Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Nous nous sommes attachés, à Bobigny, à la promotion de ce qui rassemble. « Comment bien vivre ensemble » constitue le fil rouge de la gestion municipale. Nous travaillons à lutter contre tout ce qui exclut, tout ce qui peut diviser, notamment à l’égard de la question religieuse. Les religions doivent encourager la rencontre de l’autre. Il est bon de rechercher à découvrir dans l’autre son semblable. C’est dans le respect de l’altérité que nous trouverons des réponses aux questions sociales d’aujourd’hui. Nous avons accueilli à Bobigny, avec Saint-Denis, Ivry et Paris, le Forum social européen. L’affiche portait inscrit « Bobigny, Ville Monde ». Ce slogan revendique l’acceptation de cette diversité. Nous voulons construire une ville pour tous et par tous.
Nos origines culturelles et ethniques sont une richesse. Les identités particulières, et donc les nombreuses religions implantées à Bobigny, ne doivent pas être un frein aux traditions de partage, à la volonté de connaissance de l’autre, des valeurs qui ont toujours caractérisé cette ville. Mais cette reconnaissance n’est pas spontanée. Nous voyons à l’œuvre des éléments qui vont au contraire vers la ségrégation.
En développant une politique de rencontre, les élus locaux aident à dépasser la juxtaposition ou la cohabitation des cultures. Bobigny, Ville Monde, accueille plus de 60 nationalités, originaires des cinq continents. Parmi eux, prédominent les jeunes français issus de l’immigration des années 60/70, dont les parents ou grands-parents sont venus du Maghreb. Sensibles aux discriminations, réelles ou ressenties, ils recherchent des réponses immédiates à leurs problèmes. S’agit-il d’abord de questions religieuses ? Attention à ne pas voir du religieux partout, et à ne pas définir un habitant de France par sa religion, réelle ou supposée. Mais certaines préoccupations économiques et sociales peuvent trouver des réponses religieuses.
Bobigny a connu des accès de violence dont la question religieuse semblait le moteur, Il y a deux ans, notamment, un acte antisémite extrêmement grave a été commis. Nous avons rendu visite à la famille qui en avait été victime. Nous nous sommes réunis autour d’une table, avec toutes les communautés religieuses et avons dénoncé ensemble ces actes. À chaque occasion, nous avons le souci de dénoncer publiquement toutes les tentatives d’affrontement étrangères à notre conception du Vivre-ensemble. Après le 11 septembre 2001, une grande soirée publique a été organisée, où toutes les forces vives de la ville étaient réunies pour rejeter les amalgames et affirmer le refus de violences inter-ethniques. Un texte a été signé par des élus et des responsables religieux, catholiques, protestants, musulmans, bouddhistes. Il a été ensuite distribué dans toute la ville. Nous avons aussi essayé de tenir des débats avec le soutien de revues engagées. Une première rencontre s’est déroulée en décembre 2001 sur la guerre en Irak, une seconde en mai 2003, sur Le choc des civilisations. Nous avons en projet d’autres rencontres : sur la question de la laïcité, sur les signes religieux dans l’espace public et à l’école, sur les femmes et l’islam, sur les femmes et les religions.
A Bobigny réside une des plus grandes communautés sikhs de France. Or celle-ci est évidemment confrontée à la controverse sur les signes d’appartenance religieuse. Le turban est-il visible, ostentatoire ou ostensible ? Depuis dix ans à peu près, les enfants sikhs vont au lycée ou dans les écoles de Bobigny, sans qu’il y ait eu jusqu’ici de problèmes.
La question des lieux de culte est toujours délicate. Les jeunes musulmans de Bobigny nous avaient demandé de leur attribuer un local susceptible de devenir une mosquée. Constitués en association loi 1901, ils avaient l’ambition d’acheter ou de construire cette mosquée, tout en demandant, au nom de l’égalité de traitement, un terrain ou un bâtiment. En leur rappelant qu’en France la loi ne permet pas aux collectivités locales de financer les cultes, sous quelque forme que ce soit, nous les avons invités à revisiter la loi de 1905, et à se constituer en association relevant de ce régime, pour bénéficier de ses avantages. Plus de deux ans d’échanges ont permis d’aboutir. Dépasser la méfiance ou l’ignorance réciproque, vaincre les idées reçues sur le contenu et l’histoire de cette loi de 1905, dialoguer sur la construction de la laïcité au fil des années… On a fini par signer un bail emphytéotique de mise à disposition d’un terrain au centre-ville et non à la frange, pour la construction d’une mosquée : celle-ci devait être en adéquation avec les projets de la ville.
Nous avons travaillé aussi avec les communautés israélite et sikh pour qu’elles se transforment selon la loi de 1905. Au sujet de ces tensions religieuses ou ethniques, nous devons être humbles. Les événements sont imprévisibles. Les conditions de vie de plus en plus difficiles contribuent au sentiment d’exclusion et favorisent le développement des intégrismes.
