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L’école tient-elle compte des résistances au vivre ensemble des garçons et des filles, qui peuvent conduire à l’échec scolaire des uns et freinent l’insertion future des autres ?
Réfléchir aux enjeux de la mixité scolaire demande de revenir sur des évidences que l’école interroge peu. Nous nous construisons, comme nous le rappelle Nicole Mosconi 1, dans une « grammaire sociale » immédiatement sexuée, et cela dès le plus jeune âge. Dans son rapport au savoir, au langage, au jeu, aux situations d’apprentissage, l’élève est d’abord un garçon, une fille. Dans son positionnement dans le groupe, dans ses représentations des métiers, du lien social, dans son rapport au temps, et singulièrement à l’avenir, l’élève, par le regard et les attentes de ses parents, de ses enseignants, de ses pairs, se construit dans les mille interstices du quotidien en tant que garçon, en tant que fille. L’éducateur doit accepter d’analyser des faits qui interrogent le rapport de chacun des sexes à la culture scolaire, à ses exigences, voire à son projet. Si une classe constitue bien un cadre de référence commun aux garçons et aux filles on constate qu’en son sein cohabitent deux univers qui se juxtaposent, plus qu’ils ne dialoguent ou construisent une démarche commune.
Selon Julie Delalande 2, « les enfants des deux sexes se mélangent peu. Pour autant, cela ne signifie pas que les uns et les autres grandissent dans l’indifférence. […] Les enfants sont à la recherche de ce qui peut les réunir, de points communs sur lesquels construire une relation, et dès la naissance, la société leur présente une organisation sociale fondée sur la différence, et les incite à s’identifier au groupe de leur sexe. » Elle ajoute : « L’éducation que l’on donne aux enfants cherche souvent à faire de la fille une enfant calme, câline, ordonnée, « féminine », alors qu’on favorise chez le garçon l’esprit de combativité ou au moins de débrouillardise, la force physique, l’autonomie. Ces tendances expliquent en partie pourquoi les filles réussissent mieux à l’école, puisque les aptitudes que l’on tend à développer chez elles correspondent aux attentes d’un enseignant face à ses élèves, alors que les garçons sont mieux armés face au monde du travail. »
Il n’est plus utile de rappeler l’évidence d’un certain nombre d’indicateurs qui convergent tous et qui ne sont pas propres au système éducatif français. Que l’on parle de comportements difficiles, de redoublements, de relégation dans les structures de recours, classes relais… : de 60 à 80 % des élèves concernés sont des garçons. De façon plus ordinaire, l’amplification considérable, dès la fin de l’école primaire, et particulièrement au collège, du retrait, d’une désimplication face aux activités et surtout aux apprentissages concerne d’abord les garçons. Peu à peu, plus ou moins consciemment, les enseignants ne s’habituent-ils pas à considérer certains garçons comme des « empêcheurs » d’école ? Éduquer et faire réussir des garçons dans le système scolaire s’avère aujourd’hui plus difficile, voire pour certains enseignants objet de malaise, d’inquiétude, dans quelques cas de peur. Mais il est urgent de passer des constats à l’analyse, car il y a bien des spécificités dans l’inscription des garçons dans le cadre scolaire.
Le cycle 3 de l’école primaire et surtout l’entrée au collège marquent de plus en plus nettement l’important décalage de maturation psychoaffective – Piaget l’avait déjà fait observer –, entre garçons et filles à la fin de l’enfance. D’où l’urgence pour les enseignants de collège de mieux tenir compte du cadre de référence puéril des garçons. Dans leur rapport au jeu, à la confrontation, à l’expression physique, aux activités intellectuelles (notamment à certains processus d’abstraction), on commet de graves erreurs en leur proposant des modes de vie et d’apprentissage qui sont ceux des préadolescents. Ce décalage de maturité est une des résistances au vivre ensemble des garçons et des filles que l’on ne prend presque jamais en compte.
Les problèmes de certains garçons dans le système scolaire tiennent encore, bien davantage, à leur rapport au langage et à la laborieuse construction de l’expression de soi dès l’enfance. Claudine Moise 3, qui a étudié le « parler » des banlieues, note que les filles s’inscrivent dans un mode coopératif alors que les garçons sont sur un mode compétitif. Le « parler urbain » des garçons apparaît « souvent comme une prise de pouvoir, de marquage, de rébellion et d’affirmation de soi ». Le parler féminin moins direct, plus euphémisé, est déjà beaucoup plus accordé avec les enjeux de la prise en compte de la différence, de l’altérité. « On peut se demander si la politesse des femmes, particulièrement manifeste en présence d’hommes, ne cacherait pas une difficulté à s’affirmer, à s’opposer, à affronter l’autre, à finalement réclamer son dû ; la politesse participerait alors de la domination. En revanche, la prise de parole chez les hommes sert à s’exposer, à se montrer, à s’affirmer, à se dire publiquement et avec ostentation. Se dire et dire son pouvoir ».
On touche là, sans doute, une difficulté quant à l’intégration des garçons dans la logique scolaire : ce rapport radicalement différent et plus immédiat à la confrontation et cela sur des modes souvent incompréhensibles ou peu supportables pour le cadre de référence féminin.
