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La « double peine » des petits producteurs ruraux

Paysans dans une rizière à Madagascar, décembre 2017. © Copyright ILO/Marcel Crozet
Paysans dans une rizière à Madagascar, décembre 2017. © Copyright ILO/Marcel Crozet

Partout, le travail des communautés rurales est affecté par le changement climatique. Souvent, un phénomène d’exclusion sociale s’ajoute à cette vulnérabilité. Mais des mouvements s’organisent pour rompre ce cercle vicieux, grâce notamment au levier de l’éducation.


Les producteurs de maïs aux Philippines, les Dalits, ces « intouchables », et les communautés tribales en Inde, les 75 % de la population en Amérique centrale luttant pour satisfaire leurs besoins alimentaires, les femmes dans les zones rurales du Burkina Faso ou du Brésil, les migrants… En raison de leur vulnérabilité économique et sociale, ces communautés marginalisées sont les plus sensibles aux changements climatiques et aux phénomènes météorologiques extrêmes (cyclones, mauvaises récoltes, vagues de chaleur, sécheresses, incendies, etc.).

En raison de leur vulnérabilité économique et sociale, ces communautés marginalisées sont les plus sensibles aux changements climatiques.

Discriminées également en matière d’aide d’urgence, de réhabilitation, d’éducation, ces populations subissent une « double peine » : à l’exposition aux perturbations environnementales s’ajoute l’exclusion sociale, et l’un ne peut être pensé sans l’autre. Nous devons prendre conscience « qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres1 ».

Le travail : point de rencontre des clameurs

« Environ 1,2 milliard d’emplois (soit 40 % de l’emploi mondial total, dont la plupart en Afrique, en Asie et dans le Pacifique) dépendent directement des services écosystémiques, et partout l’emploi dépend d’un environnement stable. […] Même dans un scénario d’atténuation efficace du changement climatique, les hausses de température résultant du changement climatique entraîneront la perte de l’équivalent de 72 millions d’emplois à plein-temps d’ici 2030 en raison du stress thermique.2 »

Il est frappant de noter que toutes les communautés vulnérables évoquées sont liées à l’agriculture. Or la part du secteur agricole dans le produit intérieur brut (PIB) diminue dans tous ces pays depuis au moins deux décennies, en même temps que les habitants qui restent sur leurs terres sont menacés par la concurrence des grandes entreprises et les nouveaux modes de production (organismes génétiquement modifiés – ou OGM –, résistance zéro aux conditions climatiques extrêmes ou aux crises sociales, etc.). Le témoignage des populations les plus vulnérables interroge fortement l’évolution capitaliste de l’agriculture et le modèle consumériste en général, qui donne la priorité aux produits plutôt qu’aux producteurs, aux bas prix plutôt qu’à la qualité des biens. On pense par exemple à l’utilisation de l’huile de palme en remplacement d’autres produits, entraînant la destruction des forêts et les dégâts que l’on sait pour les populations autochtones. Il pose aussi la question de la décence : un travail qui dégrade l’environnement et nuit aux droits et à la productivité des autres travailleurs peut-il être considéré comme décent ?

Les causes de la « double peine »

Cette situation de « double peine » résulte d’une structure sociale fondée sur la discrimination. L’inégalité, qu’elle soit ethnique ou non, est fondée sur la naissance et est toujours liée à un clair sentiment d’infériorité ou de supériorité. Les communautés vulnérables sont discriminées dans l’accès à la terre et aux ressources, d’abord. Aux Philippines, par exemple, alors même que la majeure partie de l’eau consommée dans le pays provient des hautes terres, ceux qui y habitent n’ont pas les moyens de l’acheter. Au Burkina Faso, l’extraction irresponsable des ressources et l’accaparement des terres par les compagnies minières provoquent des déplacements de communautés entières et des catastrophes écologiques. Au Kerala (Inde), les peuples autochtones sont pris pour cible quand le sol est riche en ressources. Le gouvernement a l’intention de les expulser de leurs terres pour qu’elles puissent être exploitées par les organisations capitalistes ; on leur demande de sacrifier leur lieu d’habitation pour le bien du pays, mais sans compensation adéquate. Le Parlement indien a débattu d’une loi pour obliger les entreprises extractives des ressources à partager 26 % de leurs bénéfices avec la communauté locale, mais celle-ci n’a pas encore été adoptée. Enfin, à Vale do Ribeira (Brésil), on constate une nette différenciation entre les quartiers en matière d’accès à la terre. La distinction de classe est criante entre les gros agriculteurs, acheteurs de main-d’œuvre, et ceux qui se vendent comme journaliers (dans le cas des hommes) ou travailleurs domestiques (dans le cas des femmes).

Les peuples autochtones sont pris pour cible quand le sol est riche en ressources.

Les discriminations dans l’accès au crédit renforcent la vulnérabilité économique et a fortiori la fragilité face aux conséquences d’un changement climatique. Ainsi, en Amérique centrale, le crédit est réservé aux plus privilégiés et les plus démunis financièrement (essentiellement des agriculteurs) n’ont pas les moyens de posséder des terres. Les communautés rurales sont confrontées à une diversité économique limitée et à des taux de pauvreté élevés, et l’on observe l’absence ou la faiblesse de solutions de la part des gouvernements pour répondre à leurs besoins.

Mais les discriminations concernent aussi le domaine sanitaire : les groupes menacés (comme les travailleurs migrants ou les travailleurs informels) ne sont pas protégés par les systèmes nationaux de protection sociale. Or le changement climatique affecte directement la sécurité alimentaire, augmentant les menaces pour la santé3.

