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C’est une situation méconnue : cinq à six millions de personnes, en France, sont exclues de tout ou partie des services bancaires. Le sentiment général est qu’en ce domaine, « on ne prend du temps qu’avec ceux qui ont de l’argent ». Mais les racines de cette exclusion bancaire ne sont pas uniquement dans l’accès au crédit, ou dans la clôture ou le refus d’ouverture de comptes, mais essentiellement dans l’accès à l’information, qui fait que les victimes resteront toujours celles et ceux qui n’ont aucun pouvoir de négociation, et dont les comptes n’intéressent aucune banque. Face à tous ces dysfonctionnements, toute action correctrice de cette exclusion de la sphère marchande, toute intervention facilitant l’accessibilité et l’inclusion bancaire, nous semble aller dans le bon sens.
Le développement du microcrédit, qu’il soit professionnel ou personnel, constitue un support essentiel en termes de réponse à la précarité. Le crédit est, de fait, un levier de développement : il offre une ressource pour aider chacun à réaliser ses projets. Le microcrédit est d’abord une réponse à des carences (bancaires, publiques, associatives ou familiales). Il permet de satisfaire des besoins spécifiques jusqu’alors sans réponse. Les bénéficiaires du microcrédit s’étaient résignés et ne cherchaient même plus de solutions financières à leur besoin : ils étaient déjà largement dépendants des dispositifs d’aides publiques et associatives et se heurtaient à leurs réponses négatives. Devant la faiblesse des alternatives auxquelles les personnes qui recourent au microcrédit sont confrontées, ce dernier joue un rôle protecteur – il évite la dégradation d’une situation compromise par un accident de la vie –, et en même temps de promotion sociale.
Lorsque l’on parle de microcrédit en France, la première représentation que l’on s’en fait est d’abord celle d’une action financière conduite au Bangladesh ou au Togo, ensuite celle d’une clientèle constituée principalement de femmes, et enfin que ce microcrédit sert avant tout à mettre en place une activité génératrice de revenu. Aucune de ces représentations n’est fausse, mais cette image est réductrice et le prix Nobel de la paix attribué à Mohamad Yunus participe de cela. En France, le microcrédit professionnel existe depuis plus de vingt ans, notamment à partir des avancées de Maria Nowak et de l’Adie. Il permet, par un accompagnement personnalisé au créateur d’une petite entreprise, de trouver le financement bancaire nécessaire au développement de son projet, accès facilité par une offre de garanties publiques. Depuis – il y a moins de six ans – et sur la même inspiration (accompagnement, prêt bancaire, garantie des pouvoirs publics), cette forme de crédit s’est ouverte au financement de besoins et de projets personnels. Le microcrédit personnel sert alors à financer des projets de formation, d’entrée dans un logement, de soins mais surtout des besoins liés à la mobilité. Une constante : ce microcrédit est souvent pour ses bénéficiaires, dans un premier temps, le seul accès au crédit.
La prudence est toutefois de mise : il serait illusoire d’attendre de chaque opération de microcrédit qu’elle mène à une transformation radicale de la situation des personnes. Cette transformation suppose souvent le retour à l’emploi, qui lui-même se heurte à des obstacles structurels que le crédit ne peut seul contourner. On ne saurait non plus faire du microcrédit le seul outil de lutte contre l’exclusion financière, voire contre l’exclusion sociale. Comme le dit Georges Gloukoviezoff, il faut veiller à ce que le crédit ne devienne pas un substitut au salaire et à la protection sociale, une sorte de réponse normative, l’outil unique pour faire face à la pauvreté. On entrerait dans le cercle vicieux d’une « financiarisation de la précarité ».
Ce point d’inquiétude trouve un écho dans les propos de Patrick Viveret : il nous incite à ne pas rester « au sein d’un paradigme que l’on pourrait qualifier de « monétaro-caritatif » faisant reporter l’essentiel des problèmes de l’exclusion bancaire sur les exclus eux-mêmes – ou sur une simple méconnaissance de leurs intérêts par les banquiers – alors que nous sommes en présence d’un dysfonctionnement global dont les exclus sont les principales victimes ».
Le microcrédit peut certes pallier les conséquences de la pauvreté. Mais si l’accompagnement qui lui permet de se concrétiser ne touche pas aux causes de cette pauvreté, en regard de l’environnement du bénéficiaire du prêt, les facteurs de vulnérabilité de la personne risquent de perdurer encore. Dans ces conditions, le projet que le crédit aura permis de financer favorisera-t-il réellement un développement soutenable pour cette même personne ?
Pour les initiateurs du microcrédit en France, le premier objectif est d’inverser la tendance naturelle des marchés à exclure les clients modestes, de normaliser le marché du capital et de faciliter l’accès à la banque pour un plus grand nombre de personnes. Pour atteindre cet objectif, il leur faut rester vigilants face à deux dérives : celle qui verrait des populations ayant aujourd’hui accès au crédit (même un accès limité et faible) glisser vers l’offre unique de ce microcrédit accompagné et garanti par l’Etat ; celle qui ferait que les emprunteurs de microcrédits ne puissent jamais accéder à une relation plus traditionnelle avec leur banque : le microcrédit deviendrait alors – comme c’est le cas des démarches uniquement distributives – une nouvelle trappe de pauvreté. L’accès au microcrédit se traduit rarement par une accessibilité bancaire pleine et entière et a fortiori par une véritable inclusion financière.
Il nous faut donc encore « pousser les feux », et la mise en place d’un principe d’incitation/régulation dans le cadre de l’accessibilité bancaire, ne saurait être écartée. Une telle avancée pourrait se réaliser par le biais d’une mesure législative, en direction des organismes bancaires.