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On ne vote plus aujourd’hui comme on votait hier. Selon les générations, la norme civique du devoir de voter s’est assez fortement relâchée : seuls les électeurs les plus âgés se présentent encore comme des électeurs systématiques. Les jeunes entretiennent un lien nettement plus distendu à l’obligation citoyenne qu’il requiert et ils en font un usage plus irrégulier et plus aléatoire. Progressivement, le vote est devenu moins un devoir qu’un droit. Peu à peu, l’électeur s’est affranchi des allégeances sociales et culturelles à partir desquelles il formait ses choix politiques. Il a gagné en autonomie par rapport aux loyautés partisanes et idéologiques. Les grands récits se sont effacés et ne fournissent plus une carte lisible des systèmes d’appartenance. Aussi les logiques sociales et politiques, sans disparaître, ne permettent-elles plus à elles seules de cerner le comportement électoral. L’expérimentation politique a pris le pas sur les modèles d’identification et d’affiliation.
L’électeur arbitre ses choix comme ses non choix, sa décision de voter ou de ne pas voter, de façon plus réflexive, moins prédéterminée. Mais devenu autonome, il est aussi en proie à davantage d’incertitude et de perplexité. Le vote est le résultat d’un processus de décision dont les ressorts doivent compter avec des paramètres plus complexes à saisir – dont l’impact avéré des effets d’image et de campagne. Le filtre des médias est de plus en plus décisif : ils organisent le débat politique et fixent le rythme comme l’ordre du jour des campagnes électorales. De même, les sondages sont désormais des acteurs à part entière du processus. Internet et les réseaux sociaux offrent de nouveaux espaces d’échanges et de débats politiques, mais aussi de nouvelles demandes d’exigence démocratique. Les acteurs de la scène électorale se sont donc démultipliés et diversifiés. L’électeur est aujourd’hui confronté à des sources d’information et de décodage de la politique devenues protéiformes, entretenant une indécision qui se révèle une constante de comportement dans nombre de démocraties avancées.
Les repères politiques se sont brouillés et les anciens clivages qui organisaient la vie politique sont devenus moins lisibles. Invités à se classer aujourd’hui sur une échelle de positionnement entre la gauche et la droite, ceux qui se situent vraiment à gauche ou à droite ne forment plus une majorité (47 %). Dans les jeunes générations, le refus explicite de ce choix bipolaire est majoritaire : 52 % des 18-24 ans choisissent un positionnement « ni gauche ni droite1 ». La pertinence du clivage est elle-même remise en cause. Près de 60 % des Français considèrent que « les notions de gauche et de droite sont dépassées : ce n’est plus comme cela que l’on peut juger les prises de position », tandis que seulement 40 % reconnaissent qu’elles sont « toujours valables pour comprendre les prises de position des partis et des responsables politiques2 ». Trente ans en arrière, ils étaient respectivement 33 % et 57 %. L’espace politique est devenu moins lisible. La multiplication des clivages internes à chaque camp, alors même que s’opérait un recentrement des programmes des grands partis de gouvernement, a aussi contribué à brouiller les repères.
Par ailleurs, la mondialisation économique et les nouveaux diktats imposés par les marchés financiers ont entraîné une disqualification du pouvoir politique. L’impuissance des politiques est intériorisée par les électeurs considérant désormais que la scène nationale ne peut plus être investie comme un espace politique autonome et souverain. 50 % des Français admettent « qu’aujourd’hui en France, les hommes politiques ne peuvent pas vraiment ou pas du tout agir encore efficacement pour améliorer la vie des gens3 ».
L’ampleur de la défiance politique a aussi contribué à ce profond changement de disposition à l’égard du vote. Près de 80 % des Français considèrent que « les responsables politiques ne se préoccupent que peu ou pas du tout de ce que pensent les gens comme [nous] » (TNS-Sofres novembre 2009). Depuis que cette mesure existe (1977), jamais un tel niveau n’avait été atteint. La proportion était alors moitié moindre. Aujourd’hui, même dans une année électorale permettant l’alternance réclamée par beaucoup, plus d’un Français sur deux déclare ne faire confiance ni à la gauche ni à la droite pour gouverner4. Un sur deux considère aussi que la sincérité des femmes et des hommes politiques s’est dégradée5. La part des Français qui pensent que les responsables politiques respectent les grandes règles de la morale (22 %) est sensiblement la même que la proportion de ceux qui estiment qu’aucun ne les respecte (20 %)6. Ce déficit de confiance ne peut qu’entretenir l’incertitude des choix électoraux à venir.
