Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La crise que nous venons de vivre, et qui n’est peut-être pas terminée, illustre les dysfonctionnements de notre système économique, le capitalisme. Loin que la recherche par chacun de son intérêt personnel permette d’améliorer le sort de tous, comme ses défenseurs le prétendent, des millions de chômeurs supplémentaires payent aujourd’hui l’esprit de lucre de quelques-uns. L’essor d’une finance débridée s’est terminé par un quasi effondrement bancaire que seule une très vigoureuse – et coûteuse - intervention publique a permis d’enrayer. N’est-il pas temps de changer de système économique, comme beaucoup le demandent avec insistance ?1
On peut évidemment faire valoir les succès passés du capitalisme qui, malgré toutes les injustices dont il est porteur, a permis à des centaines de millions de personnes de vivre mieux. Mais cet argument, s’il autorise à justifier le capitalisme et ses tares dans le passé, ne vaut pas forcément pour l’avenir : qu’il ait réussi à prospérer jusqu’ici n’implique pas qu’il soit le plus apte à résoudre les défis nouveaux qui se profilent à l’horizon, parce qu’ils sont d’une nature radicalement différente de ceux qu’il a su relever jusqu’ici. Reste qu’il a pour lui un atout décisif, parce qu’il permet de mettre en des mains différentes pouvoir économique et pouvoir politique, ce qui contribue à la démocratie, selon le vieux précepte de Montesquieu : « Que le pouvoir arrête le pouvoir ». Au contraire, dans les sociétés totalitaires, les deux pouvoirs sont tenus par la même main, si bien que les citoyens sont sous contrôle et peuvent être si lourdement punis que peu se risquent à la contestation. Certes, au sein même du capitalisme, il arrive que pouvoir économique et pouvoir politique, sans vraiment fusionner, se rapprochent ou s’influencent fortement, mais c’est en général temporaire, et ce qu’une majorité a pu faire, une autre peut le défaire. Ce n’est pas un hasard si c’est dans l’économie de marché que la démocratie politique a pu s’épanouir.
Sans doute ne faut-il pas confondre capitalisme et économie de marché, cette dernière n’étant pas forcément dominée par la recherche du profit maximal, contrairement au capitalisme. Ainsi, l’économie sociale et solidaire, pourtant inscrite dans l’économie de marché, ne vise pas à réaliser le profit maximal. Charles Gide, constatant que, dans le système actuel, « c’est le capital qui, étant propriétaire, touche les bénéfices, et c’est le travail qui est salarié », espérait que « dans le régime coopératif, par un renversement de la situation, c’est le travailleur ou le consommateur qui, étant propriétaire, [toucherait] les bénéfices, et c’est le capital qui [serait] réduit au rôle de simple salarié ! » C’était il y a plus d’un siècle, et nous n’avons guère avancé dans ce sens. S’il est important de montrer qu’entreprendre, et le faire avec succès, ne passe pas forcément par le désir d’enrichissement personnel, penser que l’économie sociale puisse être une alternative globale au capitalisme, c’est largement se leurrer. L’éthique dont elle se réclame n’est pas toujours de mise dans les faits : les banques de l’économie sociale n’ont pas été les dernières à puiser dans le pot à confiture de la finance, et dans trop d’entreprises de l’économie sociale la démocratie sociale affichée – un homme, une voix – masque des modes de fonctionnement et des pratiques de cooptation qui sont aux antipodes. Quand bien même l’écart entre le discours et les faits se réduirait, quand bien même toutes les entreprises fonctionneraient sur un mode coopératif, cela ne suffirait pas à imposer des règles à des marchés mondialisés.
Cessons donc de croire à un grand basculement, à un changement radical de modèle social. On ne crée pas de modèle social de toutes pièces : seules les sociétés totalitaires ont cette prétention et, généralement, elles finissent par s’effondrer faute d’y parvenir. En revanche, on peut faire évoluer celui qui existe, car, sur un certain nombre de problèmes, des solutions différentes peuvent être choisies. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater à quel point, derrière l’apparence d’un même modèle social, le capitalisme revêt des formes différentes selon les pays. On n’y traite pas les salariés de la même manière, on n’y résout pas les conflits de façon identique, les modes de financement des investissements, les règles fiscales, le partage des profits, les structures de groupe, etc. diffèrent. Le capitalisme de 1929 ressemble bien peu à celui d’aujourd’hui. Preuve que le capitalisme est plus malléable qu’on le croit habituellement, qu’il est capable de s’adapter, de mettre de l’eau dans son vin quand cela se révèle nécessaire, d’accepter des types de régulation qu’il cherche ensuite à tourner, mais qu’il finit le plus souvent par accepter. Des marges de manœuvre existent, que la crise nous incite à explorer.
