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Dossier : Banlieues, cités dans la cité

Identités populaires


Resumé Entre résistance et inventivité, les identités cherchent des relais et des passages par de nouvelles conjugaisons.

Les événements récents s’inscrivent sur l’horizon de mouvements qui affectent la société française et invitent à s’interroger sur les transformations de l’identité du monde populaire. Les labellisations médiatiques désignent une « culture banlieue » comme culture à part, liée à un espace urbain dégradé, traversé par les mouvements migratoires. Mais réduire une transformation culturelle profonde à cette seule labellisation serait une erreur, oubliant que cette mutation s’accompagne aussi d’un sentiment de perte, avec l’effacement d’une culture ancienne. Le passé n’était certes pas univoque. Il était au croisement de trois lames de fond. Celle du mouvement ouvrier au cœur de l’industrialisation urbaine et fordiste. Celle, en second lieu, de la décolonisation et de son cortège de deuil. Mais aussi celle du mouvement d’immigration volontaire encouragé par l’appel à participer à la reconstruction industrielle après la seconde guerre mondiale. Mais au-delà de cette énumération qui risque de se focaliser sur des conceptualisations négatives – l’analyse des désaffiliations –, comment saisir les processus positifs, constructeurs d’identité ?

Car l’identité populaire d’aujourd’hui est d’abord une réinterprétation « spécifique » des transformations de notre société. Et ce spécifique la différencie des autres identités non pas tant à partir du passé que dans la manière dont inventions et résistances viennent contrer des basculements culturels massifs. La culture populaire se comprend dans son émergence principalement à partir de la rupture que nous sommes en train de vivre.

Le fait massif, à partir des dernières décennies du XXe siècle, est l’émergence d’un mode de vie multifocal : chaque individu inscrit son existence simultanément dans plusieurs espaces. Habite-t-il une ville, ou un village, quand il travaille dans une autre et scolarise ses enfants dans une troisième ? Dans quel pays, quelle région, milite-t-il ? Où vivent ses parents qu’il voit fréquemment ? Ainsi, chacun occupe et traverse de multiples espaces géographiques ou fonctionnels. Une telle nouveauté n’a pas grand chose à voir avec celle qui avait vu en, quelque 50 ou 60 ans, la France rurale devenir urbaine. Lorsqu’on quittait son village, c’était pour trouver en ville une autre forme de vie communautaire. Même dans la banlieue parisienne, l’habitat, le travail et l’école des enfants restaient proches. Rurale ou urbaine, la civilisation était encore unifocale.

Dans ce contexte nouveau, que deviennent les personnes et les groupes du monde populaire ? Qu’ils se rattachent à celui-ci par la vie ouvrière ou par le parcours migratoire ; qu’ils le soient économiquement, par leurs occupations ou leurs revenus modestes, qu’ils le soient par leur culture, ce sont les résonances de ces transformations qu’il faut chercher à identifier. En commençant par le plus élémentaire, par la manière dont chacun d’entre nous appréhende et se saisit de l’espace géographique et fonctionnel dans lequel il vit et il agit. Pour comprendre, ensuite, les agencements et les recompositions des représentations.

Une société multifocale

Au même moment, la trajectoire de vie d’une personne traverse plusieurs univers, et dans son existence elle connaîtra une succession de modes de socialisation différents. Le sens des proximités et des distances, culturelles économiques ou sociales, change de nature. La conjugaison réalisée dans une communauté traditionnelle n’est plus de mise. Partager l’habitat ne signifie pas partager une culture... Tout individu, dès lors, est mobilisé de deux manières, pour deux compétences distinctes, qui ne sont pas toujours compatibles. La première, traditionnelle, permet de s’intégrer à un espace en y prenant sa place et en y jouant un rôle. La seconde, qui nécessite souvent de multiples apprentissages, permet de passer d’un espace à un autre. Ainsi, de nouvelles différenciations apparaissent : les uns seront « grands » dans leur capacité à trouver leur place, d’autres dans leur capacité à passer d’un lieu à un autre. Le juste et l’injuste, à travers cela, se dévoilent sous un nouveau jour.

Toute personne, toute famille, tout groupe se déploie aujourd’hui en de multiples lieux. On habite dans un lieu, pour travailler dans un autre et se détendre dans un troisième... Chaque sphère peut tenir du microcosme : on y fréquente des voisins avec lesquels on engage un même type d’activité et avec lesquels on partage, ne serait-ce que de manière fragmentaire, un jeu de valeurs associées à l’activité exercée ou à la sociabilité développée. Certains comportements sont licites ou admissibles, d’autres sont interdits, certains sont suggérés ou encouragés, alors que d’autres sont réfrénés.