En 2012, à la veille d’une élection aussi décisive que la présidentielle, habituellement la plus mobilisatrice de toutes, la proportion de Français qui ne savent pas s’ils iront voter reste significative : entre deux et trois sur dix.
La participation politique s’organise aujourd’hui à partir de plusieurs répertoires d’action complémentaires : le vote, l’abstention et la manifestation. Dans l’utilisation de ces formes d’expression protestataire, l’abstention occupe une nouvelle place. Les analyses du comportement électoral ont mis au jour une augmentation des usages intermittents et alternés du vote et de l’abstention7, notamment dans les jeunes générations. Ce changement de comportement est amorcé dans le cours des années 1990. Lors de la séquence électorale de 2007 (les deux tours de la présidentielle et les deux tours des législatives), si 64 % des 65 ans et plus ont voté aux quatre tours de scrutin, ils ne sont que 30 % dans ce cas parmi les 18-30 ans8. L’électeur est devenu un votant intermittent, donc un abstentionniste intermittent. La priorité et l’efficacité politique reconnues à l’acte électoral sont d’autant plus prononcées que la population est âgée. Les jeunes générations sont moins sensibles au devoir qu’implique l’usage citoyen du vote; elles sont plus réactives aux enjeux de l’élection ou à la personnalisation de la compétition. D’une certaine façon, leur citoyenneté est moins normative. Il faut un enjeu fort, perçu comme tel, pour aller voter. Aux deux bouts de la chaîne des âges, le spectre de l’action politique ne s’établit donc pas de la même façon. Même si la majorité des jeunes ne remet pas en cause les fondements de la démocratie représentative, organisée à partir de la participation électorale, une partie croissante privilégie et expérimente d’autres modalités d’action. 32 % des 18-24 ans considèrent que d’autres moyens d’action (la manifestation, la grève ou le boycott) sont plus efficaces que le vote, contre 17 % des 65 ans et plus9. Six Français sur dix se déclarent prêts à descendre dans la rue et à manifester pour défendre leurs idées10.
Dans un climat favorable à la protestation – et à des modes d’expressivité plus radicaux – le retrait de la participation électorale est une pratique plus familière. Un Français sur deux déclare s’être déjà abstenu. La part des électeurs déclarant voter systématiquement à toutes les élections ne rassemble plus qu’une minorité de Français (42 %)11. Mais l’abstention recoupe des motivations différentes. Elle ne peut en aucun cas être considérée comme une expression univoque ou homogène, socialement ou politiquement. Cependant, son développement depuis une vingtaine d’années est moins l’expression d’une indifférence ou d’un retrait du champ politique – lié à des critères d’insertion socio-économique et culturelle défavorables – que d’une forme de « politisation négative12 ». L’abstention est revendiquée comme une réponse politique à part entière : une volonté de sanction, voire de délégitimation de la représentation politique instituée par l’élection. Ne pas voter, ne pas participer à la désignation d’une classe politique que l’on désapprouve, s’impose comme un nouveau droit citoyen. Considérée ainsi, l’abstention traduit un élargissement des formes d’expression démocratique porté par un modèle de citoyen à la fois plus critique et plus exigeant quant à ses attentes. Les rendez-vous électoraux sont de plus en plus dépendants du bon vouloir de l’électeur pour s’y rendre et s’y associer. La participation est plus incertaine. Les soirs d’élection, le taux d’abstention fait l’objet des premiers commentaires, devenant un élément de diagnostic incontournable.
