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Au Rwanda, la gacaca est une pratique traditionnelle pour résoudre des conflits. En cas d’infraction aux normes sociales ou de conflit (litige foncier, dommages aux biens, problèmes conjugaux, disputes d’héritage…), on réunissait les parties. Ces sessions informelles, consacrées à des problèmes précis, étaient présidées par les anciens ( inyangamugayo). Leur objectif prioritaire, après sanction de la violation des valeurs communes, était de restaurer l’ordre social en réintégrant les contrevenants dans la communauté. Mais la gacaca n’était pas appelée à statuer sur des crimes de sang : la notion de vengeance intervenait alors comme un devoir religieux, destiné à apaiser l’esprit de la personne décédée. Lors de la période coloniale, un système juridique à l’occidentale est introduit mais la gacaca demeure une pratique coutumière. Avec l’indépendance, celle-ci s’institutionnalise davantage : les autorités locales jouent parfois le rôle d’ inyangamugayo et les sessions gacaca traitent de questions administratives locales.
Après le génocide, le gouvernement rwandais, cherchant à aider les tribunaux à traiter le nombre considérable de détenus, envisage le recours à cette coutume. Les juridictions mises en place conservent certaines caractéristiques du système coutumier, en particulier ses liens avec la communauté locale et la participation de ses membres. Elles représentent une véritable innovation en matière de justice de transition : pour la première fois, une population entière se voit confier le soin de juger des personnes poursuivies pour génocide et crimes contre l’humanité.
Au lendemain du génocide, plus de 120 000 détenus se retrouvent derrière les barreaux (la capacité des prisons était de 18 000 places avant 1994). A la suite de libérations provisoires, ils seraient encore 80 000. Comment combattre efficacement une culture de l’impunité fortement ancrée dans l’histoire du pays, tout en réconciliant deux communautés dont la méfiance réciproque et les rivalités politiques ont causé autant de morts et de souffrance ? Parmi les Hutus, il y a des extrémistes, mais aussi des lampistes et ceux qui n’ont pas tué. Parmi les Tutsis, il y a les rescapés et ceux qui, réfugiés au Burundi, en Ouganda ou en Tanzanie, sont rentrés après le génocide. Pour traiter d’un passé d’horreur à si grande échelle, la lutte contre l’impunité ne saurait se limiter à des mécanismes juridiques. Les juridictions gacaca parviendront-elles à convoquer les mémoires et à rendre compte de l’engrenage tragique des faits et des comportements ?
Il est difficile pour un étranger de décoder une telle démarche, d’autant que le cœur du problème se déroule certainement avant et après les séances dans un cadre strictement confidentiel. Responsable du programme gacaca pour Penal reform international, Klaas de Jonge note : « Curieuse et motivée, la population assiste en grand nombre aux premières assemblées mais rapidement le manque d’intérêt s’accroît à l’exception notable de beaucoup de rescapés ». Le quorum de cent personnes, dont quatorze juges sur les dix-neuf désignés, est difficile à atteindre. Le dispositif prend parfois des allures répressives, les local defense font alors le tour de la « cellule » (la plus petite entité administrative) pour inviter les retardataires et les réticents... « La majorité des personnes ne témoigne pas, se garde de mettre en cause les détenus présentés ou seulement pour les disculper. Les participants font preuve d’une attitude attentiste, laissant aux rescapés la charge d’incriminer », résume l’anthropologue néerlandais, en Afrique depuis plus de trente ans. « Tu risques gros à prendre la parole… » commente un rescapé. « Inévitablement, il te sera demandé comment tu es informé. Quels sont tes complices ? Qui a tué ? Les conséquences peuvent être graves pour ta famille et les relations de voisinage. Il y a beaucoup de choses à mettre dans la balance ». Il poursuit en prenant l’exemple de sa mère : « Elle a tout vu, mais elle n’est pas prête à témoigner. Elle est âgée et sans moyens, elle a besoin de ses voisins ».
