Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Les statistiques actuelles ne donnent qu’une vision tronquée du monde du travail : y intégrer l’informel et l’économie domestique permettrait de rendre justice à des formes de travail aujourd’hui invisibilisées.
Nos statistiques du travail s’appuient généralement – pour des raisons historiques – sur une conception inspirée des caractéristiques du marché du travail dans les pays industrialisés durant les Trente Glorieuses. Le contrat formel d’emploi était à la fois la norme statistique et le modèle. Pourtant, si pendant les dernières décennies un tel contrat est resté la référence, la réalité a profondément changé – y compris dans les pays développés.
Aujourd’hui, la forme de travail qui sert de référence est une activité rémunérée (pas seulement un emploi), dans une entité enregistrée, couverte par la sécurité sociale et payant des contributions sociales correspondantes. Et il suffit qu’un de ces critères fasse défaut pour qu’on soit dans l’« in-formel ». Ainsi cette catégorie se définit-elle non pas en soi, mais par un ou plusieurs « défauts de forme ».
La conférence internationale des statisticiens du travail, qui se tient tous les cinq ans sous les auspices de l’Organisation internationale du travail (OIT), a commencé à se pencher sur les formes « atypiques » d’emploi, afin de mieux cerner cette notion d’« in-formalité ». Mais ce travail conceptuel et méthodologique n’a pas encore influé sur les statistiques globales. Les données actuelles ne captent pas de manière exhaustive les réalités du travail.
Les données actuelles ne captent pas de manière exhaustive les réalités du travail.
Ainsi, le récent rapport de l’OIT « Travailler pour bâtir un avenir meilleur » élaboré par la Commission mondiale sur l’avenir du travail n’a pas clairement posé la distinction entre la situation réelle du travail dans le monde actuel et l’aspiration normative – parfaitement légitime – d’offrir à tous les bénéfices de l’emploi formel.
Dans quels contextes le travail de l’humanité se déploie-t-il réellement ? En étendant le regard au-delà du « marché du travail » au sens strict et en partant des statistiques actuelles, suggérons une approche pour estimer à grands traits cette réalité1. La démarche présente quatre étapes : offrir un regard élargi sur la notion de « main-d’œuvre », approfondir la notion d’informalité et donc étendre la vision du travail au-delà de ce que captent les statistiques, expliquer, enfin, les tenants et aboutissants des résultats ainsi obtenus.
Les textes législatifs et statistiques qui ont cours au niveau mondial considèrent que les adolescents entrent dans « l’âge de travail » à 15 ans révolus pour n’en sortir qu’au moment de la mort. Cette lecture permet de dépasser la disparité des régimes – là où ils existent – en matière de retraite et d’éducation. Selon les statistiques de l’OIT, il y aurait aujourd’hui environ 5,5 milliards de personnes « en âge de travailler », soit 75 % de la population totale 2.
La population en âge de travailler (les plus de 15 ans) est ensuite répartie en deux grandes catégories : « la main-d’œuvre » (62 % du total mondial) et « le hors main-d’œuvre » (38 % du total mondial). Les situations diffèrent d’un pays à l’autre, en fonction du contexte institutionnel (l’éducation et l’âge de la retraite) et aussi en fonction du niveau de revenu par tête.
Le Japon se trouve à un des extrêmes du spectre : 40 % de la population en âge de travailler est hors main-d’œuvre, proportion parmi laquelle 58 % des personnes ont plus de 65 ans. À l’autre extrême, en Ouganda, le hors main-d’œuvre s’élève à 29 % de personnes en âge de travailler, les plus de 65 ans ne représentant que 7 % de cette proportion. Selon les pays, de telles différences sont susceptibles d’apparaître aussi dans d’autres classes d’âge.
