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Protéger notre maison commune Une expérience argentine

Cuidadores de la casa común
Cuidadores de la casa común

En Amérique latine, beaucoup de jeunes ne trouvent pas leur place sur le marché du travail ou rejoignent, faute de mieux, les réseaux criminels du narcotrafic. En Argentine, le programme « Protecteurs de la maison commune », inspiré par l’encyclique du pape François, leur montre qu’un autre travail est possible, un travail rémunéré, au service de la Terre.


Près de 190 millions de personnes sont au chômage dans le monde, 2 milliards survivent grâce à l’économie informelle, 300 millions vivent dans la pauvreté et près de 3 millions meurent chaque année de maladies professionnelles1… Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), 344 millions d’emplois devraient être créés d’ici 2030 pour mettre fin au chômage. Mais nombre de gouvernements sont bien incapables de garantir l’emploi et le chômage augmente chaque mois.

En Amérique latine, pour survivre, nombre de jeunes rejoignent les réseaux des narcotrafiquants, entrant ainsi dans un style d’emploi soumis à un État parallèle (à côté d’un État de droit garant de la propriété privée et d’une accumulation sans limites) qui leur promet la vie. Mais cette vie n’est ni bonne pour tous, ni assurée de durer. Au Mexique, cet État parallèle a déjà fait des dizaines de milliers de victimes. Ainsi, en marge du néolibéralisme, l’emploi informel continue de progresser dans des conditions criminelles.

Partout dans le monde, la mondialisation rend poreuses les frontières géopolitiques et dresse d’autres frontières sociales. La corruption politique et le poids de certains médias ont fait de la démocratie un référendum permanent sans la médiation de partis politiques. Les travailleurs, aujourd’hui au chômage ou précarisés, ont perdu leur capacité d’organisation, ce qui grève la formation de structures capables de défendre leurs droits. Au Brésil ou en Argentine, les classes ouvrières ont fini par élire des candidats qui ignorent leurs besoins. Mais c’est aussi en Europe et aux États-Unis que l’on voit des gouvernements « gestionnaires » restreindre, ou tenter de le faire, les droits sociaux ou ne plus les respecter.

Dans un contexte où le néolibéralisme s’étend au monde entier, penser chacun de son côté des stratégies de travail digne n’a pas beaucoup de sens. Ce qui a fonctionné au XXe siècle, les syndicats, par exemple, ne fonctionne plus au XXIe siècle. L’action des travailleurs mis au rebut devrait être mondiale. Que ce soit en Amérique latine, en Asie, en Afrique, en Europe ou en Amérique du Nord, penser l’avenir du travail implique de considérer à la fois les taux de chômage et les nouveaux visages que prend l’emploi informel. Les deux phénomènes sont tout aussi scandaleux pour le travailleur : il est urgent d’inventer de nouvelles formes de travail, pas nécessairement salariées, mais rémunérées, qui engagent l’État. Cela implique de réfléchir aux moyens d’arracher des jeunes vulnérables au crime organisé ou d’insérer des diplômés qui ne trouvent pas d’emploi. Et de donner leur place à d’autres modes d’organisation sociale, tels que les mouvements populaires.

Travail et « théologie du peuple »

La cause du chômage, selon Laudato si’2, l’encyclique dans laquelle le pape François analyse les causes de la crise écologique, c’est la prégnance du paradigme technocratique qui va de pair avec une culture du déchet. Jamais autant de richesses n’ont été produites, mais jamais elles n’ont été concentrées entre les mains d’un si petit nombre. La richesse est aujourd’hui perçue comme bonne en soi et la pauvreté comme une punition. C’est ce qu’affirme en Amérique latine la « théologie de la prospérité »3, qui, au Brésil, a permis à Bolsonaro d’accéder à la tête du pays. Or la cause de la pauvreté n’est pas, selon les analyses de l’économiste Thomas Piketty4, dans la productivité, les salaires ou les taux de chômage, mais dans les modes obscènes d’accumulation du capital, et c’est bien un facteur culturel.