Entre tous ces espaces, les trajets quotidiens deviennent des passages, entre des modes d’existence privée et juxtaposée (dans l’habitat, par exemple) à des modes d’existence plus collectifs. Ces moments sont parfois rudes. Grande est l’envie de prolonger l’intimité avec soi-même, en écoutant musique ou radio ou en s’abritant des agressions extérieures dans l’habitacle d’une voiture. Le trajet devient un sas qui dispose à vivre départ et séparation, arrivée et retrouvailles.

Mais au-delà de l’individu, c’est une nouvelle société qui apparaît. Une même cité Hlm rassemble des personnes dont les trajectoires de vie et les espaces intérieurs sont bien différents. La proximité de l’habitat crée un « commun », mais elle ne suffit pas à créer une communauté de destin. Une fête locale fera grandir le sentiment d’appartenance, quand d’autres événements, qui se produisent à des milliers de kilomètres, contribueront à l’étioler. De même, dans le champ économique, dont les barrières s’ouvrent se plus en plus, les concurrences nouvelles sont autant de proximités subies. Autrefois, une entreprise était en situation de quasi-monopole sur un territoire, l’ouverture européenne comme la montée en puissance des pays émergents  affaiblit sa situation : les salariés d’une même entreprise se découvrent en compétition, mais aussi dans une sorte de proximité avec des ouvriers de Roumanie ou de Chine...

Dans chaque espace traversé, au travail ou chez soi, chacun doit « faire son trou » et établir une proximité, parfois fugace, avec collègues ou visiteurs, clients ou fournisseurs. Des visiteurs avec lesquels il ne partage presque rien, mais qui lui demandent de prendre part à un projet. Dans ce contexte, les sollicitations se renforcent. Les entreprises, les établissements scolaires, voire les familles développent des projets pour mobiliser, entraîner et faire grandir l’adhésion. Simultanément, chacun est invité à passer d’un lieu à un autre et à s’adapter à d’autres cultures, d’autres manières de s’exprimer, à des valeurs différentes sinon antagonistes. Une nouvelle forme de grandeur se révèle, de la part de celui qui, sans être un caméléon, se montre capable de se mouvoir d’espace en espace et dans chacun des cas de s’y ajuster. Sans être nécessairement lié à un projet, qui rapporterait de manière globalisante les choses des unes aux autres, il doit pouvoir développer ou conjuguer des liens non seulement de façon pragmatique (pour que ça marche), mais aussi pour leur donner un sens, tant l’éclatement des modes de vie fait de l’unité quelque chose de vital.

De nouvelles identités

Ces deux axes de compétence – s’enraciner dans un espace et passer de cité en cité –, contribuent à structurer les identités du monde populaire. Malgré le risque, toujours latent, d’une fragmentation, il garde une vraie possibilité d’invention. Cet univers a été particulièrement bouleversé : la construction des grands ensembles, dont les objectifs étaient formalisés par la charte d’Athènes, a séparé le travail de la résidence, réduisant la promiscuité, l’insalubrité ou l’inconfort dus au voisinage des usines. Le maillage industriel hérité du fordisme s’est ensuite délité, creusant une distance entre les univers sociaux. La grande diversité de composition du monde populaire est devenue plus criante, même si elle n’était pas nouvelle mais vieille de plus d’un siècle, comme l’a montré Michèle Tribalat 1.

Dès lors, les intérêts, les stratégies, les comportements à partir desquels se construit une identité pourraient obéir profondément à deux logiques différentes, celle de l’enracinement et celle du passage. D’un côté, on trouverait les « vieux gaulois » et les migrants anciens, qui ont fait leur trou dans l’univers urbain. De l’autre, émergent, notamment dans la population migrante, de grandes compétences pour traverser des univers différents. Le risque d’opposition, voire de conflit, est grand, parfois meurtrier. Pourtant, il ne saurait être structurant, car il met en débat une conception statique de l’identité. Or la réalité est plus nuancée, et de véritables conjugaisons des compétences sont à l’œuvre. Encore faut-il les accréditer et les authentifier dans l’espace public.

