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Paradoxalement, la question du voile en France a peu mis en relief le rapport quotidien des jeunes femmes voilées avec l’autre sexe, dans son cadre non polémique et quotidien. Entre bricolages religieux sur la question de l’amour et invention d’une nouvelle identité féminine détachée de la Tradition, l’apparition d’une population d’étudiantes voilées en France est un enjeu nouveau dans le paysage matrimonial de l’islam des jeunes.
Parce qu’elles étaient considérées comme tributaires de l’histoire de leurs parents en tant qu’enfants d’immigrés, les nouvelles générations, dont celles des jeunes filles voilées « réislamisées » 1, et leurs comportements, ont été longtemps ignorés. Cette réalité générationnelle occultée fait pourtant émerger de façon importante une nouvelle féminisation des références culturelles et religieuses chez ces filles de migrantes, particulièrement face à la question des mixités. Étudiantes ayant choisi de se voiler, ces françaises musulmanes s’émancipent-elles de concepts sexuels et matrimoniaux étrangers à leurs vécus culturels et générationnels ? Leur réacquisition de savoirs religieux et universitaires bouleverse-t-elle l’organisation sexuelle de la communauté musulmane ? Les stratégies matrimoniales, au cœur de la reproduction des groupes sociaux, révèlent une remise en question des comportements normatifs gérant l’amour et la sexualité et indiquent une reconstruction d’une jeune identité féminine musulmane en France.
Si, pour les parents, la position sociale du prétendant suffisait à garantir le bonheur de leur fille, de nombreuses étudiantes rompent aujourd’hui avec cette vision. Elles argumentent leur nouveaux choix amoureux grâce à la légitimité du savoir religieux, d’une part (prouvée aux parents par le port du voile), et par l’émancipation intellectuelle, d’autre part (acquise elle grâce au statut d’étudiante). Ainsi, cette femme d’origine algérienne argüant auprès de ses parents, opposés à son union avec un homme d’origine sénégalaise, de l’exemplarité religieuse de ce dernier et de la mise en garde de l’islam contre la ségrégation des croyants quels qu’ils soient.
Leur parcours scolaire leur permet dans l’idéal d’être indépendantes financièrement, et l’idée traditionnelle du mariage, comme sécurité « économique », laisse place à un choix du conjoint beaucoup plus libre et réfléchi. Face aux parents, l’islam vient donner du sens au décalage culturel sur la conception du sentiment amoureux. Pour la jeune femme, l’amour comme stratégie personnelle est le moyen d’envisager la prédestination sociale avec plus de responsabilité. C’est aussi une manière de se détacher du groupe sans rompre avec lui, les choix étant légitimés par des valeurs positives pour la famille : l’islam et la réussite scolaire.
Dans cette individualisation des comportements amoureux par le religieux, les jeunes musulmanes françaises rejoignent, avec leur sensibilité, les influences socioculturelles de leur pays. Lorsque les modèles des pays d’origine des parents n’opèrent plus, comment inventer une éthique sexuelle et une identité féminine correspondant à la fois à un vécu culturel français, aux exigences islamiques de pudeur et à l’envie de séduire et d’être aimée ? Leurs relations avec les hommes en général et leurs vécus amoureux en particulier, sont repensés à la lumière de leur interprétation religieuse. Ainsi, si beaucoup s’abstiennent de faire la bise, elles font de la mixité une condition première de leur épanouissement et de leur « équilibre de musulmane », et aiment compter auprès d’elles des amis masculins. Elles se disent devoir être belles, car « Dieu est beau et aime la beauté », mais hésitent à séduire ouvertement leurs « frères »…
Cette éthique très théorique vaut surtout sur le plan personnel, elle devient plus compliquée une fois confrontée au pragmatisme d’une relation amoureuse, notamment parce qu’elle met en place une liberté de choix chez la femme que peu de « frères » sont encore prêts à assumer. Une minorité de jeunes femmes opte alors pour un investissement surdimensionné dans les activités universitaires, professionnelles ou militantes, espérant longtemps trouver cet « homo-islamicus » idéal. D’autres s’essaient à de nouveaux bricolages telles ces relations dites « haram pour le halal [illicites mais dans un but licite] » où elles justifient leur relation physique voire sexuelle par la condition de « futur mari » qu’elles confèrent à leur petit ami. Puis existent, et c’est aussi une nouveauté, des relations conçues comme amoureuses par le couple, mais où aucun contact physique, voire une simple intimité exprimée, ne sont tolérés.
