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Du coût du progrès technologique en agriculture L’exemple des Philippines

Cultivateurs de maïs philippins © Andres Ignacio
Cultivateurs de maïs philippins © Andres Ignacio

La pauvreté frappe les petits producteurs de maïs philippins. L’introduction des OGM a accru leur dépendance aux financeurs et entravé leur résilience aux catastrophes climatiques. On ne pourra guérir les blessures infligées à la société et aux sols qu’en sortant d’une logique purement marchande.


L’urbanisation augmente : en 2017, 45 % des habitants de la planète vivaient en milieu rural, contre 60 % en 19801. Cet exode rural est dû à l’absence de perspectives économiques dans les campagnes. Deux tiers des trois milliards de ruraux vivent dans les pays en développement (environ 475 millions de ménages) et travaillent sur des lopins de terre d’une surface inférieure à 2 hectares2. La pauvreté de nombre de ces petits fermiers les condamne à une insécurité alimentaire. Un accès limité aux marchés et aux services les oblige à exercer d’autres activités informelles afin d’améliorer leurs maigres revenus. Par ailleurs, pour des pays exposés aux conséquences des catastrophes naturelles et des crises économiques, l’activité agricole s’avère souvent très risquée : peu d’efforts sont entrepris pour amortir l’impact de ces perturbations sur les familles et leur permettre de survivre aux périodes de vaches maigres. Aussi bien, les opportunités qui pourraient s’ouvrir au niveau local pour les jeunes sont de plus en plus limitées, en particulier dans les zones rurales périphériques.

L’exode rural est dû à l’absence de perspectives économiques dans les campagnes.

Le maïs : un gouffre pour les agriculteurs

Les Philippines ont bataillé dur au cours des trente dernières années pour recouvrer un certain niveau d’intégrité politique après presque vingt ans de dictature. Sous le président Ferdinand Marcos, le pays était marqué par l’absence de liberté de parole, la corruption, l’oppression et une croissance entravée. Il s’est lentement redressé et a acquis une reconnaissance mondiale grâce à un regain économique extrêmement dynamique. Pourtant, les récents changements politiques et l’arrivée au pouvoir de Rodrigo Duterte menacent à nouveau ces avancées avec, semble-t-il, un retour aux violations des droits humains.

La pauvreté est redevenue un souci croissant dans l’ensemble du pays, particulièrement dans le secteur agricole3 : en 2009, la pauvreté touchait 57 % des ménages agricoles, soit trois fois plus que les non agricoles (17 %)4. 89 % des exploitations du pays ont une superficie inférieure à trois hectares et 64 % d’entre elles disposent de moins d’un hectare5. L’évolution des tendances de l’agriculture philippine dépend aujourd’hui des marchés internationaux.

On l’observe en particulier avec l’introduction dans le pays de variétés de maïs à haut rendement : des variétés hybrides d’abord dans les années 1990, puis des variétés génétiquement modifiées à partir de 20026. Les surfaces cultivées en maïs à haut rendement se sont depuis fortement étendues. Elles représentent désormais presque un tiers de la production totale aux Philippines7. Celle-ci est excédentaire et continue d’augmenter, mais les bénéficiaires de cette croissance ne sont pas les petits exploitants. C’est désormais la culture génétiquement modifiée qui est la plus répandue aux Philippines, la production culminant à 7,7 millions de tonnes en 2014, et 70 % du maïs produit est une variété génétiquement modifiée jaune destinée au bétail fournissant de la viande aux plus aisés8.

C’est désormais la culture de maïs génétiquement modifiée qui est la plus répandue aux Philippines.

Les recherches et innovations se sont beaucoup développées ces dernières décennies, générant une augmentation significative de la productivité par rapport aux variétés et méthodes de culture conventionnelle. Si elles recèlent de vrais potentiels pour nourrir une population mondiale qui croît de façon fulgurante, la question de la pauvreté des ménages agricoles demeure lancinante.

Sur les hauts plateaux des Philippines, les cultivateurs de maïs affrontent les conditions les plus difficiles du pays. La plus grande partie du maïs est plantée dans des zones exposées à une forte érosion, en particulier lors des pluies de mousson et des typhons, phénomènes qui se produisent de façon de plus en plus désordonnée avec le changement climatique. Les sécheresses qui anéantissent toute la récolte sont également très dures pour les petits cultivateurs. Les ménages se consacrant essentiellement à la culture du maïs (64 %) sont encore plus touchés par la pauvreté que les paysans pratiquant d’autres cultures. C’est aussi dans ce secteur que la précarité alimentaire est la plus forte (37 %) et que les ménages sont les plus dépourvus en services de base comme l’eau potable et l’électricité.

