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Bien que les violences entre communautés religieuses, entre hindous et musulmans notamment, soient un phénomène ancien en Inde, l’augmentation depuis trois décennies de leur fréquence et du nombre des victimes ne laisse pas d’inquiéter. Cet article est donc destiné à donner des éléments de compréhension sur les violences entre hindous et musulmans dans l’Inde contemporaine.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les Britanniques procédèrent à la collecte systématique d’informations sur la population pour des raisons administratives, fiscales et politiques. Cette entreprise de catégorisation les amène à faire de la religion une des bases de l’organisation et de l’administration des groupes constitutifs de la société indienne. En effet, si les conceptions britanniques de la représentation politique se sont adaptées sans trop de difficultés au terrain indien en raison de leur capacité à prendre en compte les intérêts collectifs d’une société diverse 1, elles ont été poussées à l’extrême à des fins politiques.
Les réformes administratives et politiques mises en place ont permis l’émergence d’une scène politique locale, elles eurent aussi pour effet, en introduisant le recours au principe électoral, de faire prendre conscience aux musulmans de leur caractère minoritaire 2. Cette prise de conscience les a conduits à demander la création d’un électorat séparé qu’ils obtinrent. La principale conséquence a été le développement d’un sentiment séparatiste au sein d’une partie de la communauté musulmane. De ce processus idéologique, qui procède aussi de facteurs culturels et sociaux, naîtra la « théorie des deux nations » et la demande d’un Etat, le Pakistan.
La «majorité hindoue» représente 82,41% de la population lors du dernier recensement de 1991, il s’agit donc d’une majorité démographique et non pas politique. Les « minorités », ce sont les musulmans (11,67%), les chrétiens (2,32%), les sikhs (1,99%), les bouddhistes (0,77%), les jaïns (0,41%), les parsis et les Anglo-Indiens (catégorie à la fois religieuse et linguistique). Le poids inégal des différents groupes désignés par le terme « minorités » saute aux yeux (quelques milliers de personnes pour les deux derniers). La minorité musulmane, à elle seule, compte plus de membres que toutes les autres additionnées. Les conflits inter religieux en Inde opposent donc une majorité, les hindous, à des minorités, notamment musulmane et chrétienne. Celles-ci ont un statut particulier défini par la constitution de 1950, qui leur attribue des droits fondamentaux comme celui de conserver sa langue, son écriture et sa culture spécifiques.
La nation indienne est constituée d’individus égaux en droits, mais certains de ces individus bénéficient de privilèges du fait qu’ils appartiennent à des groupes protégés. Cette politique, qui renforce certains groupes au détriment d’autres non protégés, suscite maintes frustrations chez les tenants du discours nationaliste hindou.
Ainsi, le caractère multireligieux de l’Inde, résultat d’une très longue histoire, détermine, du point de vue légal, des appartenances identitaires qui se répartissent dans les catégories de « majorité hindoue » et de sept « minorités ». Ces dernières jouissent de divers avantages garantis par la Constitution et destinés à les protéger. Nonobstant son caractère laïque, ce dispositif se prête à des interprétations religieuses de la part des hindous qui alimentent les tensions entres les différentes communautés.
Issue des mouvements réformateurs hindous des XIXe et XXe siècles qui s’attelèrent à redéfinir l’hindouisme et à édifier une identité nationale, l’idéologie nationaliste hindoue, l’ hindutva (hindouité), est considérée comme l’appartenance à une communauté ethnique possédant un territoire propre : une nation indienne hindoue. L’hindouisme de l’ hindutva n’est pas une « religion », mais la « culture indienne», qui a cimenté l’identité nationale depuis l’aube des temps. La communauté hindoue est donc vécue et perçue comme une et indivisible. Dans cette perspective, l’indianité se mesure à l’hindouité et celle-ci s’ordonne autour des valeurs qui se sont transformées sur le territoire de l’Inde et appartiennent à la « race indienne ». Cette définition ne peut être séparée du refus de ce qui n’est pas hindou, c’est-à-dire non originaire du territoire de l’Inde.
Le non hindou contre lequel l’ hindutva construit en priorité son discours et concentre ses forces de haine est le musulman. Ces dernières années, les sentiments anti-minoritaires ont déchaîné contre les musulmans de l’Inde des violences d’un rare niveau, sans équivalence pour les chrétiens qui, pour des raisons historiques, démographiques et sociologiques, ne se trouvent pas dans le même rapport de force avec la majorité.
