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Pour qui observe le champ de la famille, peut-on dire que le « moment mai 68 » correspond à une rupture ? Parler de moment, selon l’expression de Denis Pelletier, désignant une période ouverte des années 60 aux années 80, est plus pertinent que de se limiter à une date pour analyser les changements. Dans l’histoire sociale, le temps se fait glissant, les générations succédant aux générations. Et en effet, les évolutions de la famille révèlent une série de mutations suffisamment proches pour pouvoir être associées. Et l’on aurait bien assisté à un changement progressif dans les pratiques.
L’originalité de la période est ailleurs. Ce qui aurait pu s’opérer comme une transformation silencieuse des comportements s’est accompagné d’une remise en cause des représentations de la famille. Un consensus social large mis en place au lendemain de la première guerre mondiale s’est érodé peu à peu. La famille était l’institution stable, la référence sur laquelle on avait pris appui pour traverser une grande phase d’industrialisation contemporaine du passage de la société rurale à la société urbaine. Elle était soutenue par les institutions politiques, de la iiie République à la ve en passant par Vichy et la Libération. Elle était au cœur d’un régime multiforme de solidarités organiques : entre générations ; entre familles nombreuses, réduites et célibataires ; entre bien portants et malades. Ce consensus était conforté par une vision économique qui, opposée au malthusianisme, voyait dans l’accroissement démographique une flexibilité accrue pour des transformations jugées nécessaires. Il était soutenu aussi bien dans le camp laïc le plus dur, que dans les sphères cléricales, au nom d’une certaine vision de la Nation. Ce consensus était à la fois économique, solidariste et nataliste. Sur ce point, la rupture des représentations est globale. Elle touche aussi bien l’éducation morale à l’école que le discours médiatique, le sens commun que le savoir scientifique. Elle a contribué à remodeler les institutions de solidarité, mais aussi l’univers de la recherche.
Sans prétendre rendre compte de l’intégralité de ce moment, ces quelques pages voudraient mettre en évidence l’interaction entre l’évolution des pratiques familiales et les travaux de la recherche démographique et sociologique. Avant que ne se dégage aujourd’hui une perspective plus pragmatique, la sociologie de la famille a connu une remise en cause profonde de ses visées, de ses prémisses et finalement de ses institutions. Trois lieux, en particulier, semblent émerger : la sociologie du jugement moral dans un monde pluraliste, une sociologie plus fine du monde populaire devenu un monde interethnique et enfin une sociologie comparatiste européenne, cherchant à rendre compte de l’évolution des solidarités dans une société française au carrefour des mondes anglo-saxons, nordiques et latins.
Du début des années 60 à la fin des années 80, les grands indicateurs démographiques familiaux – naissance, divorce puis mariage… –, commencent à évoluer après une longue phase de stabilité voire de croissance.
La première évolution, celle des naissances, est à la baisse à partir de 1963, alors que les États-Unis ont déjà connu un choc relativement plus important. En France, pourtant, bien avant la fin de la deuxième guerre mondiale, la natalité avait remonté après le retour des mobilisés en 1941. Traduisait-elle une revanche de la vie sur l’âpreté des temps ? Ou était-elle une conséquence de la rénovation du code de la famille commencée en 1938 et achevée sous le régime de Vichy ? Ou simplement la poursuite d’un mouvement nataliste encouragé par le législateur dès les années 20, avec l’interdiction de la contraception et la mise en place des premiers systèmes d’allocations familiales ? Mais s’en tenir au contexte français ne suffit pas. L’histoire occidentale, de l’Autriche aux États-Unis, révèle de grandes concomitances, de la transition démographique au xixe siècle à la fin du baby-boom. Même si le mouvement de décrue amorcé en 1964 sera sans doute moins spectaculaire en France que dans les pays latins et ceux de l’Est de l’Europe, où la fécondité a chuté aujourd’hui bien en dessous du taux de remplacement des générations.
Le second indicateur est celui du divorce. En 1965, il augmente de 5 %. L’évolution sera ensuite continue, plus accentuée dans les grandes villes que dans les campagnes. La loi libéralisant le divorce par consentement mutuel accompagne le mouvement. Cependant, une proportion importante des jugements est toujours prononcée « pour faute » et le courant de libéralisation qui se poursuit n’enlève rien à la difficulté des situations et à la conflictualité potentielle des séparations.
