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Dossier : Mixités, égalité, identités

L'Église catholique au défi de l'« unidiversité »

©Francesco Gola/Flickr/CC
©Francesco Gola/Flickr/CC
Resumé Que devient l’unité dans la diversité des cultures, des identités religieuses, des Eglises ?

Formée par une vision du monde fortement centripète, la culture catholique est en pleine recomposition. A la faveur d’apprentissages féconds, lents et parfois coûteux, elle cherche à vivre de nouvelles diversités et à se situer au sein d’une complexité encore plus vaste. Nous voudrions montrer combien et comment cette nouvelle donne est en train de transformer la figure d’un corps social à prétention universelle, et repérer les moyens qui peu à peu s’élaborent, ou les questions qui demeurent, pour relever les défis posés par les nouvelles « mixités » sociales et ecclésiales.

Le défi de la pluralité des cultures

Les migrations ont contribué à dessiner un autre visage des communautés chrétiennes. Il n’est pas rare qu’un diocèse urbain compte parmi ses fidèles des catholiques originaires d’Inde, d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie ou d’autres pays d’Europe (Portugal, Pologne, Roumanie, Russie…). Chaque diocèse est équipé d’un service de la pastorale des migrants. Sa raison d’être est d’aider les paroisses et les mouvements d’Église à mieux prendre en compte les personnes d’origine étrangère présentes dans nos cités ; aider ces personnes et ces groupes, venus de tous les pays, à prendre leur place dans les communautés locales et à y assumer leurs responsabilités. Il signifie, plus largement, que l’universalité de l’Église diocésaine doit se vivre véritablement en esprit et en actes.

Il ne s’agit pas ici, tout du moins pas d’abord, d’une action de type social ou politique mais d’un projet qui concerne le « faire Église » dans la diversité. Lorsque l’Église de France s’est organisée en vue de l’accueil des migrants, la première préoccupation était de permettre l’existence d’aumôneries ethniques ou nationales. S’il demeure un service spécifique d’accueil des migrants en migration (!), les choses changent lorsqu’on a affaire à des émigrés de troisième ou quatrième génération, désormais fixés sur le sol français. Les « aumôneries », tout autant que les paroisses, sont alors invitées à de nouveaux apprentissages de la catholicité ; elles doivent éviter tout autant l’universel abstrait qu’un « mauvais communautarisme » 1 en contradiction avec le projet ecclésial.

On vous parlera, ici ou là, d’une annuelle « messe des peuples », voire d’une « fête des peuples ». Mais que se passe-t-il dans l’entre deux ? Il n’est pas rare de constater la persistance d’une vie ecclésiale trop uniquement liée à la communauté d’origine pour des émigrés de seconde ou de troisième génération. Mais on peut aussi constater des mixités paroissiales étonnantes, demandant des déplacements importants aux uns comme aux autres. Toutefois, les célébrations et rencontres paroissiales habituelles sont rarement polyglottes (ceci va bien au delà de questions de vocabulaire et de grammaire), contrairement à ce qu’a pu connaître l’Église ancienne. Qu’une communauté accueille les migrants est une chose ; qu’ils y trouvent place en toute parité et que chacun s’en trouve bien en est une autre. « L’Église des banlieues » 2 a mué mais n’a pas encore atteint sa maturité. Les Églises ethniques de type néo-pentecôtiste rappellent, pour leur part, combien nombre de migrants anciens ou nouveaux n’ont pas trouvé la possibilité d’être eux-mêmes au sein des anciennes Églises pourtant dites « multitudinistes » 3.

Défi de la pluralité des identités religieuses

Plus largement que la pluralité culturelle, c’est une pluralité des rattachements individuels qui est à l’œuvre aujourd’hui dans le champ religieux. L’Église devient une multitude de parcours personnels, dont le seul critère est l’authenticité. Relire les typologies des formes d’appartenance élaborées par les sociologues, comme Jean-Marie Donegani ou Danièle Hervieu-Léger, donne consistance à un constat qui dépasse de loin les seules figures religieuses du pratiquant en « postmodernité » (Le pèlerin et le converti ! 4). Tel est le résultat de la recomposition des identités à partir des éléments jadis tenus en tension par une régulation institutionnelle et hiérarchique. Dès lors, la mixité ecclésiale concerne aujourd’hui le croire et le sentiment religieux lui-même au sein de chacune des Églises qui doivent transiter, de ce fait, d’une logique d’appartenance à une logique d’identité.

