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Envisager le travail comme un soin aux autres et à la planète : serait-ce une piste pour en faire un levier de la transition écologique et solidaire ? Entretien croisé entre un professionnel du soin et un spécialiste du management.
Penser le travail comme soin, n’est-ce pas aller à contre-courant de ce que l’on observe aujourd’hui ?
Marcel Jaeger – Il importe de distinguer le « care » et le « cure ». L’un des reproches adressés au travail social est de se focaliser sur les individus dans une approche curative, de réparation. Mais aujourd’hui, les travailleurs sociaux et les professionnels de santé raisonnent plutôt à partir de des termes « accompagnement » et « prévention ». Appliqué aux enjeux écologiques, l’accompagnement vise à guider les personnes vers une prise de conscience. Et la prévention permettra d’inscrire dans la durée les actions qui en découleront, liées à la qualité de l’alimentation, aux relations avec les autres, au cadre de vie, aux conditions de travail, de logement, à l’accès aux soins, à la vie culturelle…
Pierre-Yves Gomez – Le paradoxe est réel, avec d’une part un travail de plus en plus normalisé (avec des résultats chiffrés pour répondre aux attentes du marché) et, d’autre part, la demande d’une prise en compte individuelle des personnes au sein de l’entreprise. Depuis une dizaine d’années se développe une hyper-personnalisation de la relation au client : on ne vend plus simplement un objet ou un service mais une expérience à vivre. Et les salariés ont le même type d’exigence vis-à-vis de leur « expérience collaborateur ». Cet individualisme est très présent chez les jeunes générations, habituées à hypertrophier la dimension subjective de leur travail, à tenir compte de leurs émotions.
M. Jaeger – Ce qui rend le travail social et les actions de santé difficiles, c’est que l’on attend des professionnels qu’ils répondent au plus près aux besoins des personnes, tout en étant confrontés à des événements d’ordre climatique auxquels personne n’était préparé : la canicule de 2003 – qui a entraîné 15 000 décès, dont la moitié dans des institutions – a constitué un véritable choc et le début d’une prise de conscience. On a souligné le manque d’effectifs et un défaut de formation, mais ce fut aussi l’occasion d’interroger le type de relation que des professionnels du soin et de l’accompagnement social ont avec des personnes en difficulté. À tel point que le « Plan de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale » de 2013 consacrait un paragraphe à la nécessité de « refonder le travail social ». Il existe toujours une tension, dans le secteur social et médico-social, entre une approche technicienne, qui valorise l’expertise, et une sensibilité aux questions environnementales, au nom de la responsabilité sociale et environnementale des institutions.
Il existe une tension entre une approche technicienne, qui valorise l’expertise, et une sensibilité aux questions environnementales.
Penser le travail ainsi implique-t-il de considérer comme du travail tout un pan d’activités « invisibles » (dans un cadre familial ou bénévole) ?
M. Jaeger – Dans le monde du soin et de l’accompagnement social, deux types d’acteurs émergent : d’abord, les personnes elles-mêmes, qui ne se satisfont plus du statut d’usager et souhaitent se faire entendre, contribuer aux décisions, et c’est là un véritable levier pour le changement des cultures professionnelles ; et les « aidants informels » (les bénévoles, la société civile…), qui sont plus ou moins reconnus pour leurs savoirs expérientiels. On assiste ainsi à un effacement des frontières entre le monde clos des « corporations » professionnelles et une pluralité d’intervenants du social extérieurs au monde des qualifications reconnues par des conventions collectives ou par le statut de la fonction publique.
L’un des défis réside dans la formation des bénévoles, pour les aider à trouver l’attitude qui convient. Certains peuvent être trop fusionnels ou ne pas prendre toute la mesure de la situation de la personne accompagnée. La question se pose d’ailleurs aussi bien pour les aidants que pour les patients, qui développent des compétences nouvelles pour faire face à la maladie. Des patients atteints du sida, d’un cancer ou d’une autre maladie chronique apprennent à maîtriser de manière précise un protocole de soin, à coordonner les acteurs de santé qui les accompagnent. L’Université des patients a fait le pari d’offrir aux personnes concernées par de graves difficultés des perspectives professionnelles nouvelles, basées sur leurs compétences. Mais cette perspective est aussi très déstabilisante pour les personnels, qui peuvent se sentir remis en cause ou craindre une déqualification de leur métier. Il est nécessaire de réfléchir à ce qu’est le travail social aujourd’hui, de créer des lieux pour débattre sereinement de ses évolutions.
