Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Projet – Dans les lieux d’urgence, comme la Cité André-Jacomet, on invoque l’inconditionnalité de l’accueil.
Luc Monti – Tous les soirs, avant 19 heures, nous recevons une télécopie du Samu social : elle nous adresse le nom, le prénom et l’âge des personnes à prendre en charge pour la nuit. Ces indications n’ont pour but que de reconnaître chaque personne à son arrivée. Nous accueillons chacun avec le nom qu’il a donné, sans rien exiger d’autre, en veillant cependant au respect de la durée maximale d’hébergement (sept nuits). C’est là que commence à s’appliquer le principe de l’inconditionnalité : permettre un accueil de tous, quelles que soient la complexité et la particularité des itinéraires, des situations et des formes de précarité. Pour certains, le centre est un refuge et leur démarche s’inscrit dans leur histoire chaotique ; si nous réclamions papiers ou attestations, cette exigence pourrait les inciter à ne pas se déplacer car quelques uns s’enregistrent sous un faux nom. Mais l’expérience nous le montre, la plupart des hébergés fournissent des informations qui correspondent à leur identité réelle ; le principe d’inconditionnalité reste clairement posé et nous tenons à le respecter.
Projet – Qui sont aujourd’hui ces hommes et femmes à la rue ? Dans leur détresse, comment perçoivent-ils l’aide offerte par un centre comme le vôtre ?
Luc Monti – Pour beaucoup, le lien avec les services sociaux leur garantit une existence sociale. Entre le Samu, les centres d’hébergement et toutes les aides existantes dans la rue, ils se sont constitué une sorte de réseau et d’organisation stable. Mais il y a aussi ceux qui ne font plus appel au « 115 » parce que les contraintes qui y sont liées leur sont trop lourdes (un long temps d’attente au bout du fil, parfois sans résultat, l’incertitude quotidienne quant au lieu d’hébergement du soir, des démarches à réaliser chaque jour). Ils préfèrent s’adresser aux centres qui accueillent directement pour une seule nuit. D’autres, enfin, n’ont plus la force d’entreprendre une seule de ces démarches : les services sociaux ou la police les retrouvent sous les ponts, dans les sous-sols d’immeubles, loin des lieux de vie. Ceux-là se marginalisent de plus en plus, et la société ignore véritablement leur condition, voire leur existence. L’énergie physique et morale, ne serait-ce que pour entrer dans un processus de prise en charge, est telle qu’ils préfèrent fuir toute structure. Ils n’imaginent plus pouvoir affronter d’autres regards, la vie quotidienne dans un centre avec des horaires et un règlement intérieur. Ils arguent que dans les centres d’hébergement ils ont été victimes de vols ou de violence. Pourtant à la Cité André-Jacomet, où vivent 130 hommes au quotidien, nous n’avons eu que très rarement à appeler la police (en 2003, elle n’est jamais intervenue). Existe bien sûr le risque d’agressivité, de manque de respect les uns envers les autres, mais il est canalisé et anticipé le mieux possible. Le centre est un lieu de vie, certes particulier car les difficultés que tous connaissent amplifient l’impact des problèmes quand ils surgissent. Comme dans toute collectivité, il se forme une vraie solidarité, mais s’impose la nécessité de dialoguer, d’écouter l’autre, d’expliquer, de rassurer.
Nous organisons des « conseils de maison », auxquels participent l’équipe du centre et les hébergés, parfois des visiteurs. Les prises de parole, l’argumentation, l’écoute des uns et des autres permettent de s’affirmer et d’être reconnu.
Projet – Vous n’accueillez que des hommes seuls ?
Luc Monti – Les centres d’hébergement comme le nôtre ont été ouverts en 1993 pour accueillir des hommes en détresse de plus en plus nombreux. Depuis, on a vu peu à peu augmenter le nombre de femmes, jusqu’à 18 % cette année. La rénovation récente du centre rend tout à fait envisageable aujourd’hui d’accueillir autant de femmes que d’hommes. Cette ouverture participerait à une volonté de valorisation et de responsabilisation de ceux qui sont hébergés. Ce sont les locaux qui doivent s’adapter aux personnes et aux problématiques, non l’inverse. Les travaux faciliteront aussi l’accueil éventuel de familles. Mais la décision dépendra des pouvoirs publics, en dialogue avec le Samu social et l’Association des Cités du Secours catholique. Si notre mission était d’accueillir des familles, c’est à elles que nous réserverions l’hébergement : on envisage mal la présence d’enfants au milieu d’hommes et de femmes seuls et marginalisés.
Projet – Reste une grande hétérogénéité : diversité d’âge, de provenance, d’origine sociale, de problématiques. Dans quel état d’esprit votre équipe l’aborde-t-elle ?
Luc Monti – Nous accueillons des hommes de 18 à 80 ans. La moyenne d’âge, aujourd’hui de 40 ans, augmente chaque année. Nous prenons en charge aussi bien des individus en errance depuis de longues années que d’autres en situation de détresse subite. Certains ont gardé une activité professionnelle, les autres tentent avant tout de se relever. Les situations de rupture sociale sont en effet très diverses ; certains souffrent de troubles psychiques. Et tous doivent cohabiter jusqu’au lendemain matin. Notre mission est d’accueillir, sans exception, tous ceux qui nous sont envoyés.
