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L’Etat nord-irlandais résulte de la partition de l’Irlande en 1920, à la suite de la guerre d’indépendance menée par les nationalistes irlandais, majoritairement catholiques. Ceux-ci désiraient se libérer de la tutelle britannique pesant sur l’île, depuis les Plantations menées par des colons protestants au XVIIe siècle. De cette partition naquit une frontière entre un sud indépendant, nationaliste et catholique, et un petit quart nord-est de l’île resté sous administration britannique, et majoritairement protestant. Dès 1921, les protestants du Nord mirent sur pied un Etat autonome, avec un Parlement local, situé à Stormont, et un gouvernement gérant l’essentiel des affaires de la province. Ce gouvernement institua une discrimination quasi systématique à l’égard des catholiques, qui s’est prolongée jusqu’au milieu des années 60, moment à partir duquel une partie des catholiques commença à réclamer l’égalité avec les protestants. Ces revendications, marquant le début des « troubles », portaient ainsi à l’origine sur des droits civiques et sociaux, et non pas sur la question politique de la partition de l’île. Le refus d’une partie des protestants d’accorder une amélioration de leur statut aux catholiques, ainsi que l’intervention de l’armée britannique dès 1969, puis la reprise en administration directe de la province par Londres en 1972, provoquèrent le glissement progressif de ce mouvement pour les droits civiques vers des revendications plus nationalistes.
Le conflit nord-irlandais s’est ainsi cristallisé autour de deux projets politiques contradictoires : une volonté de réunification de l’île, exprimée par la plupart des catholiques, et qualifiée de « nationalisme catholique », une volonté de préservation et même de renforcement du lien avec la Grande-Bretagne, défendue par la majorité des protestants, « l’unionisme ». Ces deux idéologies connaissent cependant quelques variantes. Le nationalisme se divise entre une tendance républicaine, volontiers violente, celle de l’Ira et de sa branche politique le Sinn Féin, et la tendance légaliste du nationalisme constitutionnel, celle du SDLP. L’unionisme est lui aussi divisé, principalement entre un unionisme officiel incarné notamment par David Trimble et son parti l’UUP, et les protestants fondamentalistes de Ian Paisley et de son parti le Dup. Depuis le début des années 1970, le gouvernement britannique a proposé plusieurs solutions de compromis, qui se sont heurtées à l’opposition de l’une ou l’autre communauté. L’accord obtenu en avril 1998 entre les principaux représentants politiques nord-irlandais, même s’il connaît aujourd’hui de graves difficultés de mise en œuvre 1, constitue une avancée indéniable.
La communauté catholique, la plus importante confession en Irlande du Nord, représente 40,26% de la population en 2001. Les protestants sont divisés entre trois dénominations principales : les Anglicans de la Church of Ireland (15,3% de la population totale), les Presbytériens (20,69%), et les Méthodistes (3,5%). Il y a enfin un peu moins de 14% de la population qui se déclarent sans religion. L’Irlande du Nord possède l’un des plus hauts degrés de religiosité des sociétés occidentales : plus de 86% des habitants appartiennent à une Eglise, et 61% se rendent à la messe ou au culte au moins une fois par mois 2; mais surtout, la religion constitue le seul lien social significatif, si bien que la plupart des Irlandais du Nord se définissent d’abord et avant tout comme catholiques ou protestants. La religion fonctionne ainsi comme un marqueur social extrêmement puissant, transcendant tous les autres et les conditionnant. L’appartenance religieuse préfigure souvent l’appartenance communautaire et politique (catholique=nationaliste ; protestant=unioniste). Cette imbrication des croyances religieuses et politiques est aussi ancienne que le conflit lui-même, puisque les Eglises ont acquis leur rôle de marqueurs sociaux et d’acteurs du conflit dès la période de la colonisation par les protestants. Celle-ci s’est faite en grande partie au nom de la lutte contre l’obscurantisme des catholiques, et toute une série de mesures ont été mises en place afin de tenter de les convertir. Un amalgame s’est ainsi réalisé entre catholicisme et résistance au pouvoir protestant. L’une des tâches essentielles du clergé catholique a donc été d’incarner et de contrôler les expressions de la résistance, tandis que de leur côté les clergés protestants prenaient en charge les expressions officielles et institutionnalisées de la religion, de la politique, et de la culture. Mais ce qui a permis l’alchimie particulière de l’union du politique et du religieux en Irlande est l’histoire tourmentée des colonisations de l’île, et des répressions dont ont été victimes les catholiques, parce qu’ils étaient les colonisés, et parce qu’ils ne pratiquaient pas la même religion que les colons.