Entre 2013 et 2015 se sont tenus des États généraux du travail social, à la suite desquels a été accolée à la notion de « travail social » celle de « développement social ». Autrement dit, il s’agit désormais d’aller au-delà de la notion de participation des personnes au sens classique du terme. L’objectif n’est plus seulement pour elles de « prendre part », mais d’être réellement impliquées dans des processus de décision, de développement du pouvoir d’agir1. Mais lorsqu’on se place sur le terrain des relations de pouvoir entre les acteurs, chacun et chacune est confronté à de la méfiance, à de la compétition. C’est pour cela qu’il me semble important de raisonner en termes d’implication : implication dans le travail et dans la relation à autrui. Dans le secteur social, nous réfléchissons beaucoup en termes de solidarité par les droits : les travailleurs sociaux aident les personnes à accéder à leurs droits. Mais peut-on en rester à une approche juridique et technique ? Il faut aussi penser en termes de solidarité par l’engagement et injecter une culture du bénévolat dans le monde professionnel. Avec le risque de ne plus voir les lignes de démarcation qui nous étaient familières…
P.-Y. Gomez - Les personnes évoquées sont confrontées frontalement à la vie et à la mort, aux effets directs du soin qu’elles apportent. Or dans le monde actuel, la plupart des personnes ne voient jamais le client final, celui qui va bénéficier du produit ou du soin qu’elles ont contribué à réaliser. Les problèmes viennent de cette grande distance entre le travail effectué et ses effets sur les éventuels bénéficiaires.
Les problèmes viennent de cette grande distance entre le travail effectué et ses effets sur les éventuels bénéficiaires.
Repenser le travail est très abstrait. À mes yeux, la question serait plutôt : qu’est-ce qui permet à un acteur de se sentir solidaire de ce qui se passe tout au long de la chaîne de production ? Cela nécessite de regarder de près ce que font effectivement les acteurs : quelles sont les contraintes matérielles, les normes auxquelles ils sont confrontés, les intermédiaires qui allongent la chaîne de production et affaiblissent peut-être le sentiment de leur utilité. Dans une usine automobile, par exemple, les travailleurs sont soumis à de fortes injonctions de rentabilité, en même temps qu’à une préoccupation nouvelle pour les conséquences sociales, sociétales et environnementales de ce qu’ils font. Mais comme cela passe par une série complexe et longue de médiations, ils se sentent quasiment impuissants à agir dans le sens d’une responsabilité sociale. La demande de rentabilité, elle, est directe.
C’est la division du travail qui explique, pour une large part, la dégradation de l’environnement : chacun n’est responsable que d’un tout petit bout de la chaîne et finit par ne se sentir responsable de rien. Aujourd’hui, le directeur RSE (responsabilité sociétale des entreprises) cherche à faire évoluer les choses en réintégrant les conséquences du travail en miettes sur la réalité environnementale. Mais il est souvent déconnecté du reste de la hiérarchie. Pourtant, des entreprises, même financiarisées, peuvent avoir un intérêt à ce que les conséquences sociales et environnementales de leur activité soient davantage prises en compte tout au long de la chaîne. Tant que les objectifs de RSE ne seront pas traduits concrètement en objectifs et en ratios, en concurrence directe avec les objectifs économiques et financiers, on n’avancera pas sur ce point.
À cause de la division du travail, chacun n’est responsable que d’un tout petit bout de la chaîne et finit par ne se sentir responsable de rien.
Quant au travail non professionnel, qui représente 50 % de l’activité humaine et un tiers du produit intérieur brut (PIB), il n’est pas comptabilisé dans les statistiques économiques2. Les activités de soin auprès d’enfants ou de personnes âgées qui s’exercent au sein des familles ne sont pas considérées comme du travail ; or, c’est bien du travail de soignant. La preuve, c’est que s’il n’est pas accompli, il faut recourir à du personnel professionnel pour le réaliser. Nous sortons d’un siècle d’« économicisme », où tout ce qui n’était pas de l’emploi n’était pas considéré, valorisé. Cela pose une question économique, notamment si on veut connaître la richesse réelle d’un pays : il faudrait savoir ce que produisent les solidarités sociales. Mais au-delà, c’est la reconnaissance sociale des personnes qui se joue là. Curieusement, on observe aujourd’hui une tendance à la déconsidération du travail professionnel et une considération plus importante du travail non professionnel : c’est désormais en dehors du travail que l’on cherche du sens. L’enjeu est de revaloriser le travail professionnel et ses implications politiques, afin qu’il ne soit pas quelque chose d’accessoire en termes d’épanouissement personnel et de recherche de signification.
