Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Les classes préparatoires et les grandes écoles constituent en France une voie d’excellence nationalement, voire internationalement reconnue. Depuis des années, elles sont régulièrement montrées du doigt comme des vecteurs immuables de reproduction des clivages et des inégalités sociales. Cette mise en cause s’inscrit dans un contexte marqué, ces quinze dernières années, par l’apparition de quartiers cumulant tous les handicaps sociaux, culturels, économiques et naturellement scolaires et éducatifs. Un projet de diversification de recrutement s’est mis en place depuis quelques années dans un grand établissement d’enseignement supérieur, sur la base de quotas. Il mettait en lumière une méthode appliquée aux Etats-Unis, puis en Afrique, depuis plus de vingt ans. Mais celle-ci n’a-t-elle pas davantage contribué à exacerber les communautarismes et à handicaper le développement qu’à consacrer l’égalité ?
La question n’est pas nouvelle. Dès 1963, Bourdieu et Passeron mettaient en évidence qu’un enfant de cadre supérieur avait deux fois plus de chances d’accéder à l’université qu’un enfant de cadre moyen, 40 fois plus qu’un enfant d’employé et 80 fois plus qu’un enfant d’ouvrier. Quarante ans plus tard, le Haut conseil de l’évaluation de l’école confirme la décevante actualité de cette analyse : 87 % des enfants de cadres supérieurs obtiennent le Baccalauréat (dont 82 % en filière générale) contre 45 % des enfants d’ouvriers non qualifiés (dont les deux tiers en filière technologique ou professionnelle).
Nous mesurons chaque jour que le « capital social » des étudiants issus des catégories cultivées est un facteur déterminant dans la réussite professionnelle, tout autant que les capacités intellectuelles de chacun. Soutenir le contraire serait affirmer que les enfants issus de familles cultivées sont plus intelligents que ceux des familles moins favorisées. Comme si le contexte social dans lequel évolue l’enfant ne jouait aucun rôle dans sa construction intellectuelle. Telle n’est pas, évidemment, notre opinion.
Nous sommes, en revanche, convaincus que la diversité sociale de notre société, est une ressource formidable et nécessaire. Il faut donc éviter de reproduire un système de recrutement qui prive les grandes écoles de talents qui tardent à s’épanouir en raison de blocages sociaux. Il est important de confronter les futurs diplômés des grandes écoles avec la diversité sociale dans laquelle ils évolueront demain en tant que managers. Mais il est tout aussi important de réhabiliter la valeur du travail et de l’effort auprès de jeunes issus de quartiers « en difficulté ». Cela suppose d’offrir autant que possible un développement personnel à chaque élève lui permettant de se former, y compris d’accéder à des études. En ce sens, nous restons indéfectiblement attachés au principe de la sélection par le concours, sans préjuger des origines socioculturelles, raciales, géographiques ou religieuses des étudiants, parce qu’il est un fondement de notre démocratie.
L’Essec a engagé depuis 2002 une démarche expérimentale baptisée « Une prépa, une grande école : pourquoi pas moi ? » Elle consiste à mettre en place, au bénéfice des jeunes lycéens issus de milieux défavorisés qui le désirent et en ont les moyens intellectuels, un dispositif d’accompagnement et de soutien en enrichissant dès la classe de seconde leur environnement socioculturel. L’enjeu est de contribuer à surmonter les barrières culturelles, financières et/ou psychologiques qui empêchent des jeunes à fort potentiel de se projeter dans certaines formes d’avenir. Il s’agit donc d’accroître leurs chances de poursuivre des études supérieures en classe préparatoire en vue d’intégrer une grande école de commerce ou d’ingénieur, ou une autre filière, en les accompagnant pendant trois ans.
Pour réussir ce pari, nous avons mis en place un programme à la rentrée 2002-2003. Constitué de sept modules s’étalant sur 140 heures par an et dispensés dans les locaux de l’Essec, il était proposé la première année à 22 élèves, sélectionnés par leur lycée en fonction de leur origine familiale et de leurs résultats scolaires. Depuis, deux autres promotions les ont rejoints, faisant passer à plus de 85 le nombre de lycéens accompagnés. Sous notre responsabilité, des étudiants volontaires de la filière d’entrepreneuriat social, formés et soutenus par des professeurs Essec, sont devenus les « tuteurs » de ces lycéens issus de six établissements du nord ouest de l’Ile-de-France. Cette démarche est complétée par un tutorat assuré par des professeurs du lycée. Ils garantissent la complémentarité entre le programme de l’Essec et le parcours scolaire des élèves. Pendant trois ans, ces élèves participent à des visites culturelles d’une demi-journée par semaine, à des discussions de groupe sur des sujets d’actualité, ils découvrent le monde de l’entreprise, apprennent à prendre des notes ou à prendre la parole en public. Pendant les « petites vacances », ils suivent un cadre supérieur d’une entreprise, participent à un stage d’expression théâtrale, ou encore à une journée de sensibilisation aux règles de comportement en société.