Dès lors, sa progression ne doit pas être interprétée seulement comme un symptôme de déficit démocratique. Elle révèle certes la crise de la représentation politique qui sévit maintenant, mais aussi une mutation profonde du comportement électoral. C’est par un usage combiné de la démocratie représentative et de la démocratie participative que les citoyens se font entendre. Ils peuvent voter, mais aussi s’abstenir. Le retrait de la décision électorale comme la protestation politique ont gagné en légitimité. Dans ce contexte, l’abstention est la marque d’un renforcement du processus d’individualisation du vote et de desserrement des contraintes normatives qui lui sont associées. Mais elle participe aussi, plus positivement, à l’instauration d’une sorte de veille démocratique, exprimant une certaine vitalité dans le dialogue que les urnes permettent de nouer entre les citoyens et leurs représentants. Le peuple électeur est certes aujourd’hui plus inconstant, mais peut-être aussi plus réflexif. L’alternance du vote et de l’abstention peut s’entendre comme l’expression d’une conscience citoyenne et d’une exigence politique affûtées.
En même temps que l’électeur s’est peu à peu affranchi du devoir de voter, il est devenu plus mobile dans ses choix. Les hésitants sont légion. Les choix de dernière minute, particulièrement dans les jeunes générations, deviennent progressivement la règle. À trois mois du scrutin présidentiel, 41 % des Français déclarent ne pas être sûrs de leur choix et pouvoir encore changer d’avis (Ifop, janvier 2012). Lors de l’élection présidentielle de 2007, pourtant particulièrement politisée, 27 % des électeurs ont fait leur choix pendant la campagne et 22 % déclaraient avoir hésité jusqu’au dernier moment. Seul un électeur sur deux assurait avoir fixé son choix longtemps à l’avance. Cette plus grande perplexité et cette hésitation généralisée n’étaient pas aussi manifestes si l’on remonte vingt-cinq ans en arrière. En 1988, lors du premier tour de l’élection présidentielle, seuls 18 % des électeurs déclaraient s’être décidés dans les semaines ayant précédé le scrutin, voire le jour même13.
L’espace des votes possibles s’est largement déplié, et cette plus grande hésitation s’est traduite dans les votes effectifs. Au cours de la dernière séquence présidentielle/législatives, seul un tiers de l’électorat (31 %) a voté systématiquement et constamment Sarkozy/UMP ou Royal/PS aux quatre tours de scrutin. Plus des deux tiers (69 %) ont fait des choix alternatifs ou ont à un moment fait le choix de l’abstention. Cette plus grande fluidité s’inscrit dans les comportements et les habitudes de vote. Pour autant, cette mobilité reste relativement contenue à l’intérieur des deux grands camps politiques que sont la gauche et la droite. La frontière n’est franchie que par une minorité assez constante dans le temps (environ 10 % d’électeurs). C’est la mobilité interne aux camps de la droite et de la gauche qui domine, ainsi que celle induite par l’abstention14.
À trois mois du scrutin de 2012, l’opinion n’est pas encore cristallisée, particulièrement dans les segments centraux de l’électorat. Presqu’un électeur sur deux d’Eva Joly (46 %) et plus de deux électeurs sur trois de François Bayrou (69 %) reconnaissent qu’ils peuvent encore changer d’avis. Mais ces mobiles potentiels constituent aussi une part non négligeable des deux grands électorats de gauche et de droite : 27 % des électeurs qui ont l’intention de voter Nicolas Sarkozy pourraient encore changer d’avis, de même que 29 % de ceux qui se prononcent aujourd’hui en faveur de François Hollande. La mobilité envisagée chez des électeurs est réelle, jusqu’à les emmener hors de leur camp d’origine. Par exemple, 51 % des électeurs qui se prononcent aujourd’hui en faveur de François Hollande, mais qui ne sont pas assurés définitivement de leur choix, émettent un second choix en dehors de la gauche : 31 % en faveur de François Bayrou, 10 % en faveur de Nicolas Sarkozy, 10 % en faveur de Marine Le Pen15. L’incertitude est donc évidente et les victoires seront, quelle qu’en soit l’issue, toujours chargées de pluralité et donc d’ambivalence. L’électeur est devenu « pluriel » et l’élection un espace de compétition de plus en plus multidimensionnel.
