Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La Bible présente, tout au long de ses récits, des discours et des images de violence depuis le meurtre d’Abel par son frère Caïn, jusqu’à la destruction de Jérusalem et des ses habitants par les troupes assyro-babyloniennes. Moïse tue un garde chiourme égyptien qui fouettait un Hébreu dans cet univers concentrationnaire où l’homme est réduit à l’état d’esclave ; Josué organise la conquête du pays de Canaan en supprimant des populations entières ; David tue des myriades de Philistins. Les Psaumes eux-mêmes citent la guerre, en faisant appel au Dieu universel, Père de l’humanité, pour détruire les méchants, dans des actions souvent militaires.
Jusqu’aux femmes qui participent, de près ou de loin, à des tueries, pour défendre leur clan, leur peuple ou leur pouvoir : Déborah (sorte de Jeanne d’Arc biblique), Yaël, Esther, Athalie ou Judith, pour ne citer que les plus célèbres. Nous sommes loin de l’angélisme béat de la « Sainte Bible ». Ce n’est pas tout. Dieu, en personne, se présente sous les traits
d’un « homme de guerre », détruisant un monde corrompu par les eaux du déluge ou demandant la mise à mort d’un profanateur du repos sabbatique. Le prophète Nahum (le mot signifie Consolateur) parle au nom du « Dieu vengeur », que nous retrouverons sous la plume de Racine, mais surtout dans la théologie de l’Eglise chrétienne, pour l’opposer au Dieu d’amour, de la nouvelle Alliance.
Sur ce dernier point, il nous paraît honnête de faire, malgré tout, deux remarques afin de relativiser le propos. Tout d’abord, si le Dieu biblique présente des visages de colère, Il n’en reste pas moins un Dieu miséricordieux, une figure « maternelle », qui aime ses créatures. Ensuite, la Bible est une épopée, elle relate la vie de divers personnages sur une période de deux mille ans, alors que les Evangiles se focalisent sur la vie de Jésus. Si l’on s’attache, dans le Pentateuque (la Torah), à la vie d’Isaac, nous le présenterions sans difficulté comme un non-violent avant l’heure, respectueux de son prochain et de Dieu, un véritable homme de paix.
Mais nous voudrions montrer surtout que le récit biblique, malgré sa violence, malgré ses meurtres et ses jeux de passions humaines, peut être lu comme un récit évolutif, de la haine à l’amour, de la guerre à la paix, du fratricide à la fraternité.
On connaît la thèse du parricide originel dans Totem et tabou de Freud, la Torah (comme le mythe de la création de Rome) inaugure l’Histoire par l’assassinat du frère : Caïn tue Abel. Une remarque linguistique mérite l’attention. « Frère » en hébreu se dit Akh, qui signifie aussi « coudre ». La fraternité construit un tissu social. En français, lors d’un conflit, ne parle-t-on pas d’en découdre avec quelqu’un ?
A l’origine est la violence. La Bible annonce d’entrée que le rapport premier et naturel de l’homme à son prochain est un rapport de force, de pouvoir, de domination, de violence. La Révélation de la Loi, en premier chef les Commandements (les Dix Paroles), a pour fonction de limiter cet instinct de domination, cette volonté de plus de puissance qu’évoque Nietzsche. La finalité de Bible, parce que nous sommes dans un monothéisme absolu, c’est-à-dire que Dieu demeure le Père de l’humanité tout entière, reste la paix entre les hommes et les peuples. A aucun moment, les prophètes, notamment Isaïe, ne parlent d’une judaïsation de l’humanité. Les nations se reconnaîtront, à la fin des temps, créées par Dieu. Elles se rassembleront à Jérusalem, capitale de Dieu sur terre, et l’économie militaire (les épées) sera transformée en économie d’échange (les socs de charrue.)