La laïcité n’est-elle pas la meilleure façon de pacifier le fait religieux ? La laïcité, comme concept est née dans un contexte particulier, religieux, économique et moral. Elle voulait en quelque sorte libérer l’État du catholicisme dans le domaine éducatif et dans l’économie. Les chrétiens étaient fortement majoritaires dans notre pays, par foi, par tradition, ou par hérédité. Le temps et l’évolution des mœurs ont permis d’infléchir, de dépasser ou même de comprendre les caractères régressifs ou rétrogrades de certains faits religieux. En ce qui concerne le judaïsme, les passions de l’Affaire Dreyfus ont disparu après la seconde guerre mondiale ! Aujourd’hui, avec l’islam reviennent les tensions. Peut-on aborder cette question sans évoquer la colonisation, ses avatars ou la guerre d’Algérie ? Les premiers pratiquants de l’islam en France n’étaient pas considérés comme des citoyens, comme des personnes jouissant des mêmes droits. De l’autre côté de la mer, ils étaient des « indigènes ». Ici, ils devaient pratiquer leur religion dans la clandestinité, ou du moins sous contrôle permanent. Il n’y a pas si longtemps, des membres du personnel communal posaient un jour de congé pour l’Aïd sans indiquer le motif.
Est-ce grave de porter un foulard islamique à l’école si on assiste à tous les cours, piscine comprise ? A-t-on mesuré les questions que pose la nouvelle loi ? Si nous faisions plutôt le pari de l’intelligence ? À mon sens, un dialogue permanent est indispensable et fertile. Si la population française avait été composée aussi bien de musulmans que de chrétiens au moment de la séparation de l’Église et de l’État, si les musulmans avaient voté, aurions-nous aujourd’hui le même débat autour de la place de la religion et de sa violence potentielle dans la société ? Quand je suis invité aux cérémonies de la synagogue à Bobigny, et que je mets la kippa que l’on me tend, je reste pour autant un agnostique et mes hôtes le savent.
La laïcité invite au respect des êtres humains et de leurs croyances quand elles ne tombent pas sous le coup de la loi. Mais elle est aussi l’application à tous de la loi républicaine. L’intégrisme musulman fait peur, celui de Bush et de son entourage aussi. Et sans remonter à l’Inquisition, des comportements intégristes, comme ceux des récents commandos anti-IVG, menacent également les lois de la République. Le peu d’écho qu’ils ont reçu auprès des catholiques freine leurs activités, mais la vigilance reste de rigueur. De même, nous devons combattre l’intégrisme musulman, avec des lois répressives s’il le faut, mais d’abord le combattre sur le terrain des idées, en nous appuyant sur les progressistes musulmans, qui font vivre le Coran dans son esprit, et non seulement dans sa lettre.
La laïcité doit donc, à mon sens, rester un débat de société, qui ne doit pas se figer par rapport à une religion et qui demande du temps. Il a fallu attendre les années 60 pour que garçons et filles ne soient plus séparés à l’école. La République a su être accueillante pour ses enfants. Nous avons surtout besoin en ce moment de discussions, d’échanges, de connaissance mutuelle, de fêtes communes.
Bernard Birsinger
Le maire, comme tout citoyen, a besoin de recul, de laisser parler une certaine fraternité pour trouver les bonnes réponses. John Locke, philosophe anglais, dans ses Lettres sur la tolérance (1640), disait « Si on admet une seule fois que l’Empire est fondé sur la grâce, et que la religion doit s’établir par la force ou par les armes, alors on ouvre la porte au vol, au meurtre, aux animosités éternelles, et il n’y aura plus ni paix, ni sûreté publique, et l’amitié même ne subsistera plus entre les hommes ». C’était il y a quatre siècles ! Le rapport de la religion à la vie de chaque être humain, et celui des religions au pouvoir politique sont permanents. Après des siècles de philosophie, d’échanges, de combats, nous avons équilibré le rapport entre le pouvoir politique en France, sa représentation publique et la religion catholique.
Dans la problématique municipale, à Trappes, j’exprime ma position de maire par le mot « équidistant ». Personnellement, je n’ai pas de religion, mais toutes les religions ont le droit d’exister. Quand je discute avec la petite communauté israélite de notre ville, ou avec les communautés catholique ou musulmane, c’est toujours la même position : la laïcité, la relation, le dialogue. Pas de mélanges entre le fait religieux et le pouvoir, mais une liberté totale pour chaque groupe, de vivre pleinement sa foi, et, quand il le souhaite, d’exprimer cette foi à travers l’exercice d’une religion.