Le mariage enfin, se voit plus largement remis en cause après 1968. Il est d’abord, pour certains, l’objet d’une contestation portant aussi bien sur son institution, un engagement stable et fidèle, que sur les rites qui l’accompagnent. Mais au-delà, c’est peu à peu la cohabitation d’abord « juvénile » qui « s’installe dans la durée ». À la fin des années 80, pour les premières unions, elle est devenue le mode majoritaire d’entrée en couple. On constate que c’est la naissance du premier enfant qui installe la famille. Près de la moitié des jeunes ont connu une expérience de couple avant de rencontrer celui ou celle avec lequel ils construiront un projet parental. Dans les pays européens, cependant, les processus sont différents : quand les Italiens, les Portugais ou les Espagnols quittent leurs parents pour se marier, les Allemands et encore plus les Scandinaves quittent d’abord leurs parents, forment un couple et ensuite, éventuellement, se marient.
L’utilisation de la contraception, comme l’évolution des pratiques sexuelles, a aussi fait l’objet d’interrogations, notamment de la part des démographes. La période est marquée par la loi Neuwirth – peu avant mai 68 – qui libéralise la vente en pharmacie de produits contraceptifs, mais aussi, par l’encyclique Humanae Vitae venue au terme d’un âpre débat dans l’Église catholique. Ces changements ont sûrement eu un impact sur les relations affectives, sans entraîner de bouleversement démographique. Ils ont contribué à un plus grand espacement des naissances, et à l’élévation de l’âge de la première maternité des femmes…
À partir des années 60 aussi, alors que se développent les études sociologiques, les mutations de la société et les interrogations sur les représentations familiales conduisent à un éclatement des recherches sur la famille. Les principaux éléments d’une doctrine commune sont peu à peu mis à mal, d’autant plus facilement que la natalité ne s’effondre pas.
L’histoire est revisitée. Selon la doxa précédente, la famille moderne « des cartes de famille nombreuse » aurait été précédée d’une famille traditionnelle, nombreuse, vivant en autarcie. Les recherches rangent peu à peu cette image parmi les mythes. Elle relevait d’une vision héritée de la sociologie du xixe siècle dont les modèles, d’une faible valeur historique, étaient surtout explicatifs et rhétoriques. La démographie historique tente de reconstituer de longues séries de registres paroissiaux de l’ancien régime. Elle observe des disparités régionales et une natalité plus faible que celle imaginée. L’histoire de la famille se constitue progressivement en discipline et remet en cause les anciens schémas qui opposent d’un côté la famille rurale et de l’autre la famille ouvrière urbaine qui serait nécessairement en crise 1. La famille traditionnelle apparaît très ancienne et la transition démographique à la française, qui se caractérise par une baisse continue et parallèle de la natalité et de la mortalité, brouille les cartes par sa longueur. La situation antérieure à la Révolution reste difficile à interpréter. Quel fut l’impact des bouleversements révolutionnaires, des évolutions religieuses, de la scolarité, du code civil pour expliquer la disparition d’un modèle dans une France dont les différences territoriales sont très anciennes ?
Parallèlement à ce regard renouvelé sur l’histoire, la sociologie de la famille se développe, avec les difficultés propres d’une autonomisation, celle d’une spécificité mais aussi celle d’un possible isolement. Elle se nourrit d’emprunts multiples, au fonctionnalisme mais aussi aux travaux centrés sur la vie quotidienne, à partir d’enquêtes réalisées par les étudiants : la modernisation de la famille, les relations hommes/femmes au sein du couple ou entre les générations. Tentative de donner un contenu à la famille nucléaire ou d’enregistrer son érosion ? François de Singly interroge la place du soi dans une famille de plus en plus relationnelle, où les liens entre parents et enfants, entre conjoints, entre générations sont mis à l’épreuve de la durée et de la rupture éventuelle 2. Dans le même mouvement, une forme d’ethno-sociologie 3 repère les récurrences de la mise en couple, avec un regard plus intimiste. Mais les études sur la famille pâtissent des fragilités de la sociologie française. À part quelques noms comme Pierre Bourdieu, qui s’intéressent à plusieurs domaines, les chercheurs se concentrent sur un seul objet d’études. Les échanges sont limités entre la sociologie du travail, celle du militantisme ou des religions et celle de la famille alors que le croisement des approches aurait pu faire apparaître des convergences. Cependant, les succès de librairie témoignent d’une correspondance avec l’attente du grand public. Faut-il voir dans cette démarche la prise en compte des inquiétudes ou d’un besoin, notamment dans les classes moyennes, de mettre des mots et des images sur une transformation, ressentie plus qu’analysée, du vécu quotidien ? Au risque parfois d’une forme de fabrique mimétique du savoir : « Je te dis ce que tu as envie de savoir de toi », renforcée par l’isolement de la discipline.