Dans les agglomérations où les bassins locaux d’emploi s’appuient sur une vieille tradition industrielle, l’identité collective est porteuse d’une forte composante locale. Saint-Ouen n’est pas Saint-Denis, Saint-Denis n’est pas Montreuil, Montreuil n’est pas Ivry... Dans chaque commune, les mémoires se croisent, celle des régions d’origine, les Bretons ici, les Auvergnats là-bas, les Normands ou les Picards... Celles aussi des pays d’origine, Polonais des premières vagues, Espagnols de la guerre civile, Portugais de l’après-guerre… De vieilles implantations subsistent pour porter la mémoire industrielle. Ici les mines, là-bas les aciéries, le livre, ou tout simplement l’emploi domestique... En chaque lieu, des communautés religieuses reflètent  cette histoire ancienne. De nombreuses personnes, positivement ou par défaut, par manque d’un ailleurs, s’y affirment « habitantes » et portent la mémoire de ceux qui sont partis vivre ailleurs... Demeure aussi la mémoire de l’utopie qui a accompagné l’installation, l’accès « au confort moderne », le sentiment de pouvoir enfin s’enraciner dans un logement en dur. Mais aussi la nostalgie du pavillon que l’on n’a pas construit ou de la contrée natale, Périgord ou Bourgogne, où l’on n’a pas pris sa retraite.

Or, à côté, voici les migrants des dernières générations. Juxtaposés ? Non pas ceux qui ont « disparu », qui ont fait leur trou, mais ceux qui sont toujours mobiles. Leur logement du moment ? Dans une cité comme les autres, avant un autre plus vaste. Leur emploi ? En attendant un autre meilleur. Leurs réseaux ? Plus larges que la commune, que le pays d’accueil. Cartes de téléphone, paraboles et Internet permettent de garder un lien vivant avec le pays où l’on retourne tous les deux ou trois ans, où l’on s’investit à travers une association de co-développement.

Y aurait-il donc deux mondes populaires ? Deux identités qui s’opposent ? Récurrent en France, le débat sur la nationalité pourrait le faire croire. Gérard Noiriel explique qu’au monde populaire, français de souche en perte de vitesse et immigrés des générations anciennes, on oppose ces nouveaux migrants hyper mobiles, venus « profiter » d’un territoire où ils ne s’enracinent pas. Aux prisonniers des banlieues de l’exclusion, aux déçus de l’ascenseur social, aux orphelins des grandes luttes collectives, on offre un avantage comparatif : ils ont ce que les autres n’ont pas, la citoyenneté française avec ses droits politiques et aussi ses droits sociaux. Ceux d’ici conquièrent ce que ceux de là-bas ne peuvent réclamer 2. Le débat sur l’identité nationale ne conduit pas à discuter un projet, une vision de l’avenir, mais plutôt à institutionnaliser un rapport de forces, à compenser une perte et à renforcer une nostalgie.

Le risque d’une telle opposition est énorme, mais ne s’appuie-t-il pas sur une dichotomie sociale qui ne tient pas ? Les clivages ne sont pas aussi simples, et au lieu d’opposer les compétences, il serait plus réaliste de les conjuguer. Tout est loin d’être joué, mais les changements récents, notamment dans la participation électorale, indiquent une ouverture.

Si on regarde comment, dans chacun de ces groupes, s’opère une transmission des compétences, des brèches apparaissent. Du côté du groupe des « enracinés », un changement s’est opéré quand l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat a été fixé. Alors qu’auparavant, on privilégiait les filières courtes, ce choix est aujourd’hui inverse, qui ouvre sur de nouveaux modes de socialisation. L’implication familiale locale dans la recherche de l’emploi est moins nécessaire. Une certaine mobilité est encouragée, alors que le capital social d’origine était fondé d’abord sur l’enracinement. Mais un tel changement a un contrepoint : il augmente l’attente vis-à-vis de l’institution scolaire et rend nécessaire une plus grande fluidité dans l’accès aux filières, notamment pour que le marquage territorial ne serve pas de base à une discrimination.

Parallèlement, dans l’autre groupe, on perçoit aussi l’enjeu d’une transmission des compétences de mobilité et d’ajustement. Si les parents migrants ont maintenu des relations avec leurs pays d’origine, leurs enfants n’ont pas les mêmes atouts, en particulier s’ils sont originaires du Maghreb ou de l’Afrique noire. Ils peinent à circuler, à passer d’une culture à l’autre, ils sont soumis à une plus grande pression pour « s’intégrer » dans l’univers français. De nombreuses associations proposent des voyages afin de mieux établir ce lien, mais pour cette seconde génération le capital social des parents, un capital de mobilité, n’est mobilisable qu’enrichi d’un autre capital, celui qui dérive d’un enracinement dans la culture française et européenne.

