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Dossier : De Prométhée à Noé

Travailler et apprendre ensemble


La crise économique provoque de multiples prises de conscience sur les limites sociales et écologiques du productivisme, sur le mal-être et les suicides au travail, sur la contradiction entre les bénéfices des entreprises et les licenciements… Une catégorie, en particulier, se retrouve presque systématiquement mise à l’écart par l’entreprise, celle des travailleurs issus de la grande pauvreté. Lorsqu’ils s’y font une place, c’est bien souvent dans des conditions très dures et très précaires. Rechercher des réponses, ce n’est pas créer ou recourir à des dispositifs spécifiques qui isolent encore un peu plus les travailleurs en situation d’exclusion, mais poser la question des conditions du travail en entreprise. Penser le travail avec ceux qui en sont les plus exclus, c’est créer de l’innovation pour tous.

Le défi de l’accès de tous à l’emploi

Quand on parle d’insertion par l’activité économique, on espère remettre des personnes sur les bons rails, les former, (les éduquer ?), en l’espace de quelques mois, afin qu’elles puissent reprendre une place dans le monde du travail. Il paraît dangereux de penser qu’on peut amener des personnes à se fondre dans le moule attendu par l’entreprise sans remettre en question celui-ci. Mais un deuxième écueil serait de créer un modèle d’entreprise spécifique, sorte d’atelier protégé qui reconnaîtrait le principe d’un handicap social. L’idée d’une entreprise ghetto dans laquelle travailleraient les personnes « moins productives » n’est pas très enviable. Ce modèle peut-il être une chance à la fois pour les plus pauvres, la société et l’économie ?

Cela nous amène à l’idée que c’est aussi le monde de l’entreprise qu’il faut changer, afin que tous puissent y trouver une place. On dit souvent « le marché de l’emploi est tel qu’il est, on n’a pas prise dessus, il faut faire avec ». Cela traduit une certaine « sagesse », car dès qu’on commence à tenir un autre discours aux entreprises ou aux syndicats, les portes se ferment. Questionner l’échelle des salaires, les relations hiérarchiques, le processus de recrutement, la relation client-fournisseur, la recherche de productivité à tout prix, cela mène en effet à questionner le modèle économique.

Une entreprise pilote

Le Mouvement ATD Quart Monde expérimente depuis plus de 50 ans de nouvelles façons de permettre à tous de gagner sa vie dignement, par le travail. Dans les années 70, une menuiserie a été créée à Noisy-le-Grand. Elle fut, parmi d’autres, à l’origine du statut d’entreprise d’insertion. Il y a dix ans, un nouveau projet pilote, « Travailler et Apprendre Ensemble » (TAE), a vu le jour. Le sens de ce projet est de repenser l’entreprise en y associant des travailleurs qui en sont trop souvent exclus, et des personnes qui souhaitent participer à la construction d’une économie plus solidaire. TAE emploie aujourd’hui vingt personnes en CDI autour de trois activités : reconditionnement de matériel informatique, rénovation de bâtiment, et nettoyage. Après dix années d’existence, c’est une entreprise qui fonctionne bien et où il fait bon travailler. Elle donne envie à chacun de donner plus, de faire plus d’efforts, plus de compromis, pour le bon fonctionnement de l’entreprise et le bien-être de tous. Il s’agit bien d’une autre façon d’entreprendre et de tenter l’aventure économique avec les travailleurs les plus pauvres. TAE gère une production, satisfait des clients, équilibre des comptes, se confronte à des conflits et des difficultés techniques. Elle montre qu’il est possible d’entreprendre avec les travailleurs dont plus aucune entreprise ne veut entendre parler. Cette entreprise réunit des personnes aux parcours de vie très différents. Certains ont été durablement mis à l’écart d’un monde de l’entreprise toujours plus sélectif. TAE leur permet de reprendre un travail salarié. D’autres n’ont pas connu l’exclusion ou la précarité, mais intègrent une équipe de production en tant que « compagnon de travail », afin de se former à d’autres façons de travailler ensemble. TAE permet à ses salariés de gagner leur vie dignement, mais les rassemble aussi autour d’une conviction commune : refuser l’exclusion dans l’entreprise.

Ensemble, les salariés de TAE inventent de nouvelles pratiques et participent à l’amélioration de l’entreprise. Plusieurs équipes fonctionnent sans qu’une personne en assume seule la responsabilité. Des points réguliers dans les équipes permettent d’organiser le travail et de se répartir les tâches. Les équipes se donnent des objectifs qui sont toujours collectifs, afin de respecter les rythmes de travail de chacun. Tout le monde est tour à tour formé et formateur, l’apprentissage se fait avant tout en travaillant. Des indicateurs d’ambiance et de partage de savoir ont été mis en place, et ont autant d’importance que ceux de production ou de qualité. Les salariés réfléchissent à leurs pratiques, et des espaces de dialogue, formels et informels, sont mis en place pour encourager les idées nouvelles.

Tout cela n’est pas magique. Comment concilier différents rythmes de travail et d’apprentissage ? Comment produire vite et bien sans exclure ? Comment gérer les conflits ? TAE n’a pas la prétention de détenir la réponse à toutes ces questions. Certains salariés n’ont pas tenu dans la durée, certaines situations n’ont pas permis aux salariés d’être fiers d’eux-mêmes. Néanmoins, les erreurs sont aussi source d’enseignements, elles donnent une certaine force au projet et à l’équipe.

Porteuse d’un projet de société

A TAE, les salariés demandent beaucoup de souplesse, de compréhension, ils demandent que soit repensé le fonctionnement de l’entreprise pour qu’ils puissent y trouver leur place. Mais ces mêmes travailleurs affirment leur envie d’un travail comme les autres, d’un contrat non subventionné, de règles qui s’appliquent comme ailleurs.

Face à défi d’accéder au « droit commun », il importe de rassembler d’autres entreprises pour réfléchir et agir sur les manières concrètes d’être à la fois « pleinement entreprises » et « lieux actifs de lutte contre l’exclusion ». Ce pari n’est pas gagné. Seule une vraie radicalité permet d’innover et de trouver des solutions pertinentes aux problèmes posés par l’exclusion dans l’entreprise. Mais face aux entreprises, il est nécessaire de rester très pragmatique, de tenir compte de leurs multiples contraintes et du contexte économique dans lequel elles évoluent.

Vivre une telle aventure économique avec les personnes qui en sont exclues impose un retournement radical des modes de fonctionnements habituels d’organisation et des relations humaines dans l’entreprise. Vivre cette expérience, c’est montrer que ce retournement est une chance pour tous, y compris ceux qui étaient déjà tout à fait intégrés. Beaucoup souffrent de la recherche à tout prix d’efficacité, de productivité, de rentabilité. Les travailleurs les plus pauvres nous remettent face à des valeurs fondamentales : le respect, la solidarité, l’attention aux relations humaines, le vivre ensemble… Leur faire une vraie place nous guide dans la construction d’une société et d’une économie plus juste et plus humaine pour tous.

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