’organisation du scrutin. Cf. dans ce numéro, l’article de Jérôme Brouillet [ndlr].
(9) Voir l’étude de Jérôme Fourquet, « Géographie électorale des primaires socialistes » , Note n° 113 de la Fondation Jean Jaurès, www.jean-jaures.org, 22/12/2011.
(10) Voir le livre très complet d’Anissa Amjahad, Jean-Michel de Waele et Michel Hastings (dir.), Le vote obligatoire. Débats, enjeux et défis, Economica, 2011.
(11) Voir notamment Lilian Mathieu, La démocratie protestataire, Presses de Sciences Po, 2011.
(12) Certaines formes de la politique protestataire se multiplient avant les grands scrutins pour peser sur les élections.
(13) Cf. Nonna Mayer, op. cit., p. 218 et suiv. et Anne Muxel (dir.), La politique au fil de l’âge, Presses de Sciences Po, 2011.
(14) Engin F. Isin et Greg M. Nielsen (dir.), Acts of Citizenship, Londres, Zed Books, 2008.
(15) Voir Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie, Seuil/La République des idées, 2008.
(16) Au niveau de l’Union européenne, un politiste allemand, Hubertus Buchstein a imaginé la création d’une seconde assemblée communautaire, choisie par le tirage au sort de 200 citoyens de l’Union, qui aurait pendant deux ans la possibilité de se saisir des lois du Parlement européen dans un délai de plusieurs semaines après chaque vote. Cette assemblée posséderait un veto suspensif et la possibilité de faire des propositions de loi. Elle travaillerait en petits groupes, formés eux aussi par tirage au sort. Dans ce projet resté théorique, il ne s’agirait pas de légiférer mais d’exercer une pression populaire sur le Parlement.
(17) Benjamin Barber, Démocratie forte, DDB, 1997 [1984], p. 175.