Elles sont sommées de penser et vivre leur propre lien social en promouvant et permettant des croisements de trajectoires. La chose est jouable. Les Églises peuvent en la matière puiser dans la richesse de leur Tradition : les récits évangéliques maillés de rencontres et d’itinéraires diversifiés ; la pratique synodale qui déborde de loin la formalité des synodes diocésains qui en sont pourtant l’expression. Ceux-ci, désormais ouverts à toutes les composantes du « Peuple de Dieu », se sont d’ailleurs révélés de bons laboratoires d’un vivre et discerner ensemble. Mais tous ceux que nous évoquions y étaient-ils ? Certes, il est d’autres carrefours, à commencer par tous ces lieux d’accueils et de rencontre offerts à ceux qui viennent encore demander quelque chose à l’Église. Mais il n’est pas si simple d’inverser une logique de guichet en logique de mutualité ! Pourtant c’est bien d’une telle mutualité dont dépend la possibilité d’un croire ensemble demain. Même s’il y a précédence objective d’un message et de sa transmission jusqu’à nous, l’unité est devenue aujourd’hui une tâche, celle d’un discernement, d’une régulation des options individuelles basée sur la communication des expériences 5.

L’universel chrétien au défi de l’altermondialisation

La finale de l’évangile selon saint Matthieu est sans ambiguïtés : « De toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19). Tous les hommes sont appelés à faire partie du peuple de Dieu ; celui-ci est destiné à se dilater dans l’univers entier. Les premières communautés chrétiennes prennent corps dans des cultures très variées. La foi s’exprime à l’époque dans une étonnante diversité dont les familles liturgiques orientales témoignent encore. Ces Églises émergent et se développent – pour la plupart – dans l’empire romain ; en ce cas, leur diversité s’inscrit dans un ensemble politiquement unifié.

L’empire ne tarde pas à structurer et organiser une telle pluralité selon le modèle de sa propre administration. Ainsi voient le jour, à partir de grands centres urbains, cinq grandes régions ou patriarcats, regroupant d’anciennes structures d’unité (provinces et diocèses) beaucoup plus petites. Si l’unité d’un tel ensemble est confiée finalement au politique, des procédures de communion existent entre diocèses et patriarcats : information ou demande de réception des décisions prises, des évêques ou patriarches élus. Rome, lieu des martyrs de Pierre et Paul, semble jouer le rôle d’une cour d’appel.

A la chute de la moitié occidentale de l’empire, l’Église de Rome se retrouve isolée, hors de la matrice d’unité dans laquelle se tenaient ces différences, immergée dans un monde où se font et défont de fragiles « royaumes ». Le pape, son patriarche, va dès lors prendre en charge le pôle d’unité jusque là tenu par l’empereur : dans cette région, les différences politiques s’inscriront dans l’unité ecclésiale. Par suite, le patriarcat occidental, à la faveur de nombreuses missions évangélisatrices, s’élargit sans que l’on pense à fonder des Églises régionales (en Amérique latine ou ailleurs).

Ainsi, la première tentative de mondialisation fut l’œuvre de la chrétienté occidentale, pour laquelle évangéliser se confondit le plus souvent avec civiliser et donc avec l’introduction de l’évangélisé dans le modèle culturel de l’évangélisateur. Aujourd’hui, « l’autre mondialisation », y compris pour l’Église catholique, serait celle qui revalorise les identités culturelles (langues, symboles, histoires, représentations), celle qui se défait de l’illusion d’une communication confondue avec les moyens techniques d’information. L’intention est là et les synodes continentaux, quoi qu’il en soit de leur fonctionnement encore centralisé, sont une figure nouvelle d’une Église qui entend faire droit au « génie des peuples » (Concile Vatican II) et à l’inculturation de l’Évangile.