Conjuguer les compétences

Deux défis et un même enjeu : articuler enracinement et mobilité culturelle et spatiale. Opposer ces deux compétences est une facilité, qui ne saurait être la seule réponse. Diverses conjugaisons sont à l’œuvre même si chacune sans doute suppose la présence d’un tiers, d’une association, d’un formateur ou d’une institution... En durcissant les oppositions, on interdit la réinterprétation du patrimoine culturel et social. Le tiers est un facilitateur, il donne la parole, il aide à renouer les fils d’un passé et à retrouver une compétence parfois enfouie. Il permet de reconnaître la valeur des choses. Quelques exemples éclairent ce rôle et mettent en évidence les conjugaisons.

Il existe, il est vrai, une violence dans les passages entre les univers sociaux ; l’enracinement réalisé – celui par exemple d’un Algérien venu en France pour travailler dans une usine automobile 3 – occulte progressivement la capacité qu’il a manifestée à traverser les espaces culturels et sociaux. Il a été mobile mais ne le sait plus. Le travail d’une association l’amènera à renouer les fils : ceux de ce passage, du sud vers le nord de la Méditerranée, d’une société rurale à une société urbaine, d’un monde où dominent les cultures arabe et maghrébine à un monde largement judéo-chrétien. Un ajustement a été fait dans un premier passage. Mais quand une deuxième rupture s’annonce, un licenciement ou la mise à la retraite, ce premier moment a été oublié. Refaire par l’imagination ce chemin est paradoxalement l’occasion d’assumer davantage une autre mobilité. Cet exemple pourrait être transposé dans d’autres situations, y compris pour des hommes ou des femmes originaires d’une région rurale de France, et qui ont séjourné longuement dans une agglomération. Elles s’imaginent souvent d’un lieu ou d’un clocher et elles peuvent en venir, elles aussi, à nommer cette expérience d’un passage décisif au début de leur vie professionnelle.

Une autre conjugaison existe dans la réinterprétation d’un matériau culturel collectif. L’Esquive, film d’Abdellatif Kechiche, en donne une bonne illustration. Une pièce du patrimoine culturel français, Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, y est jouée par des jeunes de la cité des Francs-Moisins, à Saint-Denis. Dans son intrigue, celle-ci propose une mise en mouvement du sentiment amoureux. Elle donne à découvrir une mobilité des affects et autorise l’investissement personnel. Et voici que le jeu théâtral, qui pourrait n’être que simple reproduction, devient vraiment invention. Ceux et celles qui s’en saisissent s’enracinent davantage dans une histoire de la langue française, mais trouvent aussi la possibilité de déployer de nouvelles relations, et se meuvent à l’intérieur de plusieurs champs culturels. Le héros y puise les éléments d’une grammaire de l’affect pour mieux appréhender ce que nécessite le passage d’un espace à un autre. D’innombrables initiatives pédagogiques seraient à citer, qui vont dans le même sens. Enseigner le grec, faire faire la découverte de la technique, du théâtre ou de l’expression corporelle : démarches à la fois de réouverture et d’enracinement, qui favorisent encore une conjugaison des compétences.

D’autres inventions passent par le transfert de pratiques, comme la cuisine, la couture,… du domaine privé vers la sphère publique. En rassemblant des femmes d’origine immigrée, qui n’ont guère l’occasion de sortir de chez elles, et en leur proposant de préparer ensemble des plats, il s’agit moins d’introduire à la gastronomie que de donner un nouveau sens à des gestes essentiellement privés. La cuisine fait partie de la construction d’un chez-soi, et d’un enracinement gardé au sein d’un milieu relativement étranger. Mais quand cette compétence est à nouveau partagée, elle permet de développer un réseau d’échanges, de partager les difficultés de la vie et de construire d’autres relations. Tous les réseaux d’échanges de savoir participent de cette dynamique ; ils sont porteurs d’une capacité de conjugaison.

