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Le 25 janvier 2012, l’Égypte commémorait le premier anniversaire de sa Révolution. On n’ose dire que les Égyptiens l’ont « célébré ». L’heure est plutôt à la morosité, à l’inquiétude, voire au pessimisme. Pour la majeure partie de la population, les fruits de la Révolution ne sont pas à la hauteur des espérances suscitées, tant s’en faut. Le retrait de la police de la vie publique a entraîné l’irruption d’une insécurité que le pays ne connaissait pas jusque-là. La multiplication des grèves et des mouvements sociaux perturbe gravement la vie du pays. L’arrêt de l’investissement étranger comme l’attentisme, sinon la fuite, de beaucoup d’entrepreneurs égyptiens a fait plonger le taux de croissance du Pib annuel de 6 % à presque 0,2 % en décembre 2011. Les chrétiens s’inquiètent de l’écrasante majorité obtenue par les islamistes au Parlement. Et l’on pourrait continuer la liste : il y a de sérieuses raisons de s’inquiéter pour l’avenir du pays et un travail immense est à entreprendre pour retrouver un équilibre et une dynamique.
Mais s’il est un « acquis de la révolution », c’est bien le droit à l’expression du citoyen égyptien. Ce droit était quasi nul jusqu’au 25 janvier 2011. Le régime de Moubarak a pu se maintenir durant trente ans grâce à un redoutable système sécuritaire qui quadrillait la vie du pays et des citoyens à tous les niveaux : police urbaine, police touristique, police anti-émeute, police des frontières, services secrets, etc. Ces services étaient omniprésents et l’état d’urgence en vigueur depuis l’assassinat de Sadate en octobre 1981 leur garantissait une véritable impunité. Cette toute-puissance a été brisée au prix des 850 morts et des milliers de blessés de la place Tahrir, ces hommes et ces femmes, souvent jeunes, qui ont bravé la police et les nervis du régime venus massacrer les manifestants lors de la fameuse bataille des chameaux du 2 février 2011. Les services de police ne sont certes pas démantelés et l’état d’urgence n’a été levé que partiellement. Les Égyptiens devront lutter encore pour faire prévaloir un État de droit. Il reste que la peur a disparu. Le citoyen a le sentiment d’avoir obtenu le droit à la parole et il sera difficile de revenir sur cet acquis. Le véritable fruit de cette Révolution est la fin de l’humiliation, un sens de la dignité retrouvée2. Une des premières raisons pour aller voter a été, sans conteste, la croyance en la possibilité de changer des choses.
Manifestant cette dignité retrouvée, un assez grand nombre d’Égyptiens (55 %) sont allés voter pour les élections législatives qui se sont terminées en janvier. Un taux significatif dans un pays où ils étaient fort peu (15 %) à se déplacer auparavant. Sous le régime d’Hosni Moubarak, on estimait que cela ne servait à rien, que les élections étaient truquées, le résultat connu d’avance. Ainsi, Moubarak avait fait modifier la Constitution et la loi électorale, de sorte que personne d’extérieur à son parti, le Parti national démocratique, ne puisse se présenter à l’élection présidentielle. Plusieurs articles de la Constitution ont dû être amendés par référendum (en mars 2011) pour rendre possible une vraie consultation populaire. Beaucoup d’Égyptiens, même quinquagénaires, ont voté cette année pour la première fois de leur vie. Cet intérêt pour le vote ne s’est, hélas, pas confirmé lors des élections à la chambre basse. On s’attend, en revanche, à une forte participation à l’élection présidentielle, annoncée pour mai 2012, même si la prochaine Constitution donnera peut-être moins de pouvoirs au président de la République.
Ce vote populaire peut certes être questionné et les observateurs ne s’en sont pas privés. Le système électoral était complexe, mélangeant scrutin de liste dans les villes et scrutin nominal dans les campagnes – où l’on vote plus pour un notable que pour un parti. Les partis en lice étaient nombreux et le pays compte encore un quart d’illettrés. Il a fallu recourir à toutes sortes de sigles pour permettre une identification de l’appartenance politique : la balance pour les Frères musulmans, l’ampoule pour le parti salafiste Al-Nour (littéralement : la lumière), etc. Beaucoup étaient un peu perdus à l’entrée des bureaux de vote et certains partis très organisés n’ont pas manqué de les « conseiller ». Ces bémols n’invalident pas cependant le fait que le peuple estime avoir choisi lui-même ses représentants. Il l’a souvent fait selon des critères religieux, ce qui explique que les partis islamistes représentent 76 % du Parlement (47 % pour les Frères musulmans, 24 % pour les salafistes, 5 % pour un parti islamiste modéré), reléguant loin derrière les démocrates (8 % pour le Wafd) et les activistes qui avaient été le fer de lance du changement de régime et qui ne sont quasiment pas présents au Parlement.
Paradoxalement, alors que la référence religieuse explicite était officiellement interdite au cours de la campagne électorale, ce sont les valeurs religieuses qui ont guidé beaucoup d’électeurs. D’abord, parce que l’Égyptien, chrétien ou musulman, est profondément religieux : même sans influence islamiste, la religion marque la vie sociale. Par ailleurs, un vote pour un candidat qui se présente « au nom de l’islam » ou avec un référentiel religieux apparaît comme une garantie contre la corruption qui a gangrené le régime de Moubarak. A joué aussi le fait que les Frères musulmans ont eu le souci des pauvres, à travers leurs œuvres de bienfaisance.
Surtout, les Égyptiens ont le sentiment d’avoir retrouvé leur droit à la parole. Cela signifie que les élus auront à rendre des comptes auprès de leurs électeurs et seront jugés, non sur leurs slogans religieux, mais sur leur capacité à répondre aux attentes du peuple : de l’emploi, des logements, une inflation modérée, des transports publics décents, etc. Le pays est entré en débat. Il y a là un immense pas en avant. Mais le chemin à parcourir est encore long, très long.
(1) Ce qu’a fort bien souligné Akram Belkaïd dans son ouvrage Être Arabe aujourd’hui (Carnets Nord, 2011).