Peu à peu, les élèves voient s’ouvrir de nouvelles perspectives d’avenir : c’est à leurs seules qualités personnelles de curiosité et d’habileté, de goût du savoir et d’ouverture au monde, mais aussi et surtout de rigueur et de constance, de sérieux et de volonté dans le travail qu’ils devront leur succès. Plus confiants dans leurs capacités personnelles, bénéficiant d’un bagage culturel renforcé, ayant appris les « codes sociaux » qui sont facteurs de discrimination scolaire, une classe préparatoire et une grande école ne leur apparaissent plus comme un cursus « pour les autres ». Plutôt que d’abaisser les critères de sélection de ces étudiants, nous avons choisi de les accompagner pour leur permettre d’y satisfaire.
Nous sommes témoins des progrès spectaculaires de la part de tous les lycéens et ceci dès leur entrée dans le programme : développement de la confiance en soi, de l’esprit critique, de la curiosité vis-à-vis du monde qui nous entoure, détermination à prendre en main leur avenir…
L’impact sur l’Essec et ses étudiants est lui aussi important : au début de cette année scolaire, il y avait 60 étudiants volontaires pour le tutorat, preuve que les tuteurs antérieurs ont fait partager leur enthousiasme pour cette expérience humaine, pédagogique et citoyenne peu ordinaire. De même, les lycées partenaires tirent un bilan très positif ce projet : il distille, petit à petit, dans les établissements le sens du travail et de l’effort ; il crée des ponts entre l’école, l’enseignement supérieur et le milieu de l’entreprise. Au sein des lycées, les jeunes du programme font des émules ; d’autres projets sont en cours de montage pour élargir la portée du programme à l’ensemble des lycéens.
La fin du programme approche pour la première promotion, les orientations professionnelles se précisent : une fille rejoindra les bancs de la fac de médecine, deux garçons s’orientent vers une filière progressive (BTS ou IUT). Tous les autres, soit plus de 80 %, se lancent vers une prépa ou une école avec prépa intégrée, dans le secteur commercial pour la majorité, ou dans une voie scientifique. Nous continuerons à les suivre, à soutenir ceux qui iront en prépa, pour qu’ils puissent passer, comme les autres, le concours de leur choix. S’ils réussissent celui de l’Essec, tant mieux. Tant mieux aussi s’ils intègrent une autre grande école.
Cette initiative emprunte un chemin long et difficile, mais elle commence à porter des fruits. Elle avait beaucoup d’atouts pour réussir : certes, elle a moins frappé les esprits qu’un quota ou un concours d’entrée aménagé, mais elle se fonde sur une dynamique de partenariat, de professionnalisme, de solidarité et de diffusion.
Le partenariat suppose de travailler en lien étroit avec les équipes éducatives des lycées, avec des entreprises et des acteurs institutionnels (le ministère de la Ville et le ministère de l’Éducation nationale), dans le cadre d’un contrat durable avec l’Essec. Le professionnalisme signifie que le programme qui fait appel maintenant à plus de 160 acteurs directs, s’appuie sur les enseignants de l’Essec qui l’ont conçu à partir des qualités nécessaires pour intégrer une grande école et y réussir. La solidarité : des étudiants, volontaires et bénévoles, sont étroitement associés à la mise en œuvre du programme. La diffusion, après la période d’expérimentation, et avec le soutien important des pouvoirs publics, consiste à essaimer auprès des autres grandes écoles de management ou d’ingénieurs. Notre souhait est que, dans leur région, elles mettent à leur tour en place ce système. Ainsi, prochainement, ce ne sont plus seulement 90 lycéens et 30 étudiants de Cergy et des environs qui seront impliqués, mais – pourquoi pas – bientôt 20 ou 50 fois plus, en tous points de France, selon l’écho qu’en donnera la conférence des grandes écoles.
« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent » écrivait Albert Camus. C’est forts de cette conviction que nous contribuons, à la place qui est la nôtre, à réduire la fracture scolaire de ce pays.