Il s’agit au fond de rompre avec la logique mise en œuvre dans les années 1980 sous l’impulsion initiale de Mrs Thatcher et de Ronald Reagan, qui a abouti à une très large libéralisation des marchés : moindres interventions de l’Etat, élimination de la plupart des obstacles au commerce mondial et à la libre circulation des capitaux, accentuation de la concurrence comme mode de régulation, creusement des inégalités, etc. Cette logique libérale – « libertarienne », plus précisément – puisait ses fondements chez des auteurs comme Hayek ou Friedman. Dans cette conception, les marchés sont l’instance suprême, qui jouent en quelque sorte le rôle de Dieu : ils sont omniscients, omnipotents et dotés de sagesse, récompensant chacun selon ses mérites. Les hommes ne doivent pas chercher à les contrôler, encore moins à s’y substituer, sous peine d’engendrer des maux plus grands encore que ceux auxquels l’action humaine prétendait mettre fin. Dans cette conception, la notion même de justice sociale n’a pas de sens, car seuls les marchés sont en mesure de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Il s’agit donc d’une conception pessimiste de l’humanité : permettre aux hommes de modifier les œuvres du Marché-Providence, c’est s’exposer au pire.
A ce libéralisme extrême, s’oppose un autre type de libéralisme, de nature plus optimiste : les hommes sont capables de construire des institutions dans lesquelles les marchés jouent un rôle, mais ne prennent pas toute la place, de sorte que, sans perdre de leur efficacité, ils contribuent à la justice sociale, en trouvant des compromis acceptables. Lesquels peuvent viser, comme le soutenait le philosophe britannique Jeremy Bentham au xixe siècle, à obtenir le « plus grand bonheur du plus grand nombre », ce qui peut passer par le sacrifice de certaines minorités. Ou s’inscrire dans la problématique développée dans les années 70 par un philosophe américain, John Rawls, dans le cadre de la « justice comme équité » : le compromis acceptable est celui qui permet d’améliorer le plus le sort des plus désavantagés (le « maximin » : maximum pour ceux qui ont le minimum), une conception reprise (et un peu amendée) par l’économiste indien Amartya Sen, qui raisonne moins en pouvoir d’achat qu’en réalisation des capacités dont chacun est porteur. Chacune de ces conceptions renvoie à un type de société différent. Mais dans tous les cas, il ne résulte pas du fonctionnement du marché seul. C’est dans cette lignée qu’il nous faut donc réfléchir à de nouveaux compromis acceptables pour que nous puissions sortir de la crise changés. Il s’agit de rendre nos sociétés moins dures et plus durables. A l’inverse du capitalisme « libertarien », il nous faut aller vers un capitalisme où les actionnaires et les détenteurs du capital ne seront plus les acteurs principaux, ceux qui organisent le système en fonction de leurs seuls intérêts.
Purger le capitalisme de ses démons – pas tous, hélas, car, pour une part, ils lui sont consubstantiels – ne sera pas tâche facile. Peut-être même sera-ce tâche impossible. Mais il vaut la peine d’essayer. A chaque fois, des changements (parfois profonds) de comportement des acteurs économiques « de base » seront nécessaires, pour affronter quatre défis essentiels.
Le premier défi auquel il nous faut faire face est environnemental. Il est à l’arrière-plan de la crise actuelle, même s’il n’en a pas été le détonateur. Pour la première fois de son histoire, le capitalisme est en effet confronté aux limites de la croissance : pénurie de ressources non renouvelables ou même renouvelables (l’eau ou les ressources halieutiques par exemple), accumulation inquiétante de déchets (les gaz à effet de serre étant les plus préoccupants d’entre eux), réduction inquiétante de la biodiversité, etc. Et, du coup, pour la première fois de son histoire, le capitalisme touche aux limites, ce qui est un défi sans précédent pour un système dans lequel – Marx l’avait déjà souligné – trop n’est jamais assez, l’accumulation appelant sans cesse davantage d’accumulation. Mais aujourd’hui les débouchés nouveaux mettent en danger la planète. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le retour aux « Trente Glorieuses » n’est pas pensable, quand bien même il deviendrait possible : si les pays riches parvenaient à capter à leur seul profit, comme ce fut le cas dans le passé, l’essentiel des fruits de la croissance2, ils consommeraient les ressources rares qu’il convient au contraire de réserver aux pays du Sud pour répondre aux besoins essentiels de leurs populations.
Le problème, c’est que le capitalisme a besoin de croissance, à la fois pour rentabiliser les capitaux et pour calmer le jeu social, en créant des emplois et en rémunérant dignement le travail. Il va donc lui falloir inventer un autre type de croissance, plus qualitative et moins quantitative, créatrice de davantage de valeur ajoutée, mais économe en ressources matérielles, usant de davantage de matière grise et de moins de matières non renouvelables. Une partie du problème des limites peut être réglée par le mécanisme des prix. Mais cela risque de ne pas suffire à infléchir suffisamment rapidement la trajectoire pour parvenir à éviter la catastrophe, ou alors au prix d’une régression sociale insupportable. La solution, en tout cas, ne résidera certainement pas dans la décroissance : une chose est de calmer le jeu des consommations ostentatoires et de la course au toujours plus, une autre de répondre au désir de vivre mieux qui est au fond de chacun de nous.