En tant que ville, nous hébergeons tout le monde. Le bâtiment de l’église est municipal – c’est là une situation nationale –, et nous avons des relations fraternelles avec un grand nombre des membres et des responsables de la communauté chrétienne. Mais ils ne sont pas privilégiés par rapport à d’autres. Nous hébergeons aussi dans des locaux municipaux la communauté israélite, car ceux qui servaient de synagogue ont brûlé à la fin de l’année 2000 sans que l’on sache jamais si cet incendie était accidentel (ce que disent les derniers rapports), ou criminel. Au cœur du conflit israélo-palestinien, il a été « lu » comme un attentat politique dans la ville. L’équipe municipale a donc décidé d’héberger la communauté israélite dans des locaux municipaux. Début 2004, j’ai pérennisé cette décision. Devant cette violence, l’ensemble des représentants des religions et des organisations politiques ont dit, de façon commune, qu’il n’est pas acceptable, dans un pays républicain, de porter atteinte physiquement (la thèse de l’attentat prévalait à cette époque) à un lieu où s’exerce une religion.
La religion musulmane domine à Trappes. Il n’y a pas de « problèmes », mais l’islam du Maghreb n’est pas le même que celui de l’Afrique sub-saharienne. Les relations entre les deux associations demeurent difficiles : l’une, la communauté sub-saharienne, est moins « intellectuelle » que l’autre. Il y a des conflits très durs, non seulement à propos de la pratique, mais aussi des relations entre personnes, car la communauté de l’islam maghrébin est animée par des personnes qui ont leur doctorat en poche. On se trouve face à des histoires : les origines des pays, le colonialisme, et les itinéraires d’entrée dans notre société, de « prise de place », entre ceux qui ont eu des parcours chanceux – le travail leur a donné des relations intellectuelles et économiques –, et ceux, issus de l’immigration colonialiste, qui sont restés à des niveaux de connaissance faible. Les tensions sont donc réelles.
Aujourd’hui, nous hébergeons les deux : à la fois une école coranique (même si elle n’en a pas le nom), et l’association des musulmans d’Afrique sub-saharienne. Mais les incompréhensions demeurent, sans doute parce que la politique et les médias se sont mêlés à la construction de la mosquée dans la ville de Trappes. C’est une construction importante, conçue pour être la mosquée de l’agglomération de Saint-Quentin en Yvelines. Du fait de leur puissance numérique, mais aussi en réflexion, en capacité de prise de parole, etc., les responsables de l’Union des Musulmans de Trappes ont obtenu que la mosquée, au lieu d’être construite sur un terrain prévu au centre de l’agglomération de Saint-Quentin en Yvelines, le soit sur le territoire de notre ville. Heureusement, le permis de construire a été donné avant les élections, sinon le processus aurait été plus compliqué. Il s’agissait d’un choix de l’équipe municipale, difficile à élaborer, d’offrir la possibilité aux personnes qui pratiquent cette religion de le faire dans un lieu aussi digne que l’église ou la synagogue.
L’équidistance signifie encore pour moi le respect de la République par les religions. Ce qui n’est pas toujours simple. Par exemple, j’ai reçu il y a six mois deux cents femmes de religion musulmane toujours encadrées d’hommes (cela nous interroge sur l’émancipation de la femme dans cette religion), réclamant des créneaux horaires d’ouverture de la piscine. Cette revendication a fait « les choux gras » des médias. J’ai dit « non » à ce « créneau piscine », j’ai dit « non » au port du voile pour les personnes qui travaillent à la mairie, toujours selon ce principe que la laïcité permet à tous de s’épanouir dans ses croyances tout en respectant notre socle commun. Il n’y a pas de place pour un prosélytisme possible pour quelque religion que ce soit dans les services publics.
Cette position est naturellement discutable : des amis appartenant au même courant politique ont embauché des « maîtres nageurs » femmes et réservé des créneaux horaires spécifiques. Actuellement, nous connaissons des tensions sur le marché du vendredi : depuis quelques semaines, des jeunes filles – qui font du prosélytisme à propos du voile – y vendent des cassettes. On observe la recherche, pour des garçons et des filles, d’une identité nouvelle, voire d’un retour à des pratiques qui constituent l’histoire de leur pays et de leurs ancêtres, une histoire liée à leur propre culture. Au-delà de ces problèmes d’équidistance, et d’ouverture du dialogue (la relation entre la municipalité et les différentes religions, par exemple), nous rencontrons aujourd’hui des difficultés dans la gestion de nos institutions républicaines. Elles proviennent d’un profond vécu d’exclusion, surtout pour ceux de religion musulmane mais pas seulement, de la part d’une jeunesse, d’une deuxième ou d’une troisième génération qui s’est trouvée « sur un nuage » sans pouvoir trouver la place pleine et entière qu’on ne leur a pas offerte. Il ne s’agit pas seulement de problèmes économiques : il y a aussi la culture, l’enseignement, l’appui et l’aide à la parentalité, etc.
Je crois au lien qui existe, non pas tant entre la pratique religieuse, expression d’une foi, et la vie culturelle, sociale et économique, mais entre les dérives, les recherches identitaires, passant par le vêtement, ou par le comportement de refus (des jeunes filles de Trappes, auxquelles je serrais la main il y a trois ans, refusent ce geste maintenant). Certains cherchent leur place à travers la délinquance, la violence, d’autres à travers une pratique religieuse qu’ils ou qu’elles savent excessive, mais qui marque leur personnalité…