À la fin du XIXe siècle, l’encyclique Rerum novarum (Léon XIII, 1891) dénonçait les conditions calamiteuses faites aux travailleurs, leur exploitation par des hommes d’affaires égoïstes, rendue possible par l’absence d’institutions protégeant leurs droits. Au XXe siècle, le syndicalisme, organisé à l’échelle locale et à l’échelle internationale, a obtenu la reconnaissance de droits sociaux. Aujourd’hui, l’OIT et la doctrine sociale de l’Église (avec Laudato si’) parlent d’un chômage structurel et posent le défi de penser l’avenir sur la base d’un travail décent et digne.

Laudato si’ ne parle pas tant des employeurs ou des travailleurs, comme l’ont fait les encycliques sociales précédentes, que des pauvres et d’un paradigme technocratique qui fonde la « culture du déchet » (Laudato si’, 20, 43). Une culture qui conduit à une crise écologique dont les premières victimes sont les pauvres, parce qu’ils passent du statut de travailleurs exploités à celui de marginalisés et vivent dans les zones les plus vulnérables. Plutôt que de parler du travail décent, Laudato si’parle de la dignité des pauvres. Selon la « théologie du peuple », le courant argentin de la théologie de la libération latino-américaine, les pauvres sont toujours des travailleurs : même au chômage, ils doivent faire quelque chose pour survivre jusqu’au lendemain. Travailler dans des conditions indignes pour survivre est leur destin dans le système économique actuel. Par conséquent, mettre fin à la pauvreté passe par une modification profonde des relations mercantilisées et monétarisées qui déterminent le travailleur. Selon la théologie du peuple du pape François, quand le travailleur pauvre cesse d’être employé, il ne perd pas sa condition de travailleur : s’il le faisait, il perdrait sa dignité humaine, puisque le travail est la manière dont l’être humain développe et manifeste son essence. C’est ce qui explique au XXIe siècle l’émergence de nouvelles formes d’organisation des chômeurs, alternatives aux syndicats qui, au XXe siècle, se sont battus pour le travail décent. Aujourd’hui, les travailleurs mis au rebut s’organisent au sein des mouvements populaires et exigent quelque chose de plus basique encore que des conditions de travail décentes : l’accès à la terre, un toit, du travail.

Éradiquer la pauvreté en créant un autre rapport au travail nécessite une véritable conversion culturelle qui redonne toute leur légitimité aux institutions politiques, aux syndicats, aux mouvements sociaux, aux universités, aux entreprises, aux organisations non gouvernementales (ONG). Face au défi de la transition écologique, il s’agit de passer d’une culture de mort à une culture de la rencontre (cf. Evangelii gaudium, 220). Cette conversion concerne le système économique, mais aussi le système politique gangréné par la corruption, le système scientifique de même que le système religieux.

« Le XXIe siècle, alors qu’il maintient un système de gouvernement propre aux époques passées, est le théâtre d’un affaiblissement du pouvoir des États nationaux, surtout parce que la dimension économique et financière, de caractère transnational, tend à prédominer sur la politique » (Laudato si’, 175). Mais quand l’État n’est plus le garant de la dignité humaine exprimée à travers le travail, bien des travailleurs se trouvent mis au rebut. L’enjeu est de leur permettre de devenir des protecteurs de la « maison commune » (expression couramment utilisée par le pape François pour désigner la Terre) : ce sont eux qui peuvent être les initiateurs d’un processus de transition écologique, qui passe notamment par un changement du système de rémunération et du système éducatif.

Devenir les protecteurs de la maison commune

Un programme social qui confie aux travailleurs mis au rebut la fonction de prendre soin de la maison commune, dans des conditions de vie et de travail décentes et avec une rémunération équitable, est une alternative. C’est ouvrir de nouvelles perspectives pour des jeunes qui pourraient se laisser tenter par l’offre d’emploi informel, notamment les réseaux mafieux. C’est reconnaître une grande partie du travail invisible (bénévole, domestique, etc.). C’est, également, une manière de réorienter les emplois qui portent atteinte à la maison commune.