Le deuxième défi réside dans la mondialisation. Peut-être est-on allé trop loin en organisant l’espace mondial en terrain de jeu économique au sein duquel les marchandises et les capitaux peuvent circuler librement, mais pas les hommes, à l’exception des hommes d’affaires. Le résultat est que l’amélioration du bien-être de certains se paye de la perte des emplois d’autres ou de leur précarisation. La mondialisation n’est pas le diable, mais elle n’est non plus le Bon Dieu : elle apporte avec elle des bienfaits – l’internet par exemple – et des méfaits – la pression sur les coûts salariaux par exemple. Globalement, un pays comme la France en a profité, mais une partie des travailleurs en ont été victimes. En outre, la concurrence internationale a empêché que soient mises en place des contre-feux à la dégradation de l’environnement, du type taxe carbone. Ce dont le monde a besoin, c’est d’une meilleure gouvernance en matière de mondialisation. Pas forcément de type protectionniste, comme trop de joueurs de flûte l’avancent, mais d’un « gouvernement par la discussion », selon l’expression d’Amartya Sen, pour que la communauté internationale puisse trouver des compromis acceptables pour limiter les coûts sociaux et environnementaux de la mondialisation, par exemple en matière de pêche, de déforestation, de conditions de travail, de maintien d’une agriculture paysanne dans les pays en développement, etc.
Dans un livre récent3, un éminent juriste dénonce les firmes multinationales qui utilisent la mondialisation pour échapper à leurs obligations, par exemple en manipulant les prix de transfert entre filiales d’un même groupe, de façon à faire apparaître les bénéfices là où, fiscalement, le prélèvement est le moindre. La question des paradis fiscaux et du secret bancaire qui leur permet de prospérer est du même ordre.
La moralisation – et non la suppression… – de la finance constitue un troisième chantier essentiel. Car, à travers des produits complexes au contenu opaque ou à travers des marchés sans aucune transparence (dans les produits dérivés de gré à gré), la finance ne se contente plus d’élaborer des produits sophistiqués pour collecter l’épargne des uns afin de la « recycler » en financements au profit des autres, elle a introduit en son sein un ensemble de mécanismes spéculatifs qui, selon l’expression de Keynes, transforment les institutions financières en casinos. La prise de conscience engendrée par la crise de la perversité de ces mécanismes a sans doute permis des avancées dans ce domaine, mais on reste aujourd’hui très loin du compte, et, chassées par la porte, les mauvaises habitudes sont revenues par la fenêtre comme le montrent le retour des bonus indécents et des mouvements spéculatifs : ainsi, à propos de la Grèce, ce sont de nouveau les marchés financiers qui mènent le jeu, au risque de déstabiliser toute la zone euro. Il faut dire que, sur ce point, les marchés ont pris d’autant plus de place que la gouvernance européenne, paralysée par ses conflits, lui laissait le champ libre. Et les institutions financières elles-mêmes, qui ont beaucoup à perdre d’une régulation financière plus stricte, se montrent rétives et s’opposent de tout leur poids à une telle évolution.
Enfin, la question de la répartition des revenus joue un rôle central à la fois pour construire le lien social et pour réduire la course au toujours plus, alimentée par l’envie, la démesure et le ressentiment autant que par le besoin, comme le montre brillamment Jean-Pierre Dupuy4. Réduire les inégalités qui se sont beaucoup développées par le haut au cours de la dernière décennie devient donc un impératif économique et social, et non pas simplement moral. L’explosion des très hautes rémunérations nous éloigne d’une « société de semblables » (l’expression ne désigne pas une société d’égaux, mais une société dont chacun se sent partie prenante)5, parce que les nantis et les exclus ne font plus partie du même monde.
En fait, rien de tout cela n’est joué, et il est possible que nous prenions nos désirs pour des réalités, en sous-estimant le poids des intérêts, la difficulté des compromis, la rigidité du système ou la complexité des interdépendances. Mais, même si cela devait être le cas, cette crise aura mis en lumière les faiblesses et les limites d’un système économique et social qui, il y a peu encore, nous était présenté comme le seul possible. Et cela, déjà, est un énorme changement. Nous savons désormais que l’éthique, le social et l’écologie ne sont pas des sous-produits de l’économie et qu’il faut leur faire une place pour que nos sociétés soient durables. Fût-ce en bridant l’économie, laquelle, en faisant montre de sa puissance, a mis au jour ses faiblesses.
1 / . Ce texte a bénéficié des apports de Gaël Giraud au cours d’une table ronde avec l’auteur, mais il ne l’engage pas.
2 / . Ce qui, en outre, serait peu vraisemblable. Dans les faits, les pays du Nord ont déjà perdu la bataille industrielle, gagnée aujourd’hui par les pays émergents.
3 / Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, Seuil, 2010, 178 p.
4 / Jean-Pierre Dupuy, La marque du sacré, éd. Carnets Nord, 2009, 280 p.
5 / Robert Castel, L’insécurité sociale,Seuil, 2009.