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La fraternité peut-elle constituer l’horizon de la tâche politique au moment où nous nous interrogeons sur le vivre ensemble et sur les institutions ? Le mot résonne dans des univers différents, il pourrait nourrir une utopie partagée. Une société fraternelle est un projet de nature collective, mais la fraternité se reconnaît et s’authentifie dans des relations interpersonnelles. Elle pourrait donc aider à retisser les fils distendus entre les citoyens et la politique. Elle inclut aussi une dimension critique, capable de remettre en cause conformismes et pratiques, sinon de contribuer à refonder les institutions. A condition, certes, de ne pas la réduire à une simple vision égalitariste des relations interpersonnelles.
Fraternité, le mot est inscrit au fronton des bâtiments publics. Il donne davantage de corps aux autres termes de la devise républicaine, liberté et égalité. N’exprime-t-il pas à la fois proximité et distance, permettant ainsi de rejoindre un universel ? Comment ne pas penser à la proximité biologique, à celle de la famille ? Dans nombre de courants religieux, cette proximité devient spirituelle, que cette dimension soit pensée simplement comme composante de la vie humaine ou qu’elle contribue à en faire l’unité. Dans tous les cas, elle accepte dissemblance et autonomie. Dans chaque famille, à chaque génération, frères et sœurs grandissent côte à côte et suivent ensuite chacun leur trajectoire. Il y a presque déjà là une composante universaliste. Le frère est un proche qui peut être loin, physiquement, spirituellement. Un lointain qui peut aussi être très proche. Il y a dans toute humanité singulière, chez tout être humain, un frère à découvrir. Oser l’affirmer, n’est-ce pas déjà proposer une sorte de réenchantement ?
Mais que serait donc une société plus fraternelle ? Une société qui refuserait que l’on vive côte à côte en s’ignorant : « Mon voisin est d’abord un frère ». Qui accepterait et respecterait les différences de race, de sexe, de manière de vivre, de rythme, de richesse, de culture, car « nous sommes d’abord des frères ». Qui n’accepterait l’idée de frontières, de séparations, que pour les remettre en cause quand elles excluent. Qui n’occulterait pas les vulnérabilités et les blessures. Où l’on ne cacherait pas celui qui marche plus lentement, qui parle en cherchant ses mots, qui souffre physiquement ou psychologiquement... Qui refuserait les fatalismes parce qu’elle croirait qu’à plusieurs, on est davantage à même de réformer, monter des projets, redynamiser une entreprise ou un territoire. Une société qui ne se résoudrait pas au désespoir et serait portée par sa confiance en l’avenir.
La fraternité est forte. Elle mobilise, car elle lie ensemble chacune de nos existences individuelles et fait appel à un imaginaire qui nous projette vers l’avenir. Elle résiste au virtuel : les mots prennent sens quand chacun revient vers sa propre humanité à travers les traditions qu’il porte en sa chair. Elle force à chercher des conciliations qui ne peuvent aboutir que dans l’avenir. Dans les champs religieux et familial, le mot est déjà polysémique. Que dit d’elle un chrétien, un musulman, un athée, quand il parle de l’autre comme un frère ? Que dit d’elle un homme du nord de l’Europe, qui vit dans une famille nucléaire, restreinte, ou recomposée ? Tant de contraires sont à réconcilier que l’utilisation même de la notion de fraternité mobilise une énergie fondatrice. Dans ce travail, l’individu est convoqué pour « s’examiner » au vieux sens du terme, revenir à sa conscience avant de fonder quelque chose qui porte une part de politique.
Dans ce mouvement de retour sur soi, trois dimensions de la fraternité sont redonnées à l’individu, qui apparaissent irréductibles les unes aux autres. Car à travers la fraternité trois types de relations se reconnaissent entre les personnes : les frères et sœurs ont une commune origine, il y a entre eux une ressemblance dans une dissemblance, certains enfin peuvent être des « élus », qui font l’objet d’une préférence. Selon les cultures et les métaphores de référence, l’accent est plus ou moins marqué. Ce mouvement révèle de l’intérieur en la mettant au jour une violence latente, le frère est un adversaire possible. Le lien de la fraternité n’épuise pas la violence, il peut même la rendre plus criante et appeler une décision exigeante en direction d’une pacification des relations humaines. La réalité familiale met d’emblée l’accent sur la source commune, la fratrie est fondée par une relation différenciée à une même origine. Frères et sœurs, chacun se reçoit de ses parents, dans un mouvement authentifié par des signes.
La relation au père et à la mère n’est pas univoque, elle se décline dans le temps. Elle est rendue visible, authentifiée, par un acte privé ou par un acte public, ou bien elle est voilée, ignorée... En ce sens, la relation à l’origine est à la fois marquée par un « déjà là », un en-deçà de la personne, ainsi que par un « pas encore ».