Nous faisons en sorte que tout soit prêt chaque soir avant 19 heures, que l’équipe ait réglé les questions matérielles, afin de se concentrer sur l’accueil des personnes. J’apporte une attention particulière au confort des hébergés. Pour une personne qui jouit d’un confort minimal, entourée des siens, en sécurité, dont les jours sont rythmés par des activités régulières, passer une mauvaise nuit n’est pas si grave, elle la « récupérera ». Pour un de nos hébergés, une nuit difficile et agitée s’avère bien plus dommageable, compte tenu de ses fragilités et de la journée difficile qu’il devra de toute façon vivre le lendemain. Si vous avez oublié d’acheter du pain, vous vous en passez jusqu’au lendemain. Pour un homme en souffrance, ce n’est pas un détail ; l’absence de ce pain sur la table représente une frustration supplémentaire.
Projet – Comment vivre au quotidien la mixité des besoins et des origines, au sein du centre ?
Luc Monti – Faire coexister deux ou trois individus par chambre, durant une à sept nuits, avec les difficultés personnelles de chacun, ses particularités culturelles, religieuses, sociales, cela représente une source de tensions. Par ailleurs, du lundi au vendredi, un tiers environ des hébergés se renouvelle quotidiennement (les week-ends sont plus stables).
Régulièrement, nous leur rappelons qu’ils vivent au sein d’un quartier dont ils doivent respecter les habitants et les murs. Pour ceux qui ne sont là que quelques nuits – la très grande majorité – c’est plus difficile : leur souffrance fait passer les autres au second plan. L’aide que nous apportons est aussi une forme de pédagogie de la responsabilisation. Le respect est vécu dans la réciprocité : l’équipe du centre envers les hébergés, les hébergés envers l’équipe, les hébergés vis-à-vis des habitants du quartier et inversement. Cela ne se décrète pas, mais demande discussions et relations patientes. La mixité existe dans le regard porté les uns sur les autres. D’une façon générale, les habitants ont plutôt un regard bienveillant, mais le quartier est lui-même en voie d’appauvrissement (fermeture des commerces, ghettoïsation, renouvellement rapide du personnel des écoles). Il a l’impression que la présence d’un centre pour SDF ajoute à sa précarité. Et l’auto-dévalorisation des hébergés peut se trouver renforcée par les réflexions des riverains : « Vos gars urinent sur nos murs, ils sentent mauvais dans le bus. » Le public que nous prenons en charge est partout indésirable. La présence des bénévoles à la Cité montre ainsi toute sa force et sa cohérence.
Projet – La présence d’un Centre comme le vôtre dans un quartier est toujours délicate ?
Luc Monti – Deux ans avant le chantier de rénovation de l’année dernière, nous nous étions mis en quête de locaux pour poursuivre notre mission, le temps des travaux. Nous nous sommes adressés aux mairies d’arrondissement, à l’hôtel de ville de Paris, à la Ratp, à la Sncf, aux congrégations religieuses, à d’autres institutions. N’ayant reçu aucune réponse positive, nous avons programmé les travaux d’avril à septembre 2004, en nous repliant sur « la Mie de pain », un centre qui ferme habituellement ses portes pendant l’été. La mairie du XIIIe et les riverains voyaient notre arrivée d’un très mauvais œil : c’est précisément l’été, dans la période où « la Mie de pain » est fermée, que se réalisent les transactions immobilières sur le quartier. La consigne de la mairie était très claire : aucun trouble sur la voie publique. En comparaison de ce que nous vivons ici, sur le boulevard Ney, sans voisins immédiats, cela représentait un stress pour l’équipe et une contrainte supplémentaire pour les hébergés.
L’été s’est relativement bien passé, mais en septembre, les travaux n’étant pas terminés, il nous fallait trouver un nouveau lieu pour trois mois. Nous avons envisagé de quitter Paris et de trouver un centre de vacances libre après la saison estivale. La ville de Montreuil nous a proposé des locaux en pleine campagne, à quelques kilomètres d’Auxerre, un lieu parfait pour que les gars « se mettent au vert ». Nous leur avions présenté cela comme une chance de partir eux aussi en vacances ! Mais trois jours avant la date prévue, tombait un avis de non conformité aux normes d’hébergement et de sécurité, alors même qu’une centaine de cadres de la ville de Montreuil y achevait un séjour !
Le regard porté sur ce public est très dur, source d’une plus grande exclusion pour ceux qui connaissent l’expérience d’être indésirables. La violence ne vient pas de la précarité, elle s’installe dans l’absence prolongée de communication et de dialogue, dans l’impossibilité des personnes en détresse de dire qui elles sont. Elles n’ont d’autre choix que de se recroqueviller davantage ou d’exprimer violemment aux autres qu’elles existent.
Un centre comme la Cité André-Jacomet est trop grand, trop imposant. Regrouper 130 individus en situation de précarité n’est pas nécessairement une bonne chose, ni pour eux, ni pour le reste de la société. Il faudrait de petites structures d’accueil dans chaque ville, dans chaque arrondissement ou quartier. Cette répartition faciliterait l’intégration et l’acceptation des personnes en difficulté par les élus locaux et les habitants. Le coût serait plus élevé mais le regard des citoyens changerait.