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Resumé Les deux moments des troubles du XVIème siècle: d'un désir d'une société sainte à l'instauration d'une monarchie absolue.
Après avoir visionné La passion du Christ de Mel Gibson, une journaliste, rejetait l’idée qu’une telle manière de présenter la violence pouvait empêcher l’Évangile d’être entendu. Elle louait au contraire ce film qui dénonçait, à ses yeux, le fanatisme de tous les Grands Prêtres et de toutes les Inquisitions. De tels raccourcis, où il va de soi que violences et religions sont nécessairement liées, sont fréquents dans l’esprit de beaucoup, malgré les mises au point des historiens contemporains.
Prenant résolument le parti de ceux-ci, je voudrais m’arrêter à la fin du XVIe siècle en France. Préparée lointainement par un désir général de réforme qu’exprimèrent bientôt, selon des contours incertains, les réformations catholique et protestante, cette période est celle des guerres de religion que, traditionnellement, l’on situe entre 1560 et 1610. Nulle part ailleurs en Europe, les « troubles » n’ont été aussi intenses et n’ont duré si longtemps 1.
Mais les violences ont une histoire et la compréhension de la crise qu’elles actualisent dramatiquement passe par la mise en valeur de leurs transformations. Nous sommes en réalité en présence de deux grands moments qu’articule, en 1572, le paroxysme de la Saint-Barthélemy.
Bouleversant des idées reçues, D. Crouzet propose de comprendre « le triomphe de la guerre », du début des années 1560 au début des années 1570, comme le temps du déchaînement de deux violences : l’une, catholique, déterminée par une pulsion mystique et l’autre, huguenote, par une rationalité de l’action 2. Aux dires des contemporains eux-mêmes, c’est une cassure mentale très profonde qui présida à l’opposition des deux confessions et dont l’origine serait une formidable poussée d’angoisse eschatologique.
Dans la période que nous considérons, la violence des catholiques est donc plus qu’une explosion d’agressivité, elle s’enracine dans une profonde angoisse dont les prémices sont discernables dès 1520. Alors, l’astrologie, qui se répand dans les campagnes reculées comme à la cour du roi, tend à enfoncer tout un chacun dans l’imaginaire d’un temps d’épouvante. A Paris, l’annonce d’un grand déluge ne pousse-t-elle pas Diart, portier de l’abbaye Saint-Victor, à aller mesurer chaque semaine la hauteur de la Seine ? Partout, la nature semble se dérégler en un vaste chaos et l’effroi suscite chez certains un imaginaire et des prises de parole prophétiques. Qu’en 1555 les pluies surabondent et qu’une comète apparaisse dans le ciel et voilà que la tension plonge le peuple dans le tourment et l’inquiétude ! Mais les signes se multiplient et deviennent des « monstres prodigieux » sur lesquels Nostradamus vaticine. Peu à peu, on en vient à penser que la fin des Temps est proche et que Dieu va advenir pour l’ultime jugement. C’est ce que prêche à Paris un François le Picart qui, vingt ans plutôt, avait été l’un des maîtres de Loyola.
La panique gagne les catholiques qui voient le diable partout et, en particulier, dans les luthériens. Ainsi, en 1564, dans une poissonnerie d’Amiens, deux femmes s’insultent : « Tu es le diable », crie la première et l’autre de lui répondre : « Veux-tu donc dire que je suis luthérienne ? » Subrepticement, l’autre de soi-même, « l’ennemi du genre humain » qu’il faut détruire, est nommé. C’est là que tout peut basculer et que la violence des hommes peut devenir l’expression de la colère de Dieu. L’idée d’une guerre sainte n’est pas loin, comme on le voit à Beauvais dans les processions meurtrières ou, à Aix, avec les marcheurs de la violence de Dieu.
Mais la violence catholique, assurée d’être de Dieu, s’en prend bientôt à la monarchie corrompue et à ses représentants. Ainsi ce chanoine de Provins qui, en pleine assemblée, n’hésite pas à traiter la reine mère de ribaude et le roi de bâtard. A l’inverse, d’autres « bons catholiques » attendent du souverain qu’il se ressaisisse et que, manu potenti brachio extenso3, il accomplisse la Loi de Dieu. La nuit de la Saint-Barthélemy n’est pas loin, qui transformera une violence politique en une crise de mystique prophétique.