À côté de la sociologie proprement familiale, on voit apparaître une sociologie du lien et des solidarités. Elle se développe pour partie en fonction d’une réorientation de la commande publique. Celle-ci cherche, soit à mieux cibler les aides, soit à dédouaner l’État au prétexte que les solidarités familiales sont déjà opérantes. Les rapports sont évidemment étroits avec la démographie familiale : évaluation de l’émergence et de l’extension des familles monoparentales, modalités d’une transition vers l’âge adulte de plus en plus complexe. Il y a une filiation claire entre les enquêtes de l’Ined, depuis celle de Girard en 1964 sur « le choix du conjoint » 4 qui doit s’opérer en référence et en appui à des institutions stables, jusqu’à celle de 1984 sur « la formation des couples » 5 – l’approche est moins objectivante et commence à saisir un processus –, puis à celle sur le « passage à l’âge adulte » qui intègre la formation des couples dans une problématique plus large d’accès à l’autonomie 6. La même approche est aujourd’hui élargie à l’échelon européen. Les recherches ont souligné le rôle central de la génération « pivot », ces grands-parents qui doivent veiller sur leurs parents, devenus arrière-grands-parents, mais qui soutiennent aussi les jeunes parents. Une autre démarche appelle aussi à comparer les destins des générations successives : quelles sont finalement les mieux dotées ? 7
À ce panorama, réduit à de grandes tendances, sans chercher à inventorier toutes les études sectorielles qui font le point sur des aires géographiques ou sur des milieux particuliers, il faut cependant ajouter un mouvement de retour critique sur les institutions proprement productrices de savoir. Dans un champ aussi vaste, où la grande enquête est requise mais coûteuse, ses moyens et ses modes ont une influence déterminante. D’un côté, on trouve la recherche universitaire, peu dotée, qui se consacre soit aux recherches historiques soit à la constitution d’une ethno sociologie, d’un autre coté, les recherches menées par les grandes institutions publiques à partir d’outils statistiques : Insee, Ined, Dares, Cnaf… Les contributions de l’Union européenne vont changer la donne. Certaines études montrent combien le pragmatisme entrepreneurial de ces institutions et de certains de leurs responsables a permis d’asseoir une rigueur et de construire un corpus aujourd’hui fécond, dont les publications de l’Ined, comme celles des autres institutions, continuent d’être témoins. Quant au regard sur les méthodes, le retour critique d’Alain Desrosières sur les pratiques statistiques rappelle aussi le poids d’un fonctionnement matriciel. Les méthodes demeurent quand les objets changent 8. Le procès n’est sans doute pas achevé, mais à travers le passé, c’est aussi celui du présent et de l’avenir qui se joue : y a-t-il moyen de construire une relation pragmatique, sans cesse réaménagée et intégrant progressivement les critiques, entre les chercheurs, leurs règles et leurs démarches, et les politiques, les administrations, et finalement le public ?
Changements des pratiques, d’un côté, et bouleversement des « savoirs », des représentations, de l’autre, ne facilitent pas la mise en perspective. Mais si l’on ne peut s’accorder sur ce qui fait consensus dans la pratique ou les représentations, ne peut-on prendre le contre-pied et inventorier les controverses pour ouvrir des pistes de recherche ? Le public y trouverait des moyens de nommer ce qui fait violence dans le domaine familial ou intime, et à partir de là, bricoler ses solutions. Les politiques ou les institutions disposeraient de moyens pour apprécier plus finement les apports et les échecs d’un soutien aux solidarités familiales au sein de sociétés européennes désormais mondialisées. Le chercheur lui-même gagnerait une nouvelle légitimité outre celle que lui confère son savoir, celle de se tenir en un lieu énigmatique plutôt que trop connu. Les lieux de controverse, assez peu nombreux, se distinguent sur la carte des recherches déjà existantes.
