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Les enfants accueillis dans les écoles catholiques sont de plus en plus divers, sur le plan social comme sur les plans culturel et religieux. Pourtant, la route est encore longue pour prendre réellement en compte les différences au quotidien. Faire grandir une personne, c’est lui permettre de développer ses potentialités intellectuelles, affectives et spirituelles, sans lui demander de renoncer à une partie de ce qui fait sa spécificité en passant le portail de l’établissement scolaire. Il faut apprendre à vivre ensemble en considérant toutes les dimensions de la personne, non pas en décrétant symboliquement l’égalité, ce qui revient, en fait, à occulter l’histoire de chacun. Or il faut bien constater à la fois la volonté réelle d’accueillir largement des enfants de toutes origines et la difficulté d’inscrire le respect des différences dans la vie quotidienne de l’école. Nous proposons ici quelques réflexions issues de l’accompagnement d’équipes travaillant dans des zones de forte mixité sociale et culturelle, en particulier dans la ville de Marseille.
La rencontre avec les familles – encore à promouvoir et approfondir – devient un véritable enjeu lorsque celles-ci ne possèdent pas les codes de l’école. Non seulement les familles de primo arrivants, mais toutes celles qui sont étrangères aux multiples us et coutumes scolaires difficilement déchiffrables par les non-initiés. Comment comprendre les appréciations inscrites sur les bulletins scolaires rédigés dans une langue inconnue de nombreux parents ? Nous pensons, par exemple, à cette jeune enseignante ennuyée de ne pas avoir été entendue des parents lorsqu’elle avait défini devant eux « les compétences à acquérir » durant l’année. Ou encore à la maman d’un élève de petite section, très inquiète à la lecture du « livret d’évaluation » sur lequel était écrit : « comportement social : à consolider ». Les professionnels doivent faire un effort difficile de décentration pour s’obliger à parler une langue accessible à tous.
Une voie pour y parvenir a été expérimentée par une équipe de professeurs dans un quartier défavorisé : elle a eu le courage d’inviter les parents pour les écouter, sans avoir préparé un programme à communiquer ! Les familles ont pu s’exprimer en petits groupes, avant de poser toutes les questions qu’elles souhaitaient aux enseignants, ravis d’entendre leur désir de pérenniser cette pratique. Ils ont même vu, avec joie, les pères rejoindre petit à petit ces rencontres à l’école. La posture nouvelle de ces enseignants a permis aux parents d’investir autrement l’espace scolaire. Mais il faut du courage et un engagement collectif pour prendre ce risque : renoncer à la position de celui qui sait, pour écouter ceux à qui l’on parle trop souvent sans instaurer de vrai dialogue.
Il en est de même dans les relations entre jeunes et adultes. Les mots employés par les élèves, leurs comportements, surtout s’ils perturbent la vie collective, sont interprétés par les adultes dans un cadre de référence différent. D’où des frictions, des incompréhensions parfois très douloureuses dans la vie des établissements. Certains élèves ne comprennent pas les réprimandes et les sanctions qu’ils subissent quand les enseignants fustigent des comportements, légitimement répréhensibles au demeurant, mais en y adjoignant des considérations sur les intentions des élèves qu’ils interprètent dans un cadre culturel qui n’est pas le leur. Ceci peut être vécu comme une violence ou une injustice pour des jeunes éloignés de l’école par leur milieu ou leur histoire.
L’école ne prend pas suffisamment en compte les pratiques culturelles acquises hors de l’école. Les enfants ont parfois deux vies séparées, sans lien entre elles, et ils apprennent hélas très vite à cloisonner leur univers sans que les savoirs scolaires viennent interroger, clarifier, donner du sens à l’ensemble de leur existence. Un énorme effort est nécessaire pour encourager les équipes à oser affronter les univers mentaux et affectifs différents dans la transmission des savoirs et à enrichir leur enseignement grâce aux référents culturels de tous les enfants de leurs classes. Ceux-ci ont besoin de voir leurs richesses valorisées à l’école, d’autant plus que leurs apprentissages scolaires sont difficiles. Les équipes sont témoins d’une évolution de leurs élèves lorsqu’ils peuvent apprendre à leurs camarades des savoirs qui viennent de leurs familles, de leurs pays d’origine, de leurs familles religieuses.
