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La question du changement de modes de vie évoque, pour moi, un texte de 1982 ! Déjà à l’époque, les évêques français lançaient un appel qui a rencontré un véritable écho : « pour de nouveaux modes de vie ». Certes, ce texte s’inscrit dans un contexte politique ou sociétal qui n’est plus le nôtre. On n’y trouve pas de référence à la mondialisation, à l’Europe, ni aux pays émergents. Bref à tout ce qui, aujourd’hui, structure ou « corsette » notre monde, nos réflexions ou nos actions individuelles et collectives.
« Le monde a profondément changé » relevait le texte de 1982. Ces changements se sont accélérés. Les compromis économiques et sociaux historiques sur lesquels les évêques réfléchissaient ont disparu (l’inflation par exemple), ou sont remis en cause (importance plus grande donnée à la création de richesses qu’au partage des revenus et du travail) sous le double effet de choix politiques et d‘évolutions sociétales. De nouveaux enjeux sont apparus (vieillissement démographique, risques environnementaux).
Il reste que trois « noyaux durs », qui sont autant d’appels pour aujourd’hui, émergent de ce texte. D’une part, si la crise est profonde « l’avenir, cependant, n’est pas abandonné à la fatalité. Les bouleversements de l’histoire mettent les hommes devant leurs responsabilités. Les difficultés doivent stimuler leur imagination et leur volonté d’entreprendre. Chacun à sa place, même modeste, peut apporter sa pierre à la construction d’un monde solidaire »1.
D’autre part, l’engagement politique et social, tout indispensable qu’il soit, ne suffit pas car les « nouveaux (et nécessaires) comportements ne se décrètent pas ». Ces engagements n’ont pas vocation à se substituer à aux décisions à prendre personnellement, en famille ou en communauté pour atteindre un plus haut degré de solidarité et de justice. Nous étions appelés à une mise en cohérence personnelle qui, pour les chrétiens, « relève de (leur) réponse à l’appel du Christ, d’un effort permanent de conversion ». Comment répondre aujourd’hui à cette même tension entre changement personnel et changements politiques ?
Le premier défi est d’abord de tenter de mieux « comprendre » ce qui se passe et se joue dans le monde et nos sociétés. « En premier lieu, il est indispensable que tous les citoyens de notre pays acquièrent une idée réaliste de l’état du monde et de la situation de la France. Cette exigence implique que les gouvernements et les oppositions successives n’entretiennent pas l’illusion de solutions faciles et rapides, contribuant ainsi à la démobilisation des énergies ; que les médias développent un effort courageux et coordonné pour éduquer réellement. Les rêves sont vains, le désespoir inutile, le sentiment d’impuissance injustifié. Il s’agit de permettre à chacun de comprendre la situation et de s’interroger sur la contribution personnelle qu’il est en mesure d’apporter »2. Bien sûr, l’internationalisation du monde le rend plus complexe à saisir. Les forces qui le façonnent apparaissent obscures. Les savoirs qui permettraient de le réguler plus éclatés. Le politique, qui dans les sociétés démocratiques permet à chacun de comprendre les enjeux, de proposer « une vision du monde » et une synthèse pour l’action, se voit dépossédé de marges de manœuvre et sa parole est souvent décrédibilisée à peine prononcée. La société française apparaît marquée par la « défiance », trente années après le livre d’Alain Peyrefitte qui appelait à une « société de confiance », comme si le pessimisme faisait désormais partie de notre tempérament national. Et pourtant, jamais les outils permettant à chacun de s’informer, de comprendre, de débattre à l’échelle du monde et de s’exprimer n’ont été aussi disponibles (via internet par exemple). Mais, quel temps personnel consacrons-nous à cet effort de compréhension du monde qui vient ? Quels sont les lieux de débats que l’on choisit pour remettre en cause certitudes ou paresses et mieux saisir les inéluctables contradictions entre lesquelles nous avons à trancher dans nos choix de vie, nos engagements, nos votes ? Quels risques sommes-nous prêts à prendre pour faire évoluer de l’intérieur ou de l’extérieur (par exemple dans nos décisions quotidiennes de consommateurs) les organisations publiques et privées qui n’acceptent pas d’expliquer ce qu’elles font ou refusent tout débat transparent sur les conséquences sociales ou environnementales des stratégies qu’elles poursuivent ?