La conversion de basses castes, aussi bien vers l’islam que vers le christianisme, est perçue comme une interférence avec l’hindouisme et comme un processus qui peut avoir des conséquences politiques défavorables à la population hindoue 3. La religion étant coextensive de la nation, se convertir, c’est trahir cette dernière. Toutefois, le nationalisme hindou n’est pas religieux mais ethnique 4; il ne comporte pas l’idée d’exclusion radicale mais il exige des minorités qu’elles s’intègrent en s’acculturant. D’abord mouvement d’autodéfense de l’hindouisme visant la propagation de l’idéologie de l’ hindutva au sein de la société, le nationalisme hindou a peu à peu développé une dimension politique qui n’a véritablement pris de l’ampleur que depuis une vingtaine d’années grâce aux succès politiques du Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien) fondé en 1980.
Jusqu’aux années 60 5, les émeutes, très rares, ne traduisent pas une incompatibilité fondamentale des croyances et pratiques religieuses des communautés musulmane et hindoue, l’opposition entre ces deux groupes pouvant à la limite n’apparaître, jusque dans les années 70, que comme un des multiples facteurs de différenciation interne de la société indienne. De manière plus générale, les violences entre musulmans et hindous étaient associées à des raisons socioéconomiques (la terre...).
Mais la violence revêt un caractère religieux quand celui-ci permet d’atteindre un objectif bien précis, souvent politique. Nous ne le percevons pas toujours, car la logique politique des émeutes se trouve dissimulée sous des formes « rituelles », les violences empruntant de plus en plus le canal de processions « traditionnelles » 6. Ainsi, les foules peuvent être utilisées par les leaders politiques ou religieux comme des masses de manœuvre violentes, de façon préméditée. La violence intercommunautaire constitue alors un volet supplémentaire des stratégies mises en place par des organisations extrémistes hindoues. Elle permet de polariser l’électorat selon une ligne de clivage religieuse et d’amener la communauté hindoue à se reconnaître comme telle pour en définitive «voter hindou». Les émeutes intercommunautaires seront d’autant plus « nécessaires », et donc d’autant plus nombreuses, que l’issue de la lutte électorale est incertaine 7. L’émeute entre hindous et musulmans représente ainsi un instrument, un atout du combat politique pour les nationalistes.
Dans le cas de l’Inde, les violences intercommunautaires ne reflètent pas une opposition entre islam et hindouisme et ne sauraient être associées au répertoire des guerres de religion. Elles ne peuvent également être séparées de leurs contenus politiques et économiques, comme de leurs dimensions ethniques et religieuses.
1 / Pour les Britanniques, la démocratie est fondée sur une représentation collective de la société et non individuelle.
2 / Ces réformes introduites par les Britanniques ont favorisé le processus de démocratisation de la société indienne mais visaient d’abord à déléguer, dans un premier temps à l’échelon local, la gestion de certains services publics et la perception des taxes nécessaires à leur financement.
3 / La propagande anti-chrétienne et anti-musulmane de certains groupes hindouistes considère que l’activité de ces deux communautés est motivée par des intérêts politiques et internationaux.
4 / L’idéologie nationaliste hindoue peut être dite ethnique dans la mesure où le caractère retranché de l’Hindoustan est décrit comme un facteur déterminant de l’unité sociale de la population marqué par les inter-mariages.
5 / A partir de la décennie 1960-1970, les émeutes communautaires et le nombre de victimes augmentent considérablement. Ainsi, de 1960 à 1970, il y a eu 2 572 émeutes faisant 1 185 morts ; de 1970 à 1980, 7 964 émeutes (3 195 morts) ; entre 1980 et 1990, 4 500 émeutes (7 000 morts).
6 / Christophe Jaffrelot, « Les émeutes entre hindous et musulmans : essai de hiérarchisation des facteurs culturels, économiques et politiques », Cultures et Conflits, printemps 1992.
7 / Steven I. Wilkinson, « Froids calculs et foules déchaînées. Les émeutes intercommunautaires en Inde », Critique internationale, n° 6, hiver 2000.