Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Les coopératives de travail, les mutuelles, les coopératives agricoles, certaines banques coopératives, ont pu faire face aux conséquences de la crise dans de meilleures conditions car leurs moyens et leur logique étaient autres.
Ces entreprises de l’économie sociale et solidaire ne sont pas des entreprises « capitalistes ». Elles utilisent le capital comme un moyen de production, mais le capital ne fait pas l’objet de spéculation. Il ne produit pas de plus–values car il n’est pas réévaluable. Il en est de même dans les entreprises solidaires dont la vocation est d’écarter l’idée de la rentabilisation du capital, même si leurs statuts ne sont pas ceux de l’économie sociale.
On estime à 1 800 000 le nombre de salariés de l’économie sociale et solidaire dans plus de 150 000 entreprises. À cela s’ajoutent 700 000 associations sans salariés. L’économie sociale et solidaire représente donc 8 % des salariés et 8 % du Pib. Mais l’économie sociale et solidaire est majoritaire dans les banques (55 % des dépôts) et dans l’assurance des personnes (mutuelles de santé) et des biens (assurances auto et habitation).
Proche de l’économie sociale et solidaire, il y a l’entreprise sociale, mais il faut distinguer ce que l’on appelle « l’entrepreneuriat social » et l’entreprise sociale. L’entrepreneuriat social s’inscrit dans le cadre des entreprises classiques : sans modifier fondamentalement leur vocation, il cherche cependant à mieux valoriser les différents facteurs de production et à mieux respecter les divers stakeholders (parties prenantes). L’entreprise sociale, pour sa part, se rapproche de l’entreprise solidaire : elle se donne pour vocation d’avoir une action sociale à travers son comportement même d’entreprise, ce qui la conduit à réinvestir la quasi–totalité de ses profits. L’entreprise sociale n’est pas une entreprise « capitaliste ». C’est ce que Mohamed Yunus appelle le social business dans lequel il n’y a pas de dividende distribué.
Dès lors, l’économie sociale et solidaire, pour être à la hauteur des enjeux, doit affronter trois difficultés internes et trois difficultés externes.
Le premier défi interne est de maintenir sa double vocation économique et sociale. Un autre défi est celui de la gouvernance démocratique. L’existence d’une double qualité (quand on est à la fois associé et usager, ou associé et salarié), conduit en permanence à une sorte de schizophrénie entre l’intérêt de l’associé qui est de faire fonctionner l’entreprise, et celui de l’usager. L’exemple le plus caractéristique de cette double qualité se retrouve dans la coopération agricole : pour mieux servir l’usager de la coopérative (l’agriculteur), elle pèsera sur l’ensemble des autres facteurs – à commencer du côté des salariés – pour réduire au maximum les charges. Dans une coopérative de production, le sociétaire est à la fois salarié et propriétaire du capital. Une gouvernance démocratique dans une entreprise coopérative nécessite de bien associer toutes les parties prenantes.
Le troisième enjeu interne concerne la complexité et la diversité des activités et des statuts. On trouve des entreprises d’économie sociale pour lesquelles les statuts sont assez clairs par rapport aux capitaux (cela ne va pas sans problème pour l’accès aux ressources) et des entreprises solidaires qui n’ont pas cette protection statutaire. Dès lors, comme les entreprises sociales, ces dernières peuvent avoir des conduites extrêmement diverses, n’ayant pas de références à un cadre normatif. Cette complexité empêche l’existence d’un secteur cohérent. Nombre d’entreprises coopératives ne sont en rien solidaires !
Les trois défis externes sont plus simples à appréhender :
Il s’agit d’abord de permettre à ces entreprises de l’économie sociale et solidaire, qui sont soumises aux conditions du marché, de disposer de ressources suffisantes qu’elles ne trouvent pas sur le marché, par définition. Cela les oblige à être rentables, puisqu’elles vivent sur leurs seules réserves et résultats.
Le second défi est de nature idéologique : peut–on aujourd’hui résister à la méfiance à l’égard de toute action collective qui se traduit par une préférence pour le caritatif, pour des actions de réparation plus que pour des actions collectives destinées à intervenir dans le cadre économique lui–même ?
Le troisième défi vient de l’ambiguïté de l’entrepreneuriat social, aussi longtemps que celui–ci ne bénéficiera pas d’une définition claire et d’une distinction entre l’entrepreneuriat social (un ensemble de comportements à l’intérieur des entreprises « ordinaires »), et l’entreprise d’économie sociale et solidaire (qui, elle, doit répondre à des critères de valorisation des facteurs de production spécifiques).
