Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Choc des civilisations, ou choc des religions ? Autour du monde, bien des événements récents ont mis la question religieuse au premier plan. Malgré les tentatives pour en nuancer les interprétations, le rôle de la religion et le mystère d’un rapport au « divin », apparaissent ambivalents, voire comme une menace ! Mais ce n’est qu’un aspect d’une lancinante question : même si la modernité a tenté d’établir et de maintenir une distinction entre les sphères politiques, morales, économiques, religieuses et sociales, les identités individuelles continuent d’associer des fragments culturels qui empruntent aux mémoires et aux traditions. Démêler le religieux, lui permettre de s’affronter à ses propres sources et à la manière dont il institue un sacré, est un passage nécessaire à la paix. Peut-être aussi la condition d’une tension féconde pour refonder l’espace politique, pour que celui-ci devienne lieu de justice.
Trouvera-t-on sur chaque continent un « religieux » à l’état pur, non métissé ? Jamais, sans doute. L’identité de chacun s’en sert pour interpréter des mémoires, y compris celles de luttes parfois douloureuses, pour se projeter dans un avenir, et exprimer des peurs ou des fantasmes collectifs, comme lors des guerres de religion. Parfois, le dialogue théologique rouvre des chemins. Mais les communautés de foi représentent aussi un lieu structurant de la vie sociale, et les voilà, malgré elles, facteurs de divisions. Il est vain de penser une identité musulmane, une autre catholique, une multitude de protestantes, sans immédiatement en revenir aux conjugaisons dont leurs fidèles sont héritiers. Les gestes quotidiens se croisent, et l’expérience spirituelle dans sa diversité aide à construire, sans nier les différences, mais peut aussi favoriser les incompréhensions.
L’impossible dé-liaison des identités ne saurait interdire les approfondissements ou les critiques au sein de chaque tradition. Deux pistes s’offrent en parallèle. Une lecture ouverte des sources est une première étape. Quand elle se veut re -connaissance, quand elle permet de désigner comment le divin advient au jour, elle oriente sur une traversée possible. Le sacré est donné dans une échappée : non plus un espace à part qui légitime les affrontements et l’annihilation des différences. Il est la marque d’une aspiration vers un monde meilleur. Il est aussi le refus de la tentation de l’immédiateté, de la maîtrise, et donc de la conquête. Il est le ressort d’une résistance, d’une liberté. Mais une seconde lecture s’impose alors, qui prolonge la première. Une lecture dialoguante, altérante sans doute, mais aussi – si l’on ose le jeu de mots – désaltérante. Modestes, mais nombreux, des lieux de dialogue inter religieux sont appelés à nourrir un habitus, une habitude au bien, une vertu. L’absolu de « mon Dieu » y gagne en profondeur. Plus proche, parce qu’il est redonné. Dieu n’est plus « avec nous », il advient du dehors.
Quand la religion s’est ainsi inscrite dans un lieu, et en même temps référée à un Autre, elle ne peut rester isolée des autres sphères de la modernité, de la politique en particulier. C’est à l’intime, dans une rencontre de Dieu qui n’est plus repli sur un archaïsme, qu’est reçue, peut-être, comme le lisait Michel Foucault, une force de résistance à l’oppression. Une résistance persistante, spirituelle, qui ne saurait être réduite. Quand la religion se constitue comme lieu d’accueil d’un pardon, d’une reconnaissance de l’autre toujours à faire, même du meurtrier, elle interroge les fermetures de la vie politique, les étroitesses de sa justice. En retour, les religions sont aidées, pour trouver leur espace, quand des responsables politiques permettent un dialogue entre différentes confessions, favorisant une véritable fraternité. Pourra-t-on alors parler du choc des religions, ou d’un antagonisme entre les religions et la modernité ? N’est-ce pas plutôt l’espérance qui se dessine : une voie, certes étroite, pour résister aux manifestations déchirantes d’inhumanité que le XXe siècle a connues, pour que l’homme puisse être à la mesure de l’homme ?