L’histoire nous a donc montré que deux grands modèles d’unité ecclésiale ont fini par cohabiter au plan universel : l’un, non centralisé, plus souple et communionnel, demeuré en Orient, l’autre, centralisé et pyramidal, devenu le lot de l’Occident. Ces deux modèles auraient besoin de correction mutuelle. L’orthodoxie a du mal à manifester l’unité interne de sa diversité. Par exemple, le projet d’un grand concile panorthodoxe tarde à se réaliser : la primauté d’honneur du patriarche de Constantinople ne lui donne aucun pouvoir de convocation. A l’inverse, l’Église catholique peine à manifester la diversité interne à l’unité, mais demeure en mesure, de par son autorité centralisée, de se réunir en concile.

En dire et en fait, le modèle occidental connaît toutefois des transformations. Vatican II a ouvert une brèche importante en affirmant, un peu incidemment, la plénitude ecclésiale de l’Église locale (diocèse), et la vision d’une « Église d’Églises » permise par la responsabilité collégiale de tous les évêques, même si l’évêque de Rome, le pape, reste à la tête de ce collège. Nous sommes encore en pleine période de « réception » de cette avancée et l’issue en paraît incertaine. Le code de droit canon de 1983 n’a pas institutionnalisé cette vision d’une « Église communion » et la manière d’agir de l’administration romaine est parfois loin d’en témoigner. Des apprentissages de « collégialité » sont cependant permis à travers les divers synodes épiscopaux, même si leur statut reste consultatif. C’est encore la « collégialité » dont témoigne tel évêque ou cardinal entendant répondre à l’invitation du Pape Jean-Paul II à réfléchir au mode d’exercice de son ministère 6. Le modèle centralisé est donc travaillé de l’intérieur par une logique plus communionnelle, plus ouverte à la diversité, mais résiste encore assez bien à un changement trop radical.

L’engagement œcuménique

Les Églises ont quitté le registre de la polémique pour entrer dans celui de la conversation. Le dialogue, qui implique d’« d’être prêt à clarifier toujours davantage et à modifier ses vues personnelles et ses manières de vivre et d’agir » 7, est une pratique dans laquelle chaque partenaire est appelé et conduit à se laisser altérer. Il suppose un décentrement fondamental de chaque interlocuteur par rapport au message évangélique que l’on n’entend plus confondre avec les catégories doctrinales élaborées pour en répondre : « autre est la substance de la doctrine antique contenue dans le dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt » 8. La possibilité même d’une prière commune relevait déjà d’un semblable arrachement à l’univers du « même » pour une disponibilité à l’irruption de l’Autre, puisqu’il s’agit de demander l’unité telle que Dieu la veut et par les moyens qu’il voudra. Le fruit de ces pratiques n’est pas encore la communion totale, mais est déjà de l’ordre de la communion. Car on ne parle plus guère d’unité, tant ce vocable semble impliquer uniformité et situer l’être-ensemble dans l’alternative du tout ou du rien. On préfère plutôt cette idée de communion plus ouverte à la gradualité ; on parle aussi de « diversité réconciliée ».

Dans un tel registre, les Églises sont invitées à renoncer tout autant au statu quo des diversités séparées qu’au retour pur et simple à l’unité du « même ». Entre ces Charybde et Scylla, les barques ecclésiales cherchent comment constituer une flottille. Les « modèles d’unité » ont varié dans le temps et entre les Églises. Certains sont plus attirés par le pôle de l’unité, au risque de retomber dans « le même », alors que d’autres sont davantage tentés par une altérité non altérable. Pour atteindre ce port des « différences légitimes » reconnues et partagées sur la base d’un « consensus différencié » 9, le Conseil œcuménique des Églises invite à viser le cap de la « communauté conciliaire » et le Groupe des Dombes (groupe franco-suisse qui réunit des théologiens protestants et catholiques) propose la boussole de la conversion. Il nous rappelle ainsi la paradoxale constitution de toute identité : devenir soi-même, non plus contre ou malgré l’autre, mais grâce à lui. Identité et conversion vont de pair. Encore faut-il privilégier la rencontre en vérité : l’histoire de l’œcuménisme rappelle qu’il n’est de « mixité » digne de ce nom que dans des rencontres à hauteur d’humanité, fondées sur l’a priori favorable, désireuses de découvrir et de comprendre ce qui fait vivre le compagnon, résolues à l’échange des dons.