Quels sont les freins qui empêchent que le travail soit réellement au service des autres et de la planète ?
M. Jaeger – Il existe plusieurs freins : le poids des contraintes économiques – et une approche politique un peu frileuse –, mais aussi les cultures professionnelles : l’attraction exercée par la technique, la culture de l’entre-soi. Les cadres ont ici un rôle important à jouer dans la formation et l’accompagnement pour faire évoluer les mentalités professionnelles, quand les discours identitaires rendent difficiles une approche plus large de la solidarité. Et la question des changements climatiques et celle plus globale des risques ne sont guère au centre du travail social.
P.-Y. Gomez – Les attentes à court terme pèsent en effet toujours plus que les résultats attendus sur le long terme. Et ce déséquilibre risque de s’aggraver, car toutes les tensions économiques poussent au « court-termisme ». Ce point particulièrement inquiétant se trouve renforcé par l’individualisme narcissique que j’ai évoqué : le fait de se centrer sur ses émotions, son destin individuel. Il peut aussi bien pousser certains à s’engager pour l’environnement de manière presque puritaine (par le régime alimentaire, le rapport au travail, etc.), ou, à l’inverse, les pousser à vivre une certaine désinvolture vis-à-vis de ces enjeux, au profit d’une jouissance immédiate.
On ne peut pas négliger ici le rôle des communautés d’appartenance : elles donnent du sens à l’engagement, même quand il reste individuel. Or c’est une communauté qui définit ce qu’est le care. L’attention portée aux personnes dépend fortement de la culture de la communauté humaine dans laquelle on s’inscrit : celle de l’entreprise, de l’établissement de santé… Ainsi, « prendre soin » de quelqu’un, ce pourra être, pour certains, le tuer dès qu’il souffre et, pour d’autres, prolonger sa vie le plus possible. La question du « pourquoi ? » doit donc être posée et elle se pose toujours de manière communautaire.
Ainsi, « prendre soin » de quelqu’un, ce pourra être, pour certains, le tuer dès qu’il souffre et, pour d’autres, prolonger sa vie le plus possible.
Quels seraient les leviers à mettre en place ?
P.-Y. Gomez - Hors du cadre professionnel, de plus en plus de personnes utilisent les mêmes outils qu’au travail, mais dans des espaces collaboratifs en ligne par exemple (forums de santé, sites d’échanges de biens ou d’idées, wiki…), où s’échangent des quantités d’informations. Cette collaboration échappe largement au monde professionnel. Quand on est malade, on regarde ce que d’autres patients atteints des mêmes symptômes disent en ligne, avant – ou au lieu – d’aller consulter un médecin. Cela représente un volume d’heures de travail énorme et une vraie création de valeur qui échappe au marché.
De la même manière, l’essentiel des réflexions et des actions collaboratives qui concernent le soin de la planète et des personnes se fait bénévolement, en ligne. Partager des informations sur un produit, sur une maladie, répondre précisément à des questions sur un forum, n’est-ce pas une manière de participer à la vie collective, de prendre soin des autres, en créant aussi des communautés de patients ?
M. Jaeger – La notion d’« exposome », introduite dans la loi de santé publique du 26 janvier 20163, a laissé tout le monde perplexe ! Mais elle devrait nous aider : il s’agit de prendre en compte les effets produits par l’exposition de l’organisme sur un temps long à des éléments environnementaux nocifs. Cette prise en compte des enjeux climatiques est venue d’abord à l’initiative de la Fédération nationale avenir et qualité de vie des personnes âgées (Fnaqpa), et non du secteur de la petite enfance. C’était le tout début d’une prise de conscience chez les professionnels de l’aide à autrui.
Dans le travail social, la préoccupation actuelle est de retrouver des valeurs humanistes et démocratiques, présentes aux origines. Ce qui renvoie à la question du type de société dans lequel on souhaite s’inscrire. Tout le monde semble désemparé quand il s’agit de savoir ce qui peut faire vivre ensemble des individus. Les valeurs qui semblaient les plus élémentaires sont remises en question aujourd’hui. Et nous risquons de retrouver, par certains aspects, l’hygiénisme du XIXe siècle, avec une représentation idyllique d’une nature retrouvée, au prix du renvoi des individus à leur propre responsabilité.
Propos recueillis par Aurore Chaillou et Louise Roblin.
1 Cf. l’entretien avec Yann Le Bossé, « Le pouvoir d’agir à la rescousse », Revue Projet, n° 363 [NDLR].
2 Cf. l’article de Paul Dembinksy et Hannah Soissons dans ce numéro.
3 Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (1), Journal officiel, n° 0022.