Le second défi touche à la sobriété de nos modes de vie afin de retrouver une forme de cohérence personnelle. Les trente dernières années auront été celles d’une victoire de l’économisme, c’est-à-dire de la tentation de mesurer la création de richesses, les rapports sociaux, la valeur du travail et celle de l’entreprise au seul prisme des indicateurs économiques et financiers. Une société ne peut fonctionner sur le seul moteur utilitariste de l’optimisation de l’échange marchand et du capital productif. Le capital social, c’est-à-dire les modes de vie qui permettent à chacun de trouver son équilibre entre le temps productif et le temps relationnel (et spirituel)3 est tout aussi important. Déjà en 1951, l’économiste François Perroux posait la même question, en particulier aux cadres sociaux de l’époque : « Toute société capitaliste fonctionne régulièrement grâce à des secteurs sociaux qui ne sont ni imprégnés, ni animés de l’esprit du gain et de la recherche du plus grand gain. Lorsque le haut fonctionnaire, le soldat, le magistrat, le prêtre, l’artiste, le savant sont dominés par cet esprit, la société civile et toute forme d’économie sont menacées. Les biens les plus précieux et les plus nobles dans la vie des hommes, l’honneur, la joie, l’affection, le respect d’autrui ne doivent venir sur aucun marché ».
Cette sobriété est une forme de résistance à la « tentation de l’avarice qui est la première forme du sous-développement moral » (Paul VI). Notre relation au pouvoir et à l’argent est ici en cause. Le partage et le don en sont de ce point de vue des « marqueurs », tout autant par les questions qu’ils obligent à se poser (comment vivrais-je avec 10 % de revenus en moins ? Est-il cohérent de continuer à investir mon épargne dans des actifs financiers sans faire l’effort de les sélectionner en fonction des valeurs qui sont celles que je voudrais voir la société mieux prendre en compte ?…), que par les décisions que les contraintes de la vie ou le courage nous permettent de prendre. Rester lucides pour rester en vie, c’est-à-dire ne pas subir.
Le troisième défi est celui de la justice. Il est considérable parce que l’incapacité est avérée de nos sociétés à résister aux forces qui poussent à l’extension des inégalités de savoirs et de richesses matérielles. Ce sont toutes les questions de régulation qui se posent : celles de secteurs qui, comme la finance, doivent l’être davantage parce que leur stabilité participe du Bien commun, mais aussi celles de secteurs qui le sont trop – où des « rentes » entravent leur croissance et limitent l’emploi. Mais la justice, ce n’est pas uniquement celle d’un « système ». C’est aussi celle plus « terre à terre » de notre capacité à mettre en question les modes de rémunération, le nôtre et celui de notre entreprise : répond-il à des critères transparents ? Quel équilibre vise-t-il entre la performance de tous et celle des individus ? Encourage-t-il une prise de risques excessive à court terme pour le bénéfice potentiel de quelques-uns au détriment des objectifs de long terme de l’entreprise ?… En surplomb de ces questions, nous sommes aussi interpellés dans notre relation à l’impôt.
La bonne nouvelle de la mondialisation ouvre potentiellement les consciences et le champ des responsabilités – et de la charité – aux dimensions du monde, et en particulier vers les plus faibles. Nous sommes appelés à en être les intendants fidèles qui ne renoncent pas à agir dans le monde pour le progrès. En même temps, nous devons satisfaire aux exigences de la justice et du bien commun qui ne peuvent être de simples corrections aux marges de l’économie globalisée. La réponse n’est pas seulement dans un changement économique. Le risque est, en effet, « qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples, ne corresponde pas l’interaction des consciences et des intelligences dont le fruit devrait être l’émergence d’un développement vraiment humain.»4 La mondialisation ne nous rend pas spontanément plus frères. Elle avive en nous le besoin d’une croissance spirituelle au service d’une civilisation de l’économie.