Quoi qu’il en soit de ces différents défis, il me semble que l’économie sociale et solidaire répond bien aux trois grandes questions qui sont les nôtres aujourd’hui. Face à la crise alimentaire, l’un des meilleurs moyens dans les pays émergents d’y répondre ne passe–t–il pas par l’organisation des producteurs, sous forme le plus souvent de coopérative? Chez nous, ce sont le commerce équitable ou les Amap. Face à la crise environnementale, ne s’agit–il pas de mettre en avant le respect de tous les facteurs de production et donc en particulier du facteur environnemental qui est la première matière première? C’est d’ailleurs tout le mode de production des matières premières qui est en cause : l’utilisation de bois rare, le mode d’exploitation des richesses du Pérou ou de la Bolivie pour le mercure, le nickel, la destruction des forêts de Bornéo pour la production d’huile de palme, etc. La crise environnementale est liée au mode de production des matières de base. L’économie sociale répond enfin à la crise morale mise en évidence lors de la crise bancaire et qui continue à l’être aujourd’hui, lorsque l’on voit les rémunérations aberrantes en vigueur sur le marché financier. L’économie sociale par ses statuts et l’économie sociale et solidaire par ses pratiques, proposent un autre modèle, en particulier à travers le mode de rémunération et de répartition des résultats. Il faudrait y ajouter, pour demain, la nécessité de trouver sa juste place à l’intérêt général, à la gratuité et au don.
Après des décennies de montée progressive, l’État–providence connaît aujourd’hui une crise, à laquelle on peut répondre de deux manières. La première – c’est la tendance actuelle – accepte une mise en concurrence totale et se fonde sur la croyance que le tout marché permettra de remplacer l’État–providence. La seconde hypothèse passe par un recours accru à l’économie sociale et solidaire comme relais pour la politique d’un État régulateur, visant à favoriser des mécanismes échappant à la concurrence afin de répondre à des besoins d’intérêt général.
Des dévoiements sont toujours à éviter : celui, d’abord, qui viendrait à s’en remettre au mécénat d’entreprise. Or il n’a pas vocation à répondre au retrait de l’État–providence. Par contre, l’engagement réel des entreprises dans une responsabilité sociale ouvre à la mise en place, dans une économie où le salariat représente 92 % des actifs, de vrais mécanismes régulateurs.
Un second dévoiement, plus radical, conduirait à décider que tout ce qui est public aujourd’hui doit être privatisé. Or derrière cette privatisation, qui peut ressembler simplement à un changement de propriétaire, se profile un changement de paradigme complet : toute privatisation ouvre la voie à la rentabilisation nécessaire des capitaux engagés.
L’économie sociale et solidaire n’est pas une roue de secours, utilisée comme simple suppléance à une économie de marché défaillante, ni cantonnée à la gestion des activités les moins rentables : ce serait pour elle tout à fait dramatique. Elle a vocation à remplir toutes les fonctions des entreprises. Crédit, commerce et distribution, assurance, transport, services aux entreprises et à la personne, communication, sont des activités dans lesquelles les entreprises d’économie sociale et solidaire sont d’ores et déjà présentes. Qui sait que le deuxième émetteur de titres–restaurant et concurrent d’Accor, est la Scop Chèque–déjeuner, par ailleurs premier émetteur du chèque emploi service universel ?
Il faut d’abord que nos sociétés retrouvent le sens de la mesure et de la valeur, que l’on cesse de parler de création de valeur pour l’actionnaire, mais bien de création de valeur pour la société. La responsabilité sociale, voire sociétale, des entreprises trouverait ici tout son sens.
Mais c’est aussi la place de l’homme dont il s’agit. Que veut dire une juste rémunération des facteurs de production? Les trente dernières années ont totalement occulté ce débat. Certes il a été remis sur le devant par le Président de la République lorsqu’il a parlé de la répartition par trois tiers, mais chacun a compris que cette répartition par trois tiers ne correspondait pas à la réalité du fonctionnement de l’économie. Pourtant, la question est essentielle : celle d’une politique des stakeholders (parties prenantes) à la place de la politique des shareholders (détenteurs d’actions).
Une troisième direction pour l’action appelle à redonner à l’État sa juste place. C’est le rôle d’un État régulateur de confier, dans certains cas et avec les moyens suffisants, les tâches dites d’intérêt général à des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Ceux–ci n’étant pas à la recherche du profit peuvent être des relais, des compléments utiles à l’action de l’État.
Le récent rapport de Monsieur le député Vercamer reprend ces trois directions en souhaitant développer l’économie sociale et solidaire, mais il n’attache pas à leurs statuts l’importance qui convient. Il laisse ouvert, à travers l’obtention d’un label et non d’un cadre législatif normatif, la possibilité pour une entreprise classique de se déclarer « entreprise sociale » en se fondant essentiellement sur des pratiques, indépendamment de l’affectation des résultats. C’est, à nos yeux, un risque important de dévoiement de l’économie sociale et solidaire. C’est regrettable dans la mesure où tout le rapport conduit, par ailleurs, à justifier un soutien à ce secteur.
L’économie sociale détient des atouts trop négligés. Elle dispose d’un capital non spéculatif, qui sert à produire des biens et des services : ce n’est pas la production de biens et de services qui rentabilise les capitaux. Elle répond en priorité à des besoins sociaux, assure une mixité des ressources et fait une place, en particulier dans le monde associatif, au don et à la gratuité. Enfin, elle ne refuse pas le profit mais elle l’utilise différemment. L’économie sociale et solidaire, quand elle répond à ces caractéristiques, est à la hauteur des enjeux.