Cependant, avant d’en venir à 1572, nous devons considérer la violence huguenote qui relève d’un imaginaire où l’on pense autrement Dieu, l’homme et le salut. Si, pour un catholique, la puissance divine peut s’exprimer dans des actes humains, pour un protestant, cela est blasphématoire. Il s’en suit que la violence huguenote, quand elle s’en prend aux choses et aux hommes, a pour visée d’exalter la gloire infinie de Dieu contre ceux qui adorent Baal mais aussi, corrélativement, d’enseigner, par des destructions et des mises à mort, que Dieu ne peut être qu’extérieur au monde.
Il s’agit bien d’une révolution dans la croyance. Si le monde a été façonné tel qu’on puisse y contempler la beauté des œuvres de Dieu, il convient d’en éliminer ce que l’on y a ajouté et qui, en rabaissant le divin au rang de la matière, inverse l’ordre de la Création. Dans cette perspective, l’iconoclasme n’a d’autre visée que de détruire les signes d’un univers mythique, même si, durant la période considérée, il n’eut pas toujours la même portée.
Avant les guerres, la destruction des images – comme à Paris en février 1528 celle de la Vierge – poursuit une finalité rationnelle. Il s’agit de purifier l’espace et de mettre fin aux superstitions qui outragent la puissance de Dieu. Mais cette première attitude, supportée par une conversion à l’Évangile, se mue bientôt en un désir d’établir une terre nouvelle. De la métamorphose de l’homme, on passe à celle du monde. Et voici que les choses s’inversent, que le haut est rabaissé et le bas élevé. La violence huguenote, dans son défi lancé au pouvoir des images, dit le mythe d’une société sainte et sans hiérarchie.
Mais il importe de bien percevoir que la violence huguenote résulte moins de la prise de conscience brutale par une classe d’être dominée que du désir de quelques uns de mettre en œuvre, sérieusement, leur conversion. Si les violences contre les prêtres sont parfois totalement incontrôlées, ainsi à Courcoué en 1564, où, avant de le molester, les réformés exigent du curé son argent, elles sont le plus souvent dirigées, comme à Saint-Étienne de Caen où les iconoclastes réclament un salaire « à ceux de leur religion qui les avaient mandés ». Ce second événement est cependant paradoxal. On peut y voir soit l’affirmation d’une idéologie construite par un protestantisme légaliste, soit la nécessité d’une mise en scène dramatique de la fin du vieux monde. Mais, au terme des années 1560, les violences huguenotes cessent d’être contenues – révolution perdue ? – et s’épuisent dans des jeux rituels toujours plus fous. La Saint-Barthélemy est proche.
1572 ! Catholiques et huguenots sont donc prêts aux massacres, c’est du moins ce que ces premières analyses laissent entendre. Mais si nous nous projetons, sans attendre, au 13 juin 1598, lors de l’édit de Nantes, nous devons constater que ni les uns ni les autres ne l’ont emporté. Bien plus, la paix s’instaure alors contre le rêve papiste d’une unité restaurée et contre la volonté huguenote d’instaurer hic et nunc le Règne de l’Évangile. Quarante ans, il est vrai, ont passé mais ceci ne suffit pas à expliquer que catholiques et protestants aient dû finalement accepter l’intolérable. Que s’est-il donc passé ?
Remarquons d’abord que le massacre de la Saint-Barthélemy est loin de se réduire aux seules luttes entre protestants et catholiques puisque, on le sait maintenant, Charles IX y a joué un rôle déterminant. Voulant masquer son incapacité à empêcher le dérapage des violences collectives 4, c’est lui en effet – à moins que ce ne soit sa mère - qui prit la décision de faire assassiner les huguenots déterminés à désacraliser le monde jusqu’en sa propre personne. Les catholiques se réjouirent de ces violences terribles, jugeant que, ce faisant, le souverain avait agi au nom de la mission divine dont il est investi et par la force de la loi dont il est, de par Dieu, le conservateur.