Cette nouvelle fluidité électorale met-elle en question la légitimité de la démocratie représentative? Le vote est toujours au cœur de l’organisation de la représentation démocratique. Outil par excellence de la légitimité des citoyens, il permet d’élire les représentants organisant leur gouvernement et de qualifier les différentes instances de pouvoir. Pour cette double fonction de légitimation et d’expression démocratique, et bien que les formes de participation directes et non conventionnelles se généralisent et se diversifient, il reste le mode d’action politique jugé le plus efficace par une très large majorité de Français. Mais s’il n’est remis en cause ni dans ses principes ni dans ses modalités d’organisation, les profondes transformations de ses usages et de ses interprétations ne peuvent être minorées. Le vote est instrumentalisé à des fins nouvelles.
La démocratie prend de nouveaux visages et se voit qualifiée par de nouveaux attributs. Les mutations dont elle fait l’objet alimentent les nombreux diagnostics sur son état de santé dans les sociétés qui l’ont vu naître. « Contre-démocratie » ou « dé-démocratie » pour certains, « post-démocratie » pour d’autres. La plupart s’accordent en tout cas pour noter l’apparition d’un électeur plus critique et plus mobile dans ses choix. Pour Pierre Rosanvallon, nous serions dans l’âge de la « dé-sélection », où il s’agit moins de sélectionner des candidats en votant que de procéder à des éliminations. Les choix par refus ou les choix par défaut sont devenus la règle16. Pour Myriam Revault d’Allonnes, le lien des citoyens à la démocratie est désenchanté et l’abstention est l’un des signes patents de désamour à son endroit17. Pour Colin Crouch, le désalignement des électeurs et la plus grande volatilité de l’acte électoral résultent du décalage croissant entre une classe politique à la fois déconnectée de la réalité quotidienne des électeurs – pour ne pas dire de leur réalité existentielle – et en concurrence avec de nouvelles oligarchies financières et médiatiques18.
Ce rappel des écueils sur lesquels butte l’aventure démocratique dans nos sociétés n’oblitère pas la fécondité de l’invention permanente dont elle tire sa vitalité comme sa légitimité. Dans une époque saisie par la mobilité et l’individuation, la fluidité électorale ne peut pas être considérée seulement à l’aune de la « politisation négative » ou de la crise de la représentation. Elle résulte aussi de l’exercice d’une liberté que le citoyen éprouve dans le temps d’une campagne électorale et dans l’espace de la pluralité de ses choix. L’électeur incertain est certes perplexe, mais il est aussi plus libre et plus informé.
Notes
(1) Sondage Ifop/France soir, septembre 2010.
(2) Enquête Cevipof/Opinion Way, juin 2011.
(3) Sondage CSA/La Croix, mai 2011.
(4) Vague 3 du baromètre de confiance politique du Cevipof, novembre 2011.
(5) Sondage Ipsos/Logica Business, Le Monde, février 2012.
(6) Idem.
(7) Se reporter à Bruno Cautrés et Anne Muxel (dir), Comment les électeurs font-ils leur choix? Le panel électoral français, Presses de Sciences Po, 2009 ou au chapitre IV de Pierre Bréchon, « L’abstention, de puissants effets de génération? », dans Anne Muxel (dir), La politique au fil de l’âge, Presses de Sciences Po, 2011.
(8) Insee, enquête participation électorale 2007.
(9) Baromètre politique français 2006-2007, Cevipof.
(10) Vague 3 du baromètre de confiance politique du Cevipof, novembre 2011.
(11) Idem.
(12) L’expression est celle du politologue Jean-Louis Missika, pour mettre en évidence une montée des logiques du refus dans la construction du rapport à la politique et dans la décision électorale.
(13) Enquête électorale du Cevipof, 1988.
(14) Bruno Cautrés et Anne Muxel (dir), op. cit.
(15) Sondage Ifop/Fiducial, janvier 2012.
(16) Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006.
(17) Myriam Revault d’Allonnes, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Seuil, 2010.
(18) Colin Crouch, Post-Democracy, Cambridge, Polity Press, 2004.