Des passages

Un dernier type de pratique, enfin, est à relever. Celui qui orchestre des passages entre des espaces sociaux ou éducatifs et d’autres, économiques voire politiques. L’économie sociale, et toutes les ouvertures de l’enseignement professionnel qui allient le scolaire et la vie dans l’entreprise, soutiennent de nouvelles compétences. Dans une entreprise d’insertion, le jeune qui contestait à l’école la légitimité de l’enseignement, s’affronte à une autorité moins abstraite. Un chantier de peinture doit satisfaire le client, qui le fait savoir en payant ses factures ou en exprimant son contentement. A la place d’une barrière face au contenu de l’enseignement, le jeune peut redécouvrir la finalité de ce qu’il apprend et y trouver du sens.

D’une certaine manière, certaines propositions de l’économie sociale, et bien d’autres dans le champ social, ne sont qu’une manière de ruser avec les frontières traditionnelles entre les espaces. Cette mise en mouvement est essentielle, notamment parce que toute relation d’aide peut fonctionner à l’opposé de ce qu’elle entend produire. Alors qu’elle veut intégrer, elle enferme. Alors qu’elle veut transmettre un savoir, elle démontre l’incapacité à accéder à ce savoir. L’intervenant comme le travailleur social, sont sans cesse renvoyés à la possibilité que leur travail, loin de permettre un mieux-être, pose des conditions qui induisent davantage de mal-être.

Les termes ne sont pas toujours aussi antinomiques. Certes, c’est une caractéristique du monde populaire que son identité soit sans cesse travaillée par la présence de tiers, les intervenants sociaux, des éducateurs... !  Mai ce qui le constitue échappe en partie à ce jeu de relations, où ceux-ci ne sont jamais que des médiateurs. Le jeu de la reconnaissance qui s’y développe appelle surtout la naissance de nouvelles élites. Des « leaders » qui ne sont pas en dette vis-à-vis de leur société d’accueil, car ils construisent leur position en même temps que l’espace de passage dans lequel ils se déplacent. Tel préside une association de co-développement active au Maroc ou en Algérie comme en France, tel autre, leader d’une association immigrée ici, témoigne des évolutions de son pays. Ils commencent à être nombreux ceux qui, au lieu d’être de nulle part, ont réussi à conjuguer leurs appartenances et à développer ainsi une nouvelle compétence.

Une nouvelle attente de la politique.

Le rôle et la présence de tiers omniprésents au sein du monde populaire et le développement de nouvelles formes de notabilité suggèrent une attente vis-à-vis de la politique. Celle-ci aurait pu continuer à glisser sur la pente d’une dévaluation largement amorcée. A travers une forte participation, l’élection présidentielle vient de montrer l’attrait qu’elle peut exercer. Des formes classiques de représentation, celles exercées en particulier par le parti communiste ou par l’extrême droite, ont perdu de leur influence. Un travail de renouvellement, d’abord à partir des municipalités, a été bénéfique. Une nouvelle articulation notamment entre participation et représentation est encore à chercher. Car il s’agit toujours d’associer le plus grand nombre à une délibération en vue de l’intérêt général. Mais cette délibération ne sera pertinente que si elle trouve son efficacité dans notre monde multifocal.

Et, dans les territoires où domine le monde populaire, elle doit notamment contribuer à favoriser les ouvertures, permettant à chacun de se relier davantage au monde extérieur. La tâche politique prend sens au moment où elle met en évidence la condition nécessaire de son succès, une association plus forte des acteurs aux projets qu’elle suscite. Elle le fait davantage encore lorsqu’elle construit une interconnexion forte entre des territoires ou des espaces fonctionnels. Pour l’avenir économique, les liaisons d’un territoire, ses réseaux, ses voies de communication, sont devenus des atouts formidables. Dans les engagements politiques, relier, lier c’est montrer que le proche et le lointain ont vocation à marcher ensemble, de même que l’immédiat et le durable, l’économique, le social, le culturel ou le religieux. C’est en consolidant ce maillage, en le faisant vivre, que l’on rendra possible une meilleure représentation politique du monde populaire. Celui-ci ne cherche pas tant à s’opposer ou à lutter, mais d’abord à s’inscrire dans un monde dont les fragmentations sont souvent pour lui des menaces ou des risques.

Pierre Martinot-Lagarde



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1 / . Michèle Tribalat, Cent ans d’immigration, étrangers d’hier, Français d’aujourd’hui, Puf, 1991.

2 / . Gérard Noiriel, « Il n’y a pas de modèle », Le Monde-Manière de voir n° 89, oct.-nov. 2006, pp. 66 et ss.

3 / 3. Cf Farouk Belkeddar, « Mémoire des anciens de l’île Seguin », Projet n° 279, 2004 et « Avec les OS de Billancourt », Projet n° 297, 2007.


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