Des paysans ne cachent pas le sacrifice que représente la participation hebdomadaire aux gacaca. « Une journée pour le marché, une autre pour l’ umuganda (corvée), une nouvelle pour la gacaca et le dimanche pour l’Église… il nous reste trois jours par semaine pour faire vivre la famille ». Sur les collines, les gens se déplacent nu-pieds et ne mangent un morceau de viande que tous les trois mois. Enclavé et dépourvu de ressources naturelles, le Rwanda figure parmi les pays les plus pauvres du monde : environ 65 % des ménages vivent en dessous du seuil de pauvreté.
D’autres résistances sont liées à l’héritage culturel et historique. Au premier rang des inquiétudes exprimées par le ministère de la Justice, figurait la difficulté de trouver des « juges intègres » en nombre suffisant. Le fait de « ne pas dire la vérité » arrivait en seconde position. Comme souvent, la vérité individuelle est subordonnée à l’intérêt du groupe. Il est pour ainsi dire indécent de parler de soi, l’autocensure reste ancrée dans les mentalités, à plus forte raison dans le registre des émotions. Le psychologue Simon Gasibirege relève des constantes dans la manière dont les Rwandais expriment leur attitude vis-à-vis de la vérité dans leurs relations : « Ils ne disent pas ce qu’ils pensent, s’enferment volontiers dans le silence, utilisent des calomnies pour obtenir des faveurs… Cependant, l’opinion répandue comme quoi les Rwandais sont inaptes à l’aveu et au pardon relève d’une globalisation qu’il importe, comme tant d’autres, de démentir ».
L’élection par la population de 250 000 « juges intègres » en octobre 2001 (pour l’essentiel des paysans dont 40 % d’entre eux n’ont pas terminé l’école primaire) a lancé concrètement le processus. Une première phase a débuté, en juin 2002, sur la base d’un échantillon de 80 cellules. Puis ce programme pilote a été étendu à 753 cellules en novembre 2002. La généralisation à l’ensemble du pays - quelque 9 500 cellules - est prévue prochainement. Aucun procès réel n’a encore eu lieu. Nous manquons de recul pour porter un jugement général, mais deux vices de forme menacent l’avenir de ce projet ambitieux et novateur.
Si les autorités rwandaises assurent une sécurité des biens et des personnes, supérieure à celle que l’on connaît dans la région, la vie politique, en revanche, demeure étouffée. Amnesty International dénonce les entraves à la liberté d’association et d’expression. Combattre les idées « divisionnistes » conduit dans les faits les autorités à interdire tout débat ouvert et contradictoire sur la façon dont la population perçoit la question de l’identité ethnique. Est-il possible d’envisager une « justice participative » en occultant ce clivage ? Par ailleurs, les juridictions ne sont compétentes que pour juger les crimes de génocide dont la minorité tutsie et des opposants hutus aux massacres ont été la cible. Les crimes de guerre commis par des soldats tutsis du FPR et les actes de vengeance relèvent des tribunaux militaires ou des juridictions classiques. La justice rwandaise donne le sentiment d’une justice des « vainqueurs ». Une justice à deux vitesses même si les crimes commis par les soldats du FPR, aussi condamnables soient-ils, sont sans commune mesure avec le génocide. Cette mémoire sélective des gacaca est source de polémiques, de frustrations, voire de boycott.
La procédure d’aveu, malgré ses ambiguïtés, apparaît comme la pierre angulaire du dispositif. À partir de 1998, à l’intérieur des prisons rwandaises, un certain nombre de présumés coupables de génocide ont amorcé leur propre gacaca (« gacaca-prison »). Encouragés par les autorités, ils organisent des rencontres, parfois virulentes, afin d’établir des listes de personnes qui ont commis des crimes (avec dates, noms et lieux…). Mais l’aveu reste un enjeu paradoxal. En général, les tueurs n’avouent pas, ils se défaussent derrière le déni, le mensonge ou l’excuse de la soumission à l’autorité. Il faut lire le terrible ouvrage de Jean Hatzfeld 1, qui rassemble une dizaine de témoignages de tueurs de la prison de Rilima. L’auteur souligne l’absence de remords, de cauchemars et associe la demande de pardon – souvent évoquée – à une naïveté déconcertante, une sorte de marché ou une opportunité. L’échange est souvent stérile avec un présumé coupable de génocide. Hors du milieu carcéral, c’est le mutisme total, mais à l’intérieur, il arrive que les langues se délient.