De même, il est important d’associer les parents à l’élaboration et à la mise en œuvre des projets éducatifs. L’ouverture à tous, la recherche du bien commun, l’accueil des « pas comme les autres » (selon la formule des Assises de l’enseignement catholique) requièrent une attention permanente et un dialogue avec les familles. Certes, les parents ne sont pas tous d’emblée habités par la certitude que la différence est une richesse dans l’éducation de leurs enfants. Un dialogue attentif et patient permet de dépasser les frottements inévitables et les divergences de vue.
Enfin, il faut encore avoir le courage de reconnaître que, sous couvert d’ouverture, se cache parfois de manière insidieuse et inconsciente, un ethnocentrisme regrettable. Il est difficile de sortir des stéréotypes, des représentations hâtives sur les cultures et les religions, souvent mal connues voire caricaturées. Si l’on accueille, c’est à condition d’intégrer dans la République, avec la conviction de la supériorité des valeurs occidentales. Le projet est d’amener les « étrangers » à renoncer à leurs pratiques et repères antérieurs. L’enrichissement par les différences suppose d’accepter que cela ne va pas de soi, que le repli identitaire traverse toutes les communautés, que la tentation de la défense du territoire est archaïque et qu’il faut forger petit à petit des repères, intellectuels et éthiques, sans considérer qu’ils devraient être naturels. L’on approche souvent cette dérangeante réalité dans le dialogue interreligieux à l’école. Quand ils s’affrontent à cause de leurs différences, parents et enfants se heurtent presque toujours à propos des pratiques rituelles, vestimentaires ou alimentaires. Face à ces problèmes, les enseignants tentent parfois avec succès de faire dépasser ce premier niveau pour accéder à ce qui fonde les pratiques différentes. Mais lorsque le climat relationnel le permet, ils peuvent témoigner de la richesse des échanges et de la découverte, par l’expérience, que ce qui est commun est plus important que ce qui sépare. Ainsi, lors d’un dialogue difficile en classe primaire à propos du ramadan, une jeune enseignante a invité un petit garçon à expliquer comment il donnait du sens à ce qu’il vivait en famille. Face à des camarades attentifs et silencieux, il a, avec ses mots d’enfant, pu dire que « parce que l’on n’est pas des bêtes », il faut apprendre à différer l’accomplissement de ses besoins et « savoir attendre », en pensant surtout à ceux qui sont démunis.
Si la rencontre autour des pratiques culturelles et rituelles divise trop souvent, le partage des convictions, du sens que chacun met dans ce qu’il vit, donne d’entrer dans un dialogue constructif et respectueux. La mixité culturelle, sociale et religieuse pousse l’école à relever le défi de la centration sur les fondements des cultures et des croyances.
Les adultes engagés dans cette aventure humaine ont eux-mêmes besoin de lieux de réflexion et d’enrichissement intellectuel et relationnel. Écouter, comprendre, différer le jugement, renoncer au confort de la similitude, requiert un travail sur soi qui va bien au-delà des compétences professionnelles habituelles. Il faudra de plus en plus en tenir compte tout d’abord dans la formation des enseignants, puis dans l’organisation et le pilotage des établissements. Il ne s’agit pas aujourd’hui de rêver la mixité, mais d’affronter les différences dans une communauté éducative encore à inventer. Les pratiques individuelles, la relation consumériste des parents laissés à la porte de l’école, l’absence de temps suffisant pour parler avec les élèves, empêchent de créer les conditions favorables à un climat apaisé. Penser autrement l’établissement scolaire, c’est inventer des voies pour réussir la mixité considérée comme un objet de travail prioritaire et déterminant pour la réussite et l’intégration de tous les élèves.