La fraternité relie les êtres en associant ressemblance et dissemblance. A chaque naissance, un nom inscrit le nouveau-né dans une chaîne de communication. Les cultures diffèrent profondément dans l’ampleur qu’elles donnent à la distinction : le prénom, ou plutôt l’assemblage des noms, constitue l’individu comme un unique, dans un rapport de filiation mais aussi de fraternité. Cette authentification est immédiatement une marque de séparation, Pierre n’est pas Paul, Marthe n’est pas Marie...
Enfin, toute fraternité est marquée d’un jeu complexe de préférences. En termes bibliques, on parlerait aussi d’élection. Dans le récit de la Genèse qui rend compte de la filiation d’Abraham à Isaac, l’accent est mis sur une filiation particulière. Le père est anxieux de sa descendance et il aura de nombreux enfants, mais un seul, Isaac, porte le signe de la préférence divine. A la mort de l’ancêtre, il devient l’héritier.
On voit bien comment, au quotidien, la violence peut traverser chacune de ces dimensions. Porter le regard sur la fraternité conduit à refuser d’ignorer la vulnérabilité humaine mais à lui donner un horizon pour éviter l’insoutenable. Il y a violence quand est dénié à un individu le droit de savoir de qui il est l’enfant. Ignorer qui sont ses parents conduit à ne plus avoir de frères ou de sœurs. Il y a violence quand sont reconnues ressemblance et différence, mais sans que soient trouvées les médiations nécessaires. Quand les institutions ne savent plus nommer ce qui unit et ce qui sépare, la proximité risque de devenir violente. Il y a violence, enfin, quand une préférence est affirmée, qu’un individu semblable aux autres est distingué. Quand un frère ou une sœur connaît le succès, et un autre l’échec.
Se tenir dans le lieu de la fraternité dans les relations humaines suggère de choisir la paix plutôt que la violence. En fraternité, les relations sont données et ne se choisissent pas. On ne choisit plus son collègue, mais on est replacé en face de l’alternative : vivre en bonne entente, le haïr, l’exclure. Les relations de fraternité sont en attente d’humanisation.
Si elle force à s’interroger sur des relations de paix, la fraternité porte en elle une dimension critique : l’individu que je suis, enraciné dans une histoire, dans une communauté de croyants, vit-il en frère avec celui, proche ou lointain qui est à côté de lui ? Et vit-il cette fraternité de manière heureuse ? Ces deux questions interrogent des modes de vie et doivent être élargies à l’environnement économique, politique et social. En ce sens, la tâche politique est double : elle force à tisser des liens et à remettre en cause ceux existants entre les individus et leurs groupes d’appartenance; elle appelle à pacifier ses relations. Elle est extensive et intensive, qualitative et quantitative, universalisante et très concrète. Tous les ressorts d’une critique sont présents dans l’exigence d’une fraternité pacifiée. Aucune question brûlante n’y résiste, de l’immigration à la solidarité nationale…
Face à l’immigration, la fraternité vient critiquer la notion de frontière, qu’elle soit culturelle ou politique, et lui donner une signification relative, c’est-à-dire jamais absolue. Le barrage politique dressé devant la circulation des personnes entre les rives de la Méditerranée contrevient aux solidarités humaines et économiques. Si l’on veut pacifier les relations, il faut sinon ouvrir totalement les frontières, du moins créer un véritable espace commun de négociations, d’échanges. Mais il faut parallèlement ouvrir les imaginaires à la possibilité d’une fraternité pacifique entre les peuples. Les instruments qui permettent de revisiter l’histoire pour discerner ensemble ce qui a déjà contribué à cette fraternité doivent être développés.
De même, cet horizon de fraternité pacifique ne permet pas d’accepter sereinement la fragmentation économique des territoires. Au sein de la région parisienne, la solidarité financière entre communes est menacée. Mais est-il possible d’isoler les communes de l’Ouest parisien de celles du Nord quand d’autres solidarités économiques et humaines s’imposent, quand les gens ne résident pas là où se trouvent les emplois. Il existe une fraternité au sens minimal : ne faut-il pas ouvrir les imaginaires, élargir les coopérations, reconnaître les enrichissements mutuels ?
Les exemples, même multiples, ne sauraient conduire immédiatement à une sorte de volontarisme, qui n’aurait rien de pacifique. Dans bien des traditions, ce qui touche à la paix échappe à la relation donnant-donnant. Hannah Arendt le rappelait, il y a place dans l’espace public pour ce genre de démarche. La position ici défendue ajoute ce contrepoint : l’inattendu, le gratuit, surviendra d’autant plus que nous accepterons de nous tenir dans les lieux de vulnérabilité de nos sociétés au lieu de verser dans une fuite en avant vers la croissance. Le paradoxe n’est sans doute qu’apparent...