On ne peut négliger ici le poids des phénomènes grégaires chez des garçons : leur organisation sociale, quand elle n’est pas régulée, est d’abord celle de la meute. Le poids du regard de l’autre, l’inscription dans le groupe de pairs est ce qui prime dès le cœur de l’enfance. D’où cette grande prégnance des modes de confrontation, d’affrontement que les enseignants ont parfois tendance à dramatiser, sinon à diaboliser.
Certains garçons éprouvent le sentiment d’une non acceptation de leur masculinité dans un système éducatif qu’informent des valeurs féminines qu’ils ne décryptent pas et qui les renvoient à leurs propres déterminismes masculins. Le sentiment, aussi, de voir minoré, si ce n’est oublié, le rapport au faire, à la réalisation qui constitue, pour beaucoup d’entre eux, la clé d’accès à l’abstraction, et de façon plus générale, à la pensée.
S’il est légitime de s’interroger sur les standards culturels ainsi que sur les pratiques éducatives qui conduisent certains garçons à l’échec et au mal vivre à l’école, on doit symétriquement s’interroger sur ce qui ne se construit pas suffisamment à l’école, pour permettre aux filles de parvenir à une réelle égalité sociale. Malgré leur meilleure réussite scolaire, il reste en effet beaucoup de chemin à faire pour qu’elles échappent au déterminisme culturel ancestral qui voit leur place, leur ancrage et leur rôle encore entravés et insuffisamment reconnus au plan social.
L’inégalité persistante face au travail, à l’emploi, au politique ne peut qu’être analysée de façon globale. Il est urgent de développer réflexions et études sur le rapport au monde que l’éducation et la culture, de la famille à l’école, construisent chez les filles. Nous n’en avons pas terminé avec les discriminations inconscientes qui entravent et limitent l’expansion de la personnalité des filles. Dans les représentations des activités, des métiers, des jeux, l’école participe aussi, à l’évidence, de ce « réductionnisme ».
Là encore, les faits sont têtus et les données connues. Le récent diagnostic établi par le Haut Conseil de l’évaluation de l’école nous les rappelle à propos de l’orientation à la fin du collège et au lycée. « Si la scolarisation des filles s’est plus fortement développée dans le supérieur que celle des garçons et si elles sont aujourd’hui plus scolarisées au-delà de 24 ans, leur parcours dans le supérieur n’est pas à la hauteur des résultats obtenus dans le secondaire. » « On voit que les orientations des filles diffèrent grandement de celles des garçons, qu’elles ne bénéficient pas de la supériorité de leurs résultats scolaires, qu’elles empruntent des parcours de formation très spécifiques, ne débouchant pas toujours sur une insertion facile dans le monde du travail. On voit également que l’institution scolaire ne parvient pas à influencer les choix des filles très déterminés par des modèles traditionnels. » D’où ce commentaire de J. -P. Caillé 4 : « Elles semblent préférer s’orienter vers des professions moins prestigieuses mais dont les conditions leur paraissent plus adaptées à leurs contraintes futures ».
Nous avons évoqué le risque de voir les garçons devenir les mauvais sujets de l’école. Nicole Mosconi en dévoile un autre aspect qui dessert gravement l’éducation des filles. En s’intéressant au regard et aux attitudes des enseignants dans l’animation de la classe, elle a mis en relief des « inégalités de traitement » selon le sexe des élèves. « Par leurs représentations, leurs attentes et leurs manières de faire, dans des processus quotidiens parfois infimes, sans en avoir conscience, les enseignants tendent à positionner différemment filles et garçons. » De ce point de vue, les filles occupent, curieusement, dans le regard de ces enseignants une place infiniment moins valorisée que les garçons. Ceux-ci occupant l’essentiel du champ.
Le projet d’émancipation des jeunes, au cœur du projet de l’école, ne peut se résigner à cet éloignement progressif de certains garçons et à leur stigmatisation grandissante, pas plus qu’il ne peut accepter ce déséquilibre et ces freins dans l’insertion des filles. Il est temps de prendre conscience, sans dramatisation, que l’école est traversée par un inconscient qui lui fait reproduire des stéréotypes sexuels qui bien sûr la dépassent et dont elle n’est pas l’origine mais dont elle est trop souvent le creuset.
L’école doit vivre cette tension. Reconnaître la nécessité de laisser garçons et filles se construire autour de stéréotypes sexuels, sous peine de les mettre dans des vertiges identitaires et dans des difficultés d’intégration vis-à-vis de leur groupe d’appartenance qui est d’abord sexué, en tout cas de l’école maternelle à la fin du collège. En même temps, ne pas renoncer à l’une de ses premières fonctions qui est de permettre d’échapper aux déterminismes et à l’enfermement auxquels conduisent ces stéréotypes. Il nous paraît urgent d’engager entre enseignants et parents ce travail de questionnement et de distanciation dans leur rapport d’éducateurs à ces stéréotypes qu’ils reproduisent le plus souvent inconsciemment. Car, on l’aura compris, pour celui qui prend le temps d’observer ce qui se passe aujourd’hui dans le cadre scolaire, l’éducation par la mixité et donc la différence restent plus que jamais une ardente nécessité.
1 / Égalité des sexes en éducation et en formation, Puf, 1998.
2 / La cour de récréation, Presses universitaires Rennes II, 2001.
3 / Danseurs du défi, rencontre avec le hip-hop, Indigène, 1999.
4 / Bureau des études statistiques sur l’enseignement scolaire, ministère de l’Éducation nationale.