Enfin, cette discrimination est un cercle vicieux, dans le domaine du travail, notamment. En Inde, le système de castes interdit aux Dalits certains emplois. Étant considérés comme « intouchables » par les autres, ils n’ont pas accès à un travail décent et font celui dont personne ne veut.

En l’absence de volonté politique de faire face à la situation sur le plan économique, social, financier, culturel et écologique, comment aborder cette question de la « double peine », en particulier pour ce qui concerne le travail4 ?

Relever le défi de l’éducation

L’éducation est un domaine d’action crucial pour promouvoir l’intégration, l’égalité et le changement culturel (on pense, par exemple, aux violences à l’égard des femmes), et les défis à relever sont nombreux. Dans tous les États de l’Inde, de nombreux enfants sont exclus de l’école à cause de leur caste ; d’autres ont pu y aller mais sont traités avec mépris et ne peuvent manger avec les autres enfants. Souvent, ils ne terminent pas leur scolarité et n’ont donc pas les compétences nécessaires pour gagner leur vie. Seuls ceux qui sont instruits sont capables de monter dans l’ordre social. L’éducation représente donc une priorité pour toutes les organisations qui s’attaquent aux problèmes sociaux et environnementaux.

Mais elle ne saurait être le moyen d’imposer des solutions à ces communautés. Elle doit leur donner les moyens de devenir des sujets de changement, en s’appuyant sur leurs propres ressources : les modes de vie locaux peuvent receler des trésors de durabilité. Aux Philippines, l’Institute of environmental science for social change a lancé un programme d’éducation conçu pour et avec la communauté autochtone, utilisant sa propre langue. L’idée est d’anticiper l’avenir et de soutenir le développement de dirigeants qui valorisent ce qu’ils ont et leur propre perspective culturelle.

Aux Philippines, un programme d’éducation a été conçu pour et avec la communauté autochtone, utilisant sa propre langue.

Quand des pratiques communautaires durables ont été perdues, l’enjeu éducatif est de réinventer des solutions résilientes, afin d’atténuer la vulnérabilité aux perturbations environnementales. Au Nicaragua et au Salvador, l’Alliance ACT, un réseau international œuvrant auprès des plus marginalisés, a engagé (en partenariat avec les Églises) la construction de communautés durables et résilientes aux impacts du changement climatique. Par exemple, trois communautés de la côte du Pacifique développent une production biologique et diversifient leurs cultures. À Vale do Ribeira (Brésil), le mouvement féministe SOF soutient, depuis 2015, un véritable projet politique qui passe par l’utilisation de l’agroécologie par des groupes de femmes dans douze municipalités5. En valorisant les formes « traditionnelles » de production et d’organisation sociale (y compris l’agriculture familiale) par rapport à l’exclusion engendrée par des formes de « modernisation », elle transforme les rapports de genre. Dans le même ordre d’idées, le module des programmes de MBA proposés aux Philippines par l’Institute of environmental science for social change permet aux étudiants de se faire une idée de l’impact de leurs décisions futures quand ils seront chefs d’entreprise.

L’enjeu éducatif est de réinventer des solutions résilientes, afin d’atténuer la vulnérabilité aux perturbations environnementales.

Plus généralement, toutes ces actions supposent d’être orientées vers un changement dans la matrice économique de la production et de la consommation, et un changement dans les modèles actuels des systèmes politiques.

Écouter avant d’agir

Mais avant toute action et tout partage d’expériences ou de connaissances, il est essentiel que chaque mouvement et organisation comprenne l’ampleur de la marginalisation dont souffrent les communautés en situation de « double peine ». Une écoute attentive est également l’occasion de constater des similitudes entre les communautés dans le monde entier. Cette écoute est le seul moyen de faire écho au témoignage des communautés, de les sensibiliser à leur situation, mais aussi d’alerter sur les arguments qu’elles apportent en faveur d’une transition sociale et environnementale. Le projet « Femmes au travail » en Inde peut être cité en exemple. Issu de l’exclusion croissante des femmes du travail rémunéré en Inde, qui entraîne une grande pauvreté et une grande vulnérabilité, le projet vise à les autonomiser, à les former au leadership, à formuler leurs problèmes et à mener leurs propres campagnes. Derrière ces projets, une croyance : si les histoires se multiplient, la situation peut changer.

Il serait aussi stimulant de nouer des partenariats entre associations et de partager les réalités que nous vivons et nos meilleures pratiques. Mais ces partenariats sont à étendre au secteur privé et aux gouvernements pour mieux soutenir les populations rurales. La communauté internationale vient d’adopter un Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières qui comprend une clause sur le changement climatique. Comment pousserons-nous les gouvernements à l’adopter, afin que les causes de la migration interconnectées puissent être traitées ?

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1 Ceras (dir.), Lettre encyclique Loué sois-tu ! (« Laudato si’ ») du pape François (édition présentée et commentée sous la direction des jésuites du Ceras, avec guide de lecture), Lessius 2016, [2e édition revue et corrigée, 2015], paragraphe 49.

2 Organisation internationale du travail, World employment social outlook, greening with jobs, 2018, p.7.

3 Ibid, p.25.

4 Cet article a été rédigé à partir d’un atelier du 29 novembre 2018 dans le cadre de la recherche-action sur le travail dans la transition écologique à laquelle a pris part le Ceras. L’atelier réunissait Denzil Fernandes (Indian social institute, Inde), Isabelle Hillenkamp (Institut de recherche pour le développement, France), Andres Ignacio (Institute of environmental science for social change, Philippines), Hyacinthe Naré (International council on clean transportation, Burkina Faso), Amélie Peyrard (International catholic migration commission, Suisse), Louise Roblin (Ceras, France) et Tania Valeska (Alliance ACT, Nicaragua).

5 Cf. l’article d’Isabelle Hillenkamp dans ce numéro.


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