Mais comment est opérée la répartition de la population en âge de travailler entre les deux catégories ? Dans la majorité des cas, par soustraction de la main-d’œuvre en âge de travailler, étant donné que le marché du travail est une source privilégiée des informations statistiques. Or cette méthode exclut a priori de la main-d’œuvre des parties de la population en âge de travailler, sous prétexte qu’elles n’apparaissent dans aucune des cinq « formes de travail » caractéristiques du « marché du travail » – employés, employeurs, chômeurs, indépendants et travailleurs familiaux3. Mais, on le sait bien, la grande majorité de ces personnes considérées « hors main-d’œuvre » sont en réalité actives dans l’économie domestique, au sens large et multiforme. Ainsi pourrait-on interroger le bien-fondé de cette utilisation du critère formel du marché du travail (imprécis dans nombre de pays) pour exclure une partie de la population en âge de travailler de la main-d’œuvre. D’autant plus qu’elle n’est pas en ligne avec la définition du travail adoptée récemment par l’OIT, qui va bien au-delà du seul marché du travail au sens étroit.
La grande majorité des personnes considérées « hors main-d’œuvre » sont en réalité actives dans l’économie domestique.
Comment la main-d’œuvre se répartit-elle entre les cinq « formes de travail » retenues par les statistiques4 ? Dans les pays à haut revenu – la plupart des membres de l’OCDE – 84 % de la main-d’œuvre travaille en emploi. À l’inverse, dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire inférieur, l’importance de l’emploi varie entre 25 % et 45 %. L’essentiel de la main-d’œuvre travaille soit comme indépendants, soit comme travailleurs familiaux, dans les fermes et entreprises familiales (à ne pas confondre avec le travail domestique). Ces deux dernières formes de travail (travailleurs à leur compte et travailleurs familiaux) sont – par définition – peu formalisées, notamment dans les pays en développement. Ce qui ne signifie pas toutefois que ces travailleurs appartiennent systématiquement au secteur informel.
Quelle place l’informalité occupe-t-elle selon les pays5 ? L’éventail des situations nationales fait qu’il est difficile de donner une vue d’ensemble des contextes dans lesquels l’humanité travaille. Aux États-Unis, l’informalité n’atteint pas les 20 % du total de la main-d’œuvre alors qu’elle concerne 92 % de celle-ci en République démocratique du Congo. Clairement, l’informalité est avant tout – mais pas exclusivement – une réalité rurale. Elle est présente dans toutes les formes de travail, mais avec une intensité particulière chez les indépendants et les travailleurs familiaux. Par ailleurs, aux États-Unis, plus de 10 % des salariés travaillent dans l’informalité.
L’informalité est présente dans toutes les formes de travail.
À l’échelle mondiale, l’informalité concerne 61 % de la main-d’œuvre6. Ce chiffre correspond à 38 % de la population en âge de travailler. L’importance conceptuelle de cette conclusion rappelle la place centrale que joue l’informalité en tant que contexte dominant des relations de travail. Aussi bien la notion d’informalité – souvent définie par défaut comme l’absence de formalité – doit être sérieusement approfondie pour faire émerger des catégories capables d’en mieux saisir la diversité. La réflexion autour des formes « atypiques » d’emploi est prometteuse, bien que la terminologie soit plus normative que descriptive. Cette recherche d’approfondissement autour du travail informel n’est d’ailleurs pas incompatible avec le maintien – au niveau normatif – du « contrat de travail formel » comme objectif politique ultime de la mission de l’OIT et, plus généralement, du dialogue social.
En 2013, la Conférence internationale des statisticiens du travail adoptait cette définition : « Le travail comprend toutes les activités effectuées par des personnes de tout sexe et tout âge afin de produire des biens ou fournir des services destinés à la consommation par des tiers ou à leur consommation personnelle. La définition du travail est indépendante du caractère formel ou informel ou de la légalité de l’activité.7 »
« La définition du travail est indépendante du caractère formel ou informel ou de la légalité de l’activité. »
Elle précisait ensuite les contextes – les unités économiques – dans lesquels le travail ainsi défini pouvait être accompli : « Les unités du marché (c’est-à-dire les sociétés, les quasi-sociétés, et les entreprises familiales du marché non constituées en sociétés