Nous avons à faire à une utopie. Et cette utopie doit rester à l’esprit du lecteur, quelles que soient les catastrophes et les désespérances du moment. Cette fin là justifie de ne jamais désespérer. Car l’utopie ne ressemble pas à un vœu pieux : il ne s’agit pas de se croiser les bras et d’attendre la manne du ciel. Depuis la Shoah et Hiroshima, depuis tant de folies humaines, nous savons que nous ne devons compter que sur notre bonne volonté. Nous savons aujourd’hui que nous sommes barbares. Mais l’utopie est un projet de vie, et l’on peut affirmer que les grands révolutionnaires, les grands penseurs, les grands intellectuels ont été animés par cette flamme.
Pour illustrer cette lecture, le passage de la violence à la non-violence, citons Moïse et Elie. Voici deux prophètes au tempérament impétueux qui utilisent la force, qui en appellent au meurtre, voire au massacre, pour défendre le monothéisme. Car l’ennemi juré de l’Hébreu est bien l’idolâtre, le païen qui, par sa conduite religieuse (sacrifice des enfants, prostitution sacrée), s’oppose aux principes de la Révélation.
Moïse apparaît en justicier. Obligé de s’enfuir d’Egypte, il rencontre Dieu dans le désert du mont Sinaï (nommé ici Horeb, c’est-à-dire la colline du Glaive.) Lors de sa première prophétie, il se présente à Dieu comme un homme à « la bouche lourde et à la langue lourde ». Moïse ne sait pas parler. La source de la violence provient de cette incapacité à dire la douleur, à dire le manque. Toute la traversée du désert pour Moïse consiste à élaborer un discours de libération, de sa libération. Lui qui, au début, se présente en infirme du langage, laissera en conclusion de la Torah, le livre des Devarim, littéralement « Les Paroles ». L’homme du Glaive offre, à la fin de sa vie, un long « sermon sur la montagne ».
Elie est connu pour un thaumaturge, il réalise des miracles pour aider la veuve et l’orphelin. A côté de cet aspect merveilleux, il se présente comme un zélé de l’Eternel. Seul rescapé du massacre des prophètes hébreux, il défie le roi Achab, et surtout les prêtres du dieu Baal, la divinité que la reine Jézabel avait introduite dans la société d’Israël. Devant le peuple réuni au mont Carmel, il lance son invective : « Jusqu’à quand sauterez-vous sur deux pieds ? Si L’Eternel est Dieu, suivez-le, si c’est Baal, suivez-le ».
Les conditions du duel sont posées : les prêtres du Baal doivent prier les premiers, pour faire descendre le feu du ciel sur leurs sacrifices. Leurs prières resteront sans effet. A la supplique d’Elie, des flammes célestes consument les agneaux. Le peuple reconnaît son égarement. Profitant de ce moment, le prophète ordonne que les prêtres païens soient exécutés. La terre boira le sang de ces « infidèles », après avoir bu le sang des prophètes de l’Eternel. Pourtant, le repentir du peuple ne durera qu’un temps. Elie, dépité, s’en ira à nouveau au mont Horeb, à l’instar de son ancêtre Moïse.
Réclamant la mort, il recevra une bien curieuse réponse. « Il y eut un grondement, mais Dieu n’était pas dans le grondement, il y eut des éclairs, mais Dieu n’était pas dans les éclairs, puis il y eut la voix d’un doux silence ». Cette « voix du doux silence » représente le passage de la violence à la non-violence, elle annonce le verset de Zacharie : « Ni par la force, ni par l’armée, mais par mon souffle annonce l’Eternel ».
Dans le christianisme, la transfiguration de Jésus se fait entre Moïse et Elie. A l’aune de notre propos, l’image prend une tournure amplifiée : Jésus s’identifie à la paix, à la violence dépassée, dans la lumière de Dieu.
Le XXIe siècle connaît encore la violence au nom de Dieu. Aucune religion n’est à l’abri du fanatisme, car le religieux est source de passions. La grandeur d’une religion se mesurera donc à sa capacité d’évacuer sa haine de l’autre, de relativiser ses vérités et ses dogmes, pour produire du sens pour l’humain.
L’une des voies royales de cette élévation morale reste, sans conteste, le dialogue inter religieux. A considérer la tournure des événements, le XXIe siècle sera inter religieux ou ne sera pas !