Les coûts du progrès technique

Ce qui a émergé, c’est une agriculture industrielle basée sur l’utilisation du glyphosate, devenu l’herbicide agrochimique le plus répandu dans le monde. Afin de rendre les cultures résistantes au produit, on en a modifié la structure génétique, les altérant au niveau cellulaire et en faisant des organismes génétiquement modifiés (OGM). Il en résulte de « super récoltes » nécessitant beaucoup moins de maintenance et d’intrants.

Toutefois, la technologie OGM n’est pas bon marché ! Planter un hectare en maïs OGM coûte entre 550 € et 585 € selon la qualité des semences utilisées. Cette somme comprend tous les intrants nécessaires ainsi que les coûts associés à la réussite de la récolte : achat de semences brevetées, d’engrais, de glyphosate et main-d’œuvre. Lorsqu’une excellente récolte coïncide avec un très bon prix de marché, le bénéfice peut atteindre le triple de l’investissement initial. De quoi séduire n’importe quel fermier et l’amener à se lancer dans une activité offrant un tel potentiel lucratif.

Lorsqu’une excellente récolte coïncide avec un très bon prix de marché, le bénéfice peut atteindre le triple de l’investissement initial.

Quand les financeurs s’en mêlent

Cependant, même avec des rendements aussi élevés, cet investissement est généralement hors de portée d’un paysan philippin pauvre ne disposant que d’un à deux hectares de terre. Pour vendre leur technologie, des négociants et des financeurs fournissent aux paysans les capitaux dont ils ont besoin. Les fermiers sont ensuite tenus de vendre leur récolte directement aux financeurs.

Cette méthode a remporté un énorme succès, bien qu’elle soit assortie de taux d’intérêt compris entre 5 % et 10 % par mois, soit 20 % à 40 % pour un cycle de culture de quatre mois. Or nombreux sont les risques pesant sur l’agriculture de montagne : météo défavorable, volatilité des prix de marché et infestations parasitaires. Et, finalement, c’est bien le fermier qui absorbe toutes les pertes. Il contracte alors des dettes qu’il est incapable de rembourser à ses financeurs (lesquels bénéficient par ailleurs de traitements préférentiels accordés par les semenciers et l’industrie chimique). Entre-temps, pour survivre, il travaille comme journalier sur sa propre terre, payé par les financeurs qui en ont pris le contrôle.

Généralement, les terres des petits exploitants agricoles de montagne appartiennent officiellement à l’État. Pour sécuriser l’accès à la terre des habitants des zones montagneuses (comme les peuples indigènes), des certificats de propriété de domaine ancestral (certificate of ancestral domain titles) et des accords communautaires de gestion forestière (community based forest management agreements) ouvrant aux habitants des conventions foncières valables cinquante ans ont été délivrés dans les années 1990 et 2000. Mais ces accords, conclus à petite échelle, n’ont pas suffi à améliorer la vie des habitants de manière significative, en l’absence de garanties aux communautés et de soutien du gouvernement. L’économiste péruvien Hernando de Soto Polar a montré que la délivrance aux pauvres de titres d’occupation de petites propriétés pourrait libérer un capital dormant et leur permettre de participer au marché9. Mais, pour que cette approche soit vraiment efficace, il faut que les populations rurales puissent compter sur « les moyens d’éducation technique, sur des crédits, des assurances et la commercialisation10 », ce qui n’est pour l’instant pas le cas.

La délivrance aux pauvres de titres d’occupation de petites propriétés pourrait libérer un capital dormant et leur permettre de participer au marché.

Plus de glyphosate, moins d’interactions

Par ailleurs, les nouvelles pratiques associées au maïs OGM tendent à diminuer le travail humain dans le processus de culture. L’utilisation du glyphosate supprime la nécessité du désherbage manuel. Autrefois, les communautés paysannes recouraient au travail communautaire pour défricher, désherber et moissonner, les cultivateurs s’entraidant à tour de rôle sur leurs terres respectives pendant la saison de culture. Il en résultait une forte interaction entre les membres de la communauté. Les nouvelles technologies ont fait de l’agriculture traditionnelle de subsistance une entreprise individualisée, une opération à base financière. Les pratiques actuelles ont transformé le travail en marchandise et les propriétaires de fermes doivent désormais embaucher du personnel pour des travaux spécifiques comme la plantation des semences, l’épandage de glyphosate ou la moisson.

Les pratiques agricoles ont ainsi fragmenté les communautés des hauts plateaux philippins. Comme le rappelle le pape François, « l’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation avec Dieu, avec le prochain, et avec la terre11 ». Et si nous brisons l’une de ces relations, nous brisons en même temps les autres.

Du bon usage des technologies

Ainsi que l’explicite le cardinal Peter Turkson, président du Conseil pontifical « Justice et paix », « la technologie, […] n’est pas entièrement mauvaise. La possibilité technique d’accroître le rendement des récoltes a fait des merveilles pour la santé et la nutrition – pensez à la “révolution verte”. Mais le pape François montre que, totalement détachée de la morale, la technologie peut conduire à la domination sur les peuples et sur la terre, spécialement lorsqu’elle est entre les mains de personnes disposant de grandes ressources. Il en résulte alors un paradigme technocratique qui tend à dominer l’économie et la vie politique12  ».