Bien qu’il ne se soit jamais agi d’une querelle théologique, les Eglises se sont toujours retrouvées sur le devant de la scène, en tant qu’acteurs politiques. Encore aujourd’hui, elles sont omniprésentes dans la vie sociale de la province. Par l’intermédiaire de nombreuses associations, elles offrent des activités pour tous les âges et les centres d’intérêt : écoles du dimanche, groupes de prière, clubs de bowling... Cette implication dans la vie sociale leur confère une grande influence, y compris auprès des personnes non pratiquantes, ainsi de l’Ordre d’Orange, organisation à la fois politique et religieuse, à laquelle il est « bon » pour un protestant d’appartenir. Enfin, il ne faut pas oublier que les Eglises maintiennent également leur influence par le biais des écoles. La plupart des écoliers catholiques et protestants sont scolarisés dans des réseaux éducatifs parallèles 3.
Entre Eglises et partis politiques, les rapports sont marqués à la fois par une forte rivalité, et par une indissociabilité due aux liens tissés durant l’histoire de l’île. Les Eglises se veulent en effet des acteurs politiques à part entière, et les représentants d’une communauté dont elles défendent les intérêts. Ce leadership est en grande partie accepté par la population, en particulier dans le domaine moral. Mais la tâche s’avère parfois délicate lorsqu’il s’agit de représenter les opinions les plus extrêmes des deux communautés, qui sont en contradiction avec les principes et les valeurs religieuses. Les différentes Eglises représentent plutôt une sorte d’opinion « moyenne » de leur communauté. Par exemple, l’Eglise catholique est confrontée depuis longtemps au problème du soutien populaire aux militants de l’Ira, dont elle condamne les activités. De la même manière, les opinions les plus radicales de la communauté protestante ont été prises en charge par Ian Paisley, qui a créé à cet effet à la fois un parti et une Eglise, la Free Presbyterian Church (elle compte aujourd’hui quelque 20.000 membres).
Les relations entretenues par les milieux religieux et politiques expliquent la réutilisation des discours religieux sur la scène politique, en particulier dans leurs schémas narratifs. Un parallèle fréquent est tracé entre l’histoire des protestants et celle du peuple élu sur la terre promise, le peuple juif 4. Le mouvement nationaliste républicain est porté à élever au rang de martyrs des paramilitaires qui ont fait don de leur vie pour la « cause nationale ».
Les Eglises en Irlande du Nord jouent un rôle central non seulement dans l’identité de chaque communauté, mais également en tant qu’actrices du conflit, réel et imaginaire. Ce sont elles qui permettent à chaque communauté de maintenir sa spécificité culturelle, lui fournissant un arsenal de héros, de mythes, récits et symboles qui fondent sa différence. Et la volonté très nette de la part des organisations religieuses de se maintenir au centre de la scène politique et sociale les place en situation de concurrence avec les partis politiques. Même si le conflit nord-irlandais n’est pas une querelle théologique, l’histoire de l’île a fait des Eglises les institutions à partir desquelles la plupart des discours sur le conflit naissent et se régénèrent, mais aussi des lieux potentiels de construction et de diffusion d’un nouvel imaginaire de réconciliation, nécessaire pour que les deux communautés apprennent enfin à vivre en paix.
1 / L’assemblée de partage du pouvoir est en effet suspendue depuis octobre 2002, suite à une affaire d’espionnage qui aurait été orchestrée par l’Ira. Les récentes élections de novembre 2003, ayant vu la victoire des plus radicaux des deux communautés, le Sinn Féin et le Dup, n’ont à ce jour pas permis le déblocage du processus.
2 / Voir notamment Claire Mitchell, Boundaries of Belonging and Belief: The Politics of Religion in Northern Ireland, Aldershot, Ashgate, 2004.
3 / Il existe certes des écoles multi-confessionnelles, dites « intégrées », mais elles n’accueillent que 2% environ des écoliers du primaire et du secondaire.
4 / Voir Terence P. McCaughey, Memory and Redemption, Church, Politics and Prophetic Theology in Ireland, Dublin, Gill and Macmillan, 1993, pp.18-39.