Ces apprentissages sont à la fois éclairés par et éclairants pour réinterpréter la foi chrétienne et ses sources. La Bible tout entière se présente en effet comme un corpus varié, non seulement en ses genres littéraires mais en ses théologies. Le Nouveau Testament n’échappe pas à la règle. Il relie des textes de factures diverses et offre même le récit évangélique en quatre exemplaires. On ne trouve nulle part un modèle d’Église qui serait unique parce que commun à toutes les communautés et à tous les livres. La reliure du livre devient le symbole même d’une unité qui ne doit rien à l’uniformité. Les récits évangéliques sont de leur côté de bons témoins d’une Église en germination dans la rencontre et la constitution d’identités multiples et la venue au monde de l’Église, telle que le rapporte le récit de Pentecôte ( Actes des Apôtres, chap. 2), est expérimentée et confessée comme un événement de conversation traversant les barrières linguistiques. Les chrétiens qui méditent ces textes s’en remettent finalement au Dieu unique qu’ils confessent pourtant comme Père, Fils et Esprit. La foi chrétienne apparaît donc radicalement marquée du sceau conjoint de l’unité et de la diversité.

Loin d’être adaptation stratégique au contexte postmoderne dans lequel s’insère l’Église, les apprentissages évoqués ci-dessus sont dès lors plutôt adaptés au texte fondateur ou, mieux, au Fondateur. Mais le contexte en question a joué un certain rôle pour que l’Église décline ainsi le « cœur de la foi » et reçoive à frais nouveaux son identité.

On objectera sans peine des insuffisances ou des reculs en ces domaines : la genèse de l’Église a lieu dans la lenteur du temps des mentalités. Mais en passant d’une figure à une autre, tantôt « encore » l’une, tantôt « déjà » l’autre, l’Église est travaillée par et en chemin vers l’unidiversité. Cette situation de transit et d’altération est aussi celle des sociétés dans lesquelles elle vit et qui sont sa chair. En leur sein, et à sa manière, elle témoigne d’un défi commun et d’une issue possible, tout autant qu’elle reçoit d’elles cette nouvelle expérience.



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1 / Alain Thomasset, « Le communautarisme, c’est comme le cholestérol », La Croix, 23 mars 2004.

2 / Expression empruntée à Jean-Luc Brunin, L’Église des banlieues. L’urbanité : quel défi pour les chrétiens ?, éd. de l’Atelier, 1998.

3 / Une « Église multitudiniste » est l’opposé d’une « Église de professants ». Le premier type (que les sociologues appellent « Église ») ne se définit pas, comme le second (que les sociologues appellent « secte »), par la qualité d’appartenance des membres.

4 / Danièle Hervieu-Léger, La religion en mouvement : le pèlerin et le converti, Flammarion, 2001.

5 / Pour toute la fin de ce paragraphe, voir Jean-Marie Donegani, « Inculturation et engendrement du croire », in Philippe Bacq et Christoph Theobald (dir.), Une nouvelle chance pour l’Évangile. Vers une pastorale d’engendrement, Bruxelles, Lumen Vitae et a., 2004, 29-45, notamment pp 38-42.

6 / Encyclique Ut unum sint (1995) n° 95. Voir la conférence de Mgr John R. Quinn : « Réflexions sur la papauté », DC 2147 (1996), ou l’intervention du cardinal Martini lors du synode pour l’Europe, le 7-10-1999.

7 / Directoire œcuménique, 1993, n° 172.

8 / Jean XXIII, Gaudet mater ecclesia. Discours d’ouverture au Concile Vatican II, 11-10-1962, repris dans la Constitution conciliaire Gaudium et spes, 1965, 62, 2.

9 / Méthode (et résultat !) expérimentée par la Communion (protestante européenne) de Leuenberg et par la Déclaration commune sur la justification signée entre l’Église catholique et la Fédération luthérienne mondiale le 31 octobre 1999 à Augsbourg. Un consensus fondamental permet de porter des expressions, formes de pensées et accents légitimement différents.


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