Cette tension permanente entre raison et passion, que vivent certains musulmans, fait émerger de nombreuses contradictions et situations insolites, mais elle pose surtout la question de la place de l’amour. L’attachement à la norme des jeunes femmes leur permet de s’assurer de « l’islamité » de la relation et donc, pensent-elles, de toute déconvenue. Dans cet univers où les comportements quotidiens sont si codifiés, la relation affective peut-elle alors être spontanée ? Aux dépens ou non du sentiment amoureux, une certaine institutionnalisation de la passion prend forme.
Souvent, ces jeunes filles expriment comme condition à l’expression de l’amour certaines règles de comportement (présence d’un tiers ou entrevue dans les lieux publics), mais beaucoup d’hommes, de leur côté, expliquent leur recherche d’une compagne dans le cadre d’une conformité à un idéal familial de perpétuation des valeurs, plus que pour répondre à l’espoir d’un amour transcendant. Face à cet écart, hommes et femmes, noyés dans leur incompréhension mutuelle, font appel aux institutions religieuses même si ce n’est pas leur fonction première. Un conférencier, par exemple, venu exposer des problèmes de la viande halal en France, s’est vu à la fin de sa conférence, appelé à conseiller chacun sur les épanchements de son cœur. Les instituts d’études islamiques, les imams, les sites internet musulmans, sont submergés (à leur corps défendant ou non) de demandes d’avis juridiques en matière de relations amoureuses, lorsqu’ils ne voient pas leur espace transformé en salon de rencontre.
Certes la difficulté d’être une minorité dans l’espace français pousse à l’invention de nouveaux lieux de socialisation amoureuse. Ainsi, certains hommes n’hésitent pas à profiter du moindre rassemblement religieux pour se lancer à la recherche de la femme de leur vie (c’est en cette circonstance, pensent-ils, qu’ils trouveront les meilleurs partis, garantis par l’ambiance d’orthodoxie qui y règne). Ils se heurtent vite à des femmes choquées devant tant d’empressement ; les hommes pensant prouver le sérieux de leurs intentions par des demandes en mariage après cinq minutes d’entrevue et les femmes refusant d’être réduites au rôle de futures mères de petits musulmans…
L’identité des musulmans occidentaux est jeune et un équivalent islamique de l’héritage courtois de la civilisation arabo-musulmane reste à inventer. Une étudiante interrogée se plaignait de ce que les musulmans n’aient jamais appris à construire ensemble autrement que dans l’optique du mariage : « Matraqués par la pseudo-responsabilité de perpétuer le groupe social musulman, la confiance qu’ils accordent à Dieu me paraît bien mince. Ils oublient qu’un individu doit se construire lui-même pour envisager de construire un foyer ».
Coincées entre des stéréotypes (celui de « la femme voilée »), auxquels elles ne correspondent plus, et la modernité d’une trajectoire encore instable, la redéfinition de l’amour permet à ces jeunes étudiantes voilées de s’investir dans la construction du monde auquel elles appartiennent.
1 / Il est fait ici référence à une génération de musulmans, majoritairement enfants d’immigrés nés en France, pour qui la réacquisition de valeurs et principes religieux s’est faite de façon autonome et volontariste, et non pas à travers une socialisation familiale ou culturelle islamique.