Cette interprétation, juste dans ses grandes lignes, ne rend pas compte de tous les événements. En réalité, dans la nuit du 24 août, la violence doit être analysée à un double niveau. Il y a, certes, celui de la décision royale concertée avec les princes et qui vise l’amiral de Coligny et les gentilshommes huguenots venus célébrer le mariage d’Henri de Navarre. Mais il y a aussi celui de la violence collective qui relaya la violence royale. Interloquée et flottante pendant un court moment, la population parisienne – catholique en sa majorité – se déchaîne, s’abandonnant à ses angoisses eschatologiques. Il importe peu que les ducs de Guise, d’Aumale et de Nevers aient parcouru, ou non, les rues de Paris, en faisant crier : « Tuez tout, le roi le commande ! » : pour beaucoup, les massacres royaux ont enfin sonné l’heure de l’éradication de l’hérésie.
Mais si la Saint-Barthélemy porte en elle une crise de la monarchie, elle entraîne aussi une crise de la violence collective. Dans l’immédiateté du terrible événement, les catholiques ont pu croire qu’il n’y avait plus, de nouveau en France, qu’une seule religion. « Que Dieu soit béni, que Dieu soit glorifié ! », écrit à Rome, quelques jours après, un jésuite de Lyon 5. Ils doivent cependant se rendre à l’évidence : le miracle attendu ne s’est pas accompli, l’hérésie n’a pas disparu. Pour beaucoup, dès lors, la Saint-Barthélemy n’est plus qu’un « rêve perdu » 6. Et voici qu’un nouveau questionnement s’impose : l’échec du 24 août n’est-il pas un appel à chercher la cause de la colère de Dieu non plus dans la présence des hérétiques, mais chez les catholiques eux-mêmes ? Une mystique pénitentielle s’impose. Un peu partout, en France, on aperçoit dans le ciel ce que l’angoisse suggère à chacun dans le secret de ses divagations. En 1575, des hommes et de femmes médusés voient, dans le ciel, à Angers, une grande clarté, à Paris « une grandissime quantité de lances flamboyantes » et, à Provins, « des volutes de fumée », et tous ces signes révèlent leur propre barbarie et le désir de Dieu de les punir.
En 1577, l’année de la comète, de nombreux textes invitent à la conversion, non sans allusion à la conjonction planétaire à venir en 1583, semblable à celle qui précéda la naissance de Jésus. Se fait jour alors le désir d’une société purifiée et régénérée qu’expriment ces « processions blanches » qui, portant le Corpus Christi, cheminent, au début des années 1580, vers les sanctuaires mariaux de l’Est de la France. Ces mouvements millénaristes s’amplifient quand, après la mort du frère de Henri IV, son héritier, la tension pénitentielle se confond avec le zèle de ceux qui refusent de voir un huguenot prétendre au trône et jurent de sacrifier leur vie pour le salut de l’antique Église.
Deux partis s’opposent donc désormais en France, les Monarchistes et les Ligueurs, et l’enjeu de leurs violences est le maintien ou non du principe cujus regio, ejus religio7. Les Ligueurs, en effet, mais non sans nuances 8, pensent que la nation et l’État doivent être subordonnés à l’institution catholique et qu’il faut refuser un roi protestant. Au contraire, les Monarchistes, qui distinguent le politique et le religieux, sont prêts à en tolérer un. Autrement dit, ceux-là sont favorables à l’avènement d’un État moderne fort, comme l’expression d’une nation unie mais plurielle, alors que les Ligueurs refusent cette forme de pouvoir contraire à la tradition.
Dans ce contexte, la marche d’Henri de Navarre vers le trône est remarquable. Son abjuration, son sacre à Chartres, sa réconciliation avec Rome aboutissent à une re-fondation de la monarchie française autour de l’idée de nation où le catholicisme ne peut plus prétendre imposer des vues différentes de celles de l’État. C’est tout le sens de l’édit de Nantes. Mais, avant d’en venir là, retournons à Henri III et à son assassinat par Jacques Clément le 2 août 1589.