En Argentine, l’expérience « Cuidadores de la casa común », « Protecteurs de la maison commune », a débuté en 2015, à l’initiative de Monseigneur Jorge Lugones, l’actuel président de la Commission épiscopale de la pastorale sociale argentine, en réponse à Laudato si’. Elle réunit plusieurs institutions : universités, syndicats, mouvements sociaux, gouvernement, entreprises, ONG et Église catholique. Le programme est constitué d’équipes de travail intergénérationnelles et interdisciplinaires, rassemblées dans un réseau et présentes dans seize états argentins. L’objectif ? Recruter des jeunes de 16 à 24 ans risquant d’être récupérés par les réseaux mafieux ; les former à un travail de soin de la maison commune ; créer, pour eux, des emplois salariés au sein de projets relatifs à l’écologie. Ces emplois sont financés grâce à des subventions gouvernementales et au soutien d’entreprises et de syndicats locaux ou internationaux. Depuis sa mise en place, 25 000 jeunes sans emploi ont déjà participé au programme.

Le fait d’être reconnus comme travailleurs, de se voir confier des responsabilités, permet aux jeunes de retrouver leur dignité et de se sentir utiles dans un système qui jusque-là les rejetait. Le manque de travail ne résulte pas d’un manque d’argent, mais d’une priorité donnée à l’accumulation. En modifiant notre conception du travail et de la rémunération, d’autres types d’emplois et une autre redistribution de la richesse sont rendus possibles.

Première étape du programme, la formation, qui dure trois mois, est assurée au sein des universités et des syndicats. Chaque jeune qui suit les cours reçoit sur son compte bancaire 5 000 pesos argentins, l’équivalent d’une centaine d’euros. Après cette formation, différents projets sont présentés aux jeunes : ils concernent la gestion de l’eau, la culture d’aliments sains, le développement de nouvelles sources d’énergie ou encore le tourisme. Les jeunes décident alors s’ils veulent poursuivre et, si oui, dans quel projet. L’étape suivante est celle de la recherche-action et du travail au service de la maison commune à proprement parler. La rémunération des jeunes double alors et le travail est quotidien. Les universités et les syndicats fournissent les formateurs et les projets de recherche-action au sein desquels seront créés les emplois.

Le programme devient ainsi un « écosystème d’apprentissage tout au long de la vie5 ». Face à la nouvelle situation mondiale du travail, les programmes universitaires sont devenus désuets. Les débouchés proposés vont à l’encontre d’une économie durable et ils s’inscrivent dans un modèle technologique qui ne peut offrir des emplois que dans les pays industrialisés à la pointe. Les jeunes chercheurs qui, malgré leurs diplômes, se retrouvent au chômage, ont ici la possibilité de présenter des projets et des cours aux autres jeunes du programme et de recevoir des subventions pour leur mise en œuvre.

Le programme des Protecteurs de la maison commune cherche à engager un processus de transition écologique qui implique en même temps une conversion culturelle. Le dialogue tripartite entre le gouvernement, les universités, les syndicats et les mouvements sociaux est essentiel pour lancer ce processus. Le programme est ainsi une mise en œuvre effective de la culture de la rencontre. Il montre aux travailleurs précaires que travail rémunéré ne va pas nécessairement de pair avec exploitation et conditions indécentes. Il peut aussi signifier formation, empowerment, rémunération stable. Voir le travail comme un lieu où s’exerce la responsabilité de protéger la création va au-delà de penser le travail décent. Travailler comme protecteur de la maison commune et être payé pour cela est une activité digne, qui peut mettre en mouvement les travailleurs à la recherche d’alternatives face aux changements technologiques. Si le programme est né dans une culture spécifique, il peut être adapté à d’autres contextes.

Cet article a été traduit de l’espagnol par la rédaction de la « Revue Projet ».

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1 Commission mondiale sur l’avenir du travail, « Travailler pour bâtir un avenir meilleur », Organisation internationale du travail, 2019.

2 Ceras (dir.), Lettre encyclique Loué sois-tu ! (« Laudato si’») du pape François (édition présentée et commentée sous la direction des jésuites du Ceras, avec guide de lecture), Lessius 2016, [2e édition revue et corrigée, 2015]. Les chiffres entre parenthèses renvoient à l’un des 246 paragraphes de Laudato si’.

3 La théologie de la prospérité, développée aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 par des pasteurs pentecôtistes, place sur le même plan le salut et le succès matériel [NDLR].

4 Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.

5 Commission mondiale sur l’avenir du travail, « Travailler pour bâtir un avenir meilleur », op. cit.


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