Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Projet – Changer de modes de vie, est-ce un programme concret ou un slogan ?
Dominique Bourg – Changer nos modes de vie n’est pas un slogan. Cela pourrait être un programme, mais nous en sommes encore loin : il faut faire en sorte qu’il le devienne. Beaucoup ne voient derrière le mot environnement que des questions liées à la pollution de l’air ou de l’eau. Et l’on s’en remet aux nombreuses techniques qui existent déjà pour y répondre : les filtres pour les usines, les moteurs basse consommation… On n’envisage pas de changer de mode de vie, puisque c’est la technique finalement qui résoudra nos problèmes environnementaux ! Pourtant, nous devons faire face à des constats qui devraient alerter l’opinion publique. - On a franchi une limite dans notre confrontation aux régulations de la planète (cycle du carbone et climat, cycle de l’azote, biodiversité, etc.). - Des ressources, dont nous disposons encore à bas prix (pétrole, certains métaux semi-précieux, etc.) deviendront plus en plus rares et chères. - Tous les services écologiques auxquels nous sommes attachés deviennent de plus en plus coûteux (accès à l’eau douce, pêche…). Bien des conflits géopolitiques pourraient y trouver leur origine. - Nous assistons à une succession de crises qui montrent que ce contre quoi on nous avait mis en garde finit par arriver. L’annonce du pic pétrolier, notamment, a fait prendre conscience qu’il sera impossible de poursuivre sur le même mode de consommation. Sa réalisation pourrait avoir une valeur pédagogique. L’amélioration des techniques ne permet qu’un gain de productivité (accéder à un service à un coût moindre), elle ne résout pas la question de la croissance de la consommation de ressources. L’argent économisé est investi dans d’autres consommations. Si, par exemple, les ordinateurs consomment moins qu’il y a dix ou quinze ans, le nombre d’utilisateurs a considérablement augmenté, et les appareils sont plus puissants ; leur usage s’est transformé et démultiplié. La consommation d’électricité relative à l’informatique triplera d’ici à 30 ans à l’échelle de la planète. Il en est de même pour l’alimentation. Les élites indiennes ou chinoises sont en train de changer de comportement alimentaire. Si la consommation de viande des Indiens atteint 40 kg par an – soit seulement la moitié de ce que consomme un Américain aujourd’hui –, il faudra doubler la surface consacrée aux cultures céréalières. On pourrait multiplier les exemples : tous soulignent que la véritable solution se situe du côté des changements de comportements, non de l’amélioration des techniques.
Projet – Est-ce l’individu ou le collectif qui est invité à ces changements de comportement ?
Dominique Bourg – En démocratie, le collectif et l’individuel vont de pair. Nos comportements sont enracinés dans un environnement, une culture. Pour n’importe quel enfant vivant d’un pays industrialisé il suffit d’ouvrir le réfrigérateur à la maison : il trouve tout à portée de sa main. Nous avons nous-mêmes, par nos conduites, inculqué à nos enfants cette notion du monde infini. Des règles collectives sont essentielles. Mais pour envisager de les appliquer, une prise de conscience est nécessaire, sans laquelle seuls les plus « vertueux » mettront en pratique des actions concrètes. Il est toujours plus facile de suivre une règle à laquelle tout le monde se soumet. Et ici le rôle des politiques et des lois est insurmontable : si des règles sociales ne sont pas mises en place, on ne peut compter que sur la vertu des hommes ! Établies en fonction de l’évolution des mentalités, les règles collectives font elles-mêmes évoluer les mentalités. Il est plus facile de faire faire un geste quand le premier a déjà été fait !
Projet – La régulation par les prix peut-elle amener à cette prise de conscience ?
Dominique Bourg – La question est très délicate. Sans doute inévitable, la régulation par les prix peut mener à de graves injustices. Elle suppose que les conduites soient bornées réglementairement, c’est-à-dire qu’il y ait des maxima bien définis, qui laissent un éventail de choix assez important. Car dans un système fortement inégalitaire, toute régulation par les prix est injuste : elle donnerait une sorte de « droit de détruire » à ceux qui ont de l’argent. La solution serait plutôt dans une taxation associée à un système de redistribution : moins vous consommez, plus vous en tirez d’avantages. Par exemple, quelle que soit votre consommation de carburant et de combustibles, le même chèque vert vous serait remis. Les personnes moins aisées recevraient ainsi plus que ce qu’elles dépensent. Avec une telle redistribution, la taxe ne serait pas pénalisante pour les plus modestes. Tel était le sens de la Contribution climat énergie abandonnée par le gouvernement.