La procédure d’aveu et le plaidoyer de culpabilité constituent, dans le contexte du pays, un élément central pour tenter de diminuer la surcharge de travail des tribunaux et accélérer les instructions judiciaires. En cas d’aveux complets, les accusés peuvent bénéficier d’une importante remise de peine. En dépit de leur part de responsabilité dans le génocide, les Églises semblent jouer un rôle non négligeable dans cette dynamique. Des membres de l’une des nombreuses communautés protestantes déclarent s’être confessés à cause de leur foi et engagent l’assistance à faire de même. Ils dansent en tenant la Bible à la main, leurs chants parlent de Dieu et du ciel mais aussi de la nécessité de dire la vérité et de réconcilier le pays. En public, ils avouent leurs crimes et demandent pardon à la population. Ces « groupes de choc » incitent les détenus réticents à passer aux aveux. Les résultats sont très variables suivant les centres de détention. À Miyove, les femmes ont tout simplement décliné leur responsabilité dans le génocide : elles considèrent qu’elles ne pouvaient être jugées responsables des péchés de leurs maris. Dans un cachot à proximité de Gitarama, il est question de 80 % d’aveux sous l’effet direct de l’Église adventiste. Parmi les prisons les plus actives en ce domaine figurent celles de Kibungo et Rilima. L’association RCN Justice et démocratie estime que plus de 50 000 détenus seraient passés aux aveux.
Un génocide révèle la faillite de toutes les institutions sociales d’un pays, y compris des Eglises. Après le génocide, les relations sont très tendues entre les nouvelles autorités et l’Eglise catholique, dont la hiérarchie est accusée de collusion avec le régime précédent. En avril 1999, un évêque, Mgr Misago, est inculpé de génocide. Il est acquitté en juin 2000, faute de preuves suffisantes. Historiquement, la hiérarchie catholique rwandaise a toujours été un acteur politisé. L’ancien archevêque de Kigali fut membre, pendant dix ans, du Comité central du Mouvement national révolutionnaire pour le développement.
L’Eglise catholique figure toujours parmi les institutions les plus influentes au Rwanda. A l’occasion du Jubilé des 2 000 ans du christianisme et des cent ans de l’évangélisation du pays, les évêques organisèrent un synode « extraordinaire » consacré à la division ethnique. Baptisé « Synode gacaca chrétien », il devait offrir un cadre d’échange et de dialogue sur la question ethnique et œuvrer en faveur de l’unité et de la réconciliation. Il consistait à s’interroger sur les causes des divisions, les raisons qui peuvent conduire à tuer. Un questionnaire a été élaboré et les chrétiens invités à cet « examen de conscience ». Ce long travail rétrospectif a-t-il été accepté par tout le monde ? Chaque diocèse l’a abordé à sa façon, et les résultats sont très variables suivant les régions et les paroisses. La principale limite est l’absence d’un véritable mea culpa de la part de l’Eglise catholique. La logique de l’institution ne la conduit pas à son propre aggiornamento. Faudra-t-il attendre cinquante ans, comme en France au sujet de la Shoah (Drancy, 1997), pour que les évêques fassent une déclaration de repentance pour les défaillances de la hiérarchie ? Mais la situation n’est pas figée et la prise de position officielle des évêques sur les juridictions gacaca, en juin 2002, a été perçue comme une évolution positive, invitant les chrétiens à prendre part à ce processus.
1 / Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Seuil, 2003.