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Projet - Dans quelle mesure le référendum du 29 mai dernier a t-il représenté une chance de socialisation politique pour la génération qui « arrive aux urnes » ?
Anne Muxel - Le référendum de mai a été l’occasion d’un grand débat, au sein des familles et entre les jeunes eux-mêmes, un moment fort de prise de conscience politique. Celle-ci s’est faite dans une complexité tout à fait inédite depuis le référendum sur le Traité de Maastricht en 1992 : une complexité liée à l’objet même du scrutin (un traité constitutionnel), et où les clivages en jeu ne recoupaient pas celui, traditionnel, entre gauche et droite, offrant une occasion de mise à jour des positions politiques, voire des valeurs. Comment les partis politiques se sont-ils emparés de cette nouveauté ? On peut craindre qu’aux yeux des jeunes, ils demeurent plus que jamais prisonniers de l’image des querelles qui les traversent et qu’ils se montrent incapables de développer des objectifs articulant les enjeux nationaux et européens. Si le 21 avril 2002 avait vu une certaine repolitisation émotionnelle dans la bataille contre le leader du Front national, la participation des jeunes n’avait, elle, pas évolué. Très peu ont franchi les portes des partis politiques.
Projet - Quelles ont été les caractéristiques du vote des moins de 25 ans ?
Anne Muxel – L’intérêt exceptionnel des jeunes, surtout comparativement aux élections européennes en général peu mobilisatrices, a été à l’image de celui de l’ensemble de la population française. Pour autant, le scrutin du 29 mai a permis de vérifier la règle qui veut que l’abstention des moins de 25 ans soit en moyenne 10% plus élevée que pour l’ensemble des électeurs. Les années de jeunesse se caractérisent par un « moratoire électoral », période de négociation et de mise à l’épreuve des héritages familiaux. La complexité des parcours d’entrée dans la vie sociale et professionnelle renforce ce temps de transition vers une citoyenneté active, d’où un retrait de la décision électorale plus marqué qu’à d’autres âges de la vie.
En général, parmi les votants, on retrouve plutôt les étudiants, et plutôt les jeunes mieux insérés socialement. Leurs choix politiques les portent majoritairement plutôt à gauche. Parmi ceux qui ont voté le 29 mai (soit la moitié de leur classe d’âge), six sur dix ont choisi le non. Certains l’ont fait en s’identifiant à « la gauche de la gauche », mais d’autres portaient un vote d’extrême-droite. On a pu l’observer lors des scrutins récents, Jean-Marie Le Pen peut s’appuyer sur un vrai contingent de jeunes électeurs. Comme dans le reste de l’électorat, le vote des jeunes reflète la volonté de protester, il est l’expression d’un malaise social et politique. Si, pour la ratification du Traité de Maastricht, les jeunes votants s’étaient en majorité prononcés pour le oui, treize ans plus tard ils se montrent touchés par un sentiment d’insécurité et ont rappelé cette inquiétude par leur vote. Le mouvement lycéen de cet hiver, peu fondé quant à sa critique des conséquences de la loi Fillon, exprimait ce malaise et la difficulté à se projeter dans un futur, national ou européen. Toutefois, la France ne fait pas exception. En Espagne comme aux Pays-Bas, les jeunes votants ont majoritairement fait le choix du non à la Constitution. En Espagne, ils se sont abstenus en très grand nombre. Aux Pays-Bas, la participation des jeunes fut équivalente à celle enregistrée en France et les trois quarts des 18-25 ans ont voté non (75% contre 61,6% dans la population).
Projet - Doit-on en conclure que les jeunes de l’Ouest se désinvestissent du projet politique européen, à l’inverse des jeunes des pays entrants ?
Anne Muxel – Dans les pays nouveaux membres de l’Union, les jeunes sont bien sûr très partants pour la construction européenne. Mais ils n’ont pas forcément de tradition démocratique bien établie. Ils votent moins, restent plus en retrait de la vie politique. Ils ne sont pas socialisés dans une culture du pluralisme qui met l’élection au cœur du système politique. Aucune expérience démocratique ne leur a été transmise par leurs parents. Pour eux, la politique est encore un monde bien éloigné. A l’Ouest, nous vivons ce paradoxe d’une jeunesse pro-européenne qui n’a pas saisi la chance offerte de faire progresser l’Union. De nombreuses enquêtes montrent l’europhilie des jeunes : ils expérimentent l’Europe beaucoup plus que leurs aînés, ils sont nés avec elle, beaucoup y voyagent. Or les mêmes ont fortement participé au coup d’arrêt donné à sa construction. Il semble pourtant difficile d’interpréter ce vote comme une condamnation du projet européen : il reflète une exaspération et une inquiétude sociales qui se sont cristallisées sur le projet de Traité constitutionnel. Plus que les autres, les jeunes ont été favorables à l’élargissement de l’Europe. Plus que les autres, ils restent favorables à son ouverture. Mais la classe politique française n’a pas su enchanter le projet européen. C’est un échec des grands partis de gouvernement, en France mais aussi dans d’autres pays européens.
Pour aller plus loin, voir Anne Muxel, L’expérience politique des jeunes, Presses de Sciences Po, 2000, et Pascal Perrineau (dir.), Les votes européens 2004-2005, De l’élargissement au référendum français, Presses de Sciences Po, 2005.