Projet – Outre les exemples de la consommation de viande ou de carburant, dans quels autres domaines devraient s’opérer des changements ?
Dominique Bourg – Toute la consommation de ressources est à revoir. Les iPhones, par exemple, contiennent beaucoup de métaux semi-précieux, difficiles à isoler et à recycler. Leur « espérance de vie » est très faible par rapport à tout ce qui est utilisé pour les fabriquer. La plupart de ces gadgets, techniquement, peuvent durer cinq ans. Mais chacun veut en changer tous les deux ans pour avoir le dernier modèle… Nous consommons bien plus de matière et d’énergie que ce qui nous est vraiment utile. Pour garder le confort auquel nous sommes habitués, sans renforcer les inégalités déjà existantes, il faudra accepter qu’une partie du support matériel de ce confort soit « mutualisée ». Bon nombre des objets dont nous avons besoin ne seront plus notre propriété individuelle. Une bonne stratégie passe par une « économie de fonctionnalité » : la vente de l’usage d’un bien se substitue à la vente du bien lui-même. Michelin a été l’une des premières entreprises à mettre en place ce genre de système : au lieu de vendre plus de pneumatiques pour augmenter son chiffre d’affaires, il vend le service que rendent les pneus. Il peut alors imaginer des pneus qui durent plus longtemps, car cela n’altère pas la rentabilité de l’entreprise : ce qu’elle perd en production, elle le récupère en location. Mais si des entreprises y sont prêtes, le client individuel préfère disposer en permanence de quelque chose qu’il n’utilise qu’occasionnellement. On achète une perceuse qui ne sera utilisée qu’une ou deux fois l’an, plutôt que de la louer.
Projet – Ces changements se feront-ils sous la seule contrainte de la nécessité ? Une dimension éthique ne peut-elle y contribuer ?
Dominique Bourg – Nous avons le choix entre deux sortes d’éthique1 : celle du repli, qui engendre de la violence, et celle du partage. C’est vers celle-là que nous devons tendre, même si dans nos pratiques c’est souvent la première qui prévaut. Tout un travail sur soi est nécessaire, pour nous inciter à vivre de manière moins « excitée », sans pour autant sacrifier tous nos plaisirs quotidiens. Ce changement passe par des gestes très concrets : consommer moins de viande rouge, prendre moins souvent sa voiture, consommer moins d’eau… On peut se demander si de telles initiatives ne se traduiront pas par une diminution du Pib. Le problème est en effet d’autant plus grave que de telles décisions doivent être prises dans une conjoncture politico-économique mondiale difficile. Nous ne savons pas encore comment faire fonctionner une société avec un modèle macroéconomique qui ne soit pas tiré par la consommation. On commence à peine y réfléchir, mais l’économie de fonctionnalité constitue un début de réponse : une entreprise peut alors augmenter son chiffre d’affaires sans augmenter sa consommation de ressources.
Projet – Quels autres objets que les voitures, les bicyclettes ou les outils pourrait-on mutualiser ?
Dominique Bourg – La seule limite est l’imagination. On peut mutualiser des vêtements ! Ceux qui aiment en changer souvent recevraient une nouvelle garde-robe chaque semaine… On peut autoriser des restaurants à récupérer les plats préparés mais non servis dans des établissements de standing, afin de proposer des plats gastronomiques à des prix modestes. Dans les pays industrialisés, environ 40 % des denrées alimentaires sont gaspillées ! On peut mutualiser des « résidences secondaires » inoccupées pendant une partie de l’année, etc. Si une part de la fiscalité reposait sur la consommation de ressources plutôt que sur le travail, on aurait un système favorisant l’économie de fonctionnalité : moins vous utiliseriez, plus vous seriez au prorata remboursés. Bien des évolutions sont possibles sans avoir recours à des moyens extravagants. Mais la première condition est de changer notre comportement de consommateur vorace des ressources.
1 La Fondation Nicolas Hulot a organisé à Paris, le 26 novembre 2009, un colloque pour promouvoir « une société sobre et désirable » qui vient de donner lieu à une publication.