Totalement détachée de la morale, la technologie peut conduire à la domination sur les peuples et sur la terre.

En utilisant la technologie aux dépens de l’environnement, la recherche exclusive de profits nuit gravement à l’équilibre indispensable pour une relation durable à la terre. « Dans le schéma du gain il n’y a pas de place pour penser aux rythmes de la nature, à ses périodes de dégradation et de régénération, ni à la complexité des écosystèmes qui peuvent être gravement altérés par l’intervention humaine.13 » « Voilà pourquoi aujourd’hui “tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue”14 ». S’y ajoute une dépendance forcée des paysans face à des intrants produits industriellement, qui achetés à prix d’or court-circuitent les processus naturels et appauvrissent la terre ainsi que son aptitude naturelle à se régénérer. Cette focalisation sur les gains à court terme exploite finalement les paysans.

Pour un respect de la terre et des hommes

En laissant le concept économique de maximisation de l’utilité s’imposer à notre mode de vie, nous avons engendré pour le travail agricole des problèmes si complexes qu’ils nous empêchent de tracer la limite entre le suffisant et l’excès. Cette maximisation des profits a été source d’abus à l’encontre de la dignité humaine, des droits des petits exploitants, mais aussi à l’égard de la terre elle-même. Alors qu’un tiers de la nourriture mondiale est perdu par gaspillage et qu’un être humain sur dix souffre de la faim, le vrai problème ne réside pas dans l’insuffisance de nourriture pour nourrir la population mondiale. Si l’une des principales causes de cette honteuse réalité relève du secteur de la distribution, le rôle joué par notre propre consommation insatiable est également décisif.

Croire que le monde recèle des ressources infinies nous a conduits à un moment décisif de l’histoire humaine : nous sommes confrontés à la réalité et devons procéder à une conversion majeure de nos manières d’envisager nos relations entre nous et avec la Terre. Induit par la culture de consommation, le centrage excessif sur soi empêche de participer aux relations d’empathie qui constituent pourtant le cœur de notre existence. Nous avons fragmenté notre mode de vie de façon si radicale que nous nous sommes coupés de la substance même de notre être et avons oublié nos liens à la Terre et aux gens qui, comme nous, luttent pour vivre décemment.

Nous sommes désormais appelés à redécouvrir notre humanité en cherchant ce qui suffit à vivre pleinement.

Aussi sombre que soit le tableau, il existe pourtant un chemin et nous sommes désormais appelés à redécouvrir notre humanité en vivant une vie simple, attentive à nos besoins, à ceux des autres et de la terre, en cherchant ce qui suffit à vivre pleinement. Ce changement, si simple mais fondamental, ouvre l’espérance. Une espérance qui peut nous amener à guérir les blessures que nous avons infligées à notre société et à réparer les dommages que nous avons causés à notre maison commune.

Cet article a été traduit de l’anglais par Christian Boutin.

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1 Données de la Banque mondiale, « Population rurale (% de la population totale) », 2019.

2 Sarah K. Lowder, Jakob Skoet et Saumya Singh, « What do we really know about the number and distribution of farms and family farms worldwide ? », Food and agriculture organization of the United Nations (FAO), 2014.

3 Celia Reyes, Aubrey Tabuga, Ronina Asis, Maria Blesila Datu, « Poverty and agriculture in the Philippines : trends in income poverty and distribution », Philippine institute for development studies, 2012.

4 C. Reyes et al., op. cit.

5 Philippine statistics authority, « Special report - Highlights of the 2012 census of agriculture », 2015.

6 Daniel Ocampo, Janet Cotter, « White corn in the Philippines : contaminated with genetically modified corn varieties », Greenpeace, 2013.

7 Kim Luces, « Genetically-modified crops, fastest adopted technology in recent history – study », GMA news online, 08/03/2014.

8 Perfecto Corpuz, « Philippine grain and feed situation and outlook – required report », Global agricultural information network, 2017.

9 Hernando de Soto, Le mystère du capital, Flammarion, 2005.

10 Ceras (dir.), Lettre encyclique Loué sois-tu ! Laudato si’») du pape François (édition présentée et commentée sous la direction des jésuites du Ceras, avec guide de lecture), Lessius 2016, [2e édition revue et corrigée, 2015], paragraphe 94.

11 Ibid., paragraphe 66.

12 Cardinal Peter Turkson, « Laudato si’ and the vocation of agriculture », conférence sur l’écologie intégrale, l’agriculture et la nourriture, Food and agriculture organization of the United Nations (FAO), Rome, 26/10/2015.

13 Pape François, op. cit., paragraphe 190.

14 Ibid. paragraphe 56. Il cite Evangelii gaudium, son exhortation apostolique délivrée à Rome le 24/11/2013.


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