Le premier est celui de l’articulation du vivant et du social. Le vivant : non seulement le biologique, le sexuel, la génération – comme si l’on pouvait encore isoler, dans un reste de positivisme, ce qui serait une forme « scientificisée » de nature du jeu de paroles, de signes, d’échanges qui l’accompagnent, les précèdent et les suivent, ne cessant pas de construire de l’humain. Un humain qui doit s’inscrire dans des relations sociales élargies y trouvant légitimité ou critique. Les controverses ici sont nombreuses. Luc Boltanski a mis le doigt à dessein sur la question de l’avortement et les souffrances qui l’accompagnent, habituellement occultées 9. Les progrès médicaux ne cessent de rouvrir ces questions du début à la fin de la vie. Que dire aussi de celles touchant aux homosexualités ? De même les interrogations sur les conséquences psychologiques des séparations, des ruptures, des recompositions familiales, témoignent bien, dans leur inachèvement, de la persistance de controverses. Dans chacun de ces domaines, nos sociétés sont loin du consensus.
Il y a en outre cette articulation du culturel et du social, lieu de bricolage par excellence. On connaît les méfaits d’un certain culturalisme, qui enferme dans des schémas plutôt qu’il ne reconnaît la capacité des individus à inventer leur vie dans des contextes inédits. Mais il y aurait à donner la parole à ceux dont la vie de famille prend une forme nouvelle : ceux qui éduquent des enfants entre deux cultures, appartenant à deux milieux, deux pays. Les Franco-algériens ont une longue histoire de ce passage, même si cette histoire a peu de visibilité. Pour d’autres, l’expérience est plus récente. Des travaux d’ethno-sociologie permettent d’éclairer les inventions, et les grandes enquêtes 10 donnent une lecture plus globale des stratégies d’intégration dont les dynamiques familiales ne sont pas absentes.
Enfin, dernière articulation, celle des sociétés européennes entre elles, où la France se trouve à un carrefour, entre Nord et Sud principalement. La carte des solidarités gagne à être lue sur cet horizon : les liens familiaux ayant davantage d’importance dans les pays méditerranéens qu’ailleurs. Tous les moments clés, le passage à l’âge adulte, le soutien aux parents dépendants, les trajectoires d’autonomie des jeunes quittant le foyer familial révèlent de profondes disparités, entre des pays où les liens familiaux sont premiers, ceux pour lesquels les soutiens des collectivités locales ou des États sont décisifs. Les travaux comparatistes redoublent d’intérêt : dans des pays soumis aux pressions des mondialisations économiques, migratoires… n’assiste-t-on pas à une convergence des sociétés européennes ?
Repérer ces lieux de controverse permettrait de nourrir un véritable débat démocratique. La discussion pourrait être plus paisible maintenant que la « tyrannie du national » n’a plus à s’exercer dans le champ familial sous la forme du natalisme, que l’individu n’a plus à être défendu contre une patrie qui le contraint. Mais la construction de la délibération est encore à inventer. Les convictions religieuses ou morales ne peuvent parfois s’exprimer, étant trop rapidement qualifiées de rétrogrades. Mais, nous le savons, les modernes sont parfois les plus dogmatiques ou les plus intransigeants, adoptant la posture des Anciens.
2 / In Le Soi, le couple et la famille, coll. Essais & Recherches, Nathan, 1996 et Poche, 2005.
3 / Jean-Claude Kaufmann, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge , Nathan, 1992.
4 / Alain Girard, Le choix du conjoint, une enquête psycho-sociologique en France, Ined-Puf, Travaux et documents n°44, 1964.
5 / Michel Bozon et François Héran, « La découverte du conjoint I. Evolution et morphologie des scènes de rencontre », Population , n° 42, pages 943-86, 1987. « La découverte du conjoint II, Les scènes de rencontre dans l’espace social », Population , n°43, n°1, 121-150, 1988.
6 / Michel Bozon et Catherine Villeneuve-Gokalp, « Les enjeux des relations entre générations à la fin de l’adolescence », Population , 49, 1527-55, 1995.
7 / Claudine Attias-Donfut (avec Martine Segalen), Grands-parents : la famille à travers les générations , Odile Jacob, 1998, 330 p. Louis Chauvel, Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France au XXe siècle , Puf, 1998 [2 e éd. 2002].
8 / Alain Desrosières, La politique des grands nombres : histoire de la raison statistique, La Découverte, 2000.
9 / Luc Boltanski, La condition foetale : Une sociologie de l’avortement et de l’engendrement, Gallimard, 2004.
10 / Cf. Michèle Tribalat, Faire France, préfacé par Marceau Long, La Découverte, 1995, 232 p.