Curieusement oublié des historiens, ce régicide marque l’accomplissement de la mystique eschatologique des catholiques. Il fallait bien que soit terrassé ce « roi terrestre et mortel, infidèle à Dieu et à son peuple » pour que puisse advenir un autre royaume où les fidèles se conserveront par « leur sainte union sous un Roi céleste et immortel. » Tel est le secret ultime – mystique – de la mise à mort de Henri III : la Royauté éternelle châtiant bibliquement la royauté temporelle ! Ainsi la violence régicide de Jacques Clément s’inscrit-elle dans la quête angoissée des « bons catholiques », soucieux de s’unir dans la Passion du Christ. Mais, paradoxalement, ce geste meurtrier est celui d’un isolé et il peut aussi suggérer le commencement d’un désengagement collectif de la violence.
Dans le camp catholique, pour que commence à se produire ce reflux, il a fallu le meurtre d’un roi. Dans le camp des huguenots où l’accession de Navarre au rang d’héritier royal a tari le nombre des monarchomaques, on désire aussi mettre un terme à la violence collective, mais autrement. Philippe du Plessis-Mornay, l’un des proches du Béarnais n’avait-il pas dit, dès 1585, que celui-ci, « ému du seul désir de voir enfin Dieu honoré, l’État pacifié et le peuple en repos », était prêt à faire don de sa personne à la France 9 ? Quoi qu’il en soit des circonstances de cette oblation – un corps à corps avec la Ligue –, Navarre entend bien désormais apparaître, non plus en chef de parti, mais comme un homme raisonnable, « aux passions dominées ».
Il faudra vingt-cinq ans à Henri IV pour réaliser son rêve sacrificiel. Cela se fera le 14 mai 1610 sous les coups de Ravaillac. Mais alors, en tombant, il emportera avec lui, dans la mort, la Ligue ou plutôt l’angoisse eschatologique qui l’avait portée.
Au terme de cette démonstration, faite à l’école des historiens modernistes 10 contemporains, que pouvons-nous conclure ? Tout d’abord que les « troubles » de religion de la fin du XVIe siècle sont à aborder selon deux grands moments : l’un où la violence est dite être celle de Dieu en tous, le second où, après avoir donné lieu à une intériorisation pénitentielle, elle est prise en charge par un unique élu de Dieu. Le meurtre de Henri IV en 1589 est le signe d’une violence qui, bien que dirigée contre le Prince temporel, demeure spirituelle et portée par un désir de catharsis. En revanche, l’assassinat de Henri IV en 1610 qui clôt, dans un ultime soubresaut, les guerres françaises de religion, autorise aussi, paradoxalement, l’instauration messianique d’un nouvel ordre politique dont l’acteur unique sera un monarque absolu. Alors « l’enchantement » se sera effacé devant la Raison.
1 / Thierry Wanegffelen, Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVIème siècle, éd. Honoré Champion, 1997.
2 / Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence des troubles de religion (vers 1525 – vers 1610), éd. Champ Vallon, 2 vol., 1990. Nous devons beaucoup, dans ces pages, à la démonstration de cet auteur pionnier.
3 / Cf. Ps. 135, 12, « A main puissante et à bras étendu. »
4 / À la suite de Michel de L’Hospital, il avait bien tenté d’y parvenir en 1563 avec l’édit d’Amboise. Cf. O. Christin, La paix de religion. L’automatisation de la raison politique au XVI e siècle, 1997.
5 / A.-L. Martin, « Jesuits and the massacre of St. Barthomew’day”, Archivum Historicum Societatis Jesu, XLIII (1974), p. 103-132.
6 / Denis Crouzet, La nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Fayard, 1994.
7 / En d’autres termes, ce principe stipule que, dans un même État, le prince et le peuple doivent être de la même religion.
8 / La Ligue en effet est partagée entre, d’une part, le duc de Guise et les princes qui veulent perpétuer les révoltes nobiliaires et, d’autre part, le duc de Mayenne et les bourgeois davantage soucieux de ménager l’avenir.
9 / Cf. Déclaration du Roy de Navarre sur les calomnies publiées contre luy es Protestations de ceux de la Ligue qui se sont élévez en ce Royaume, 1585. Il s’agit d’une demande faite à Henri IV d’accepter que Guise et Navarre se battent en duel !
10 / Selon les catégories classiques, il s’agit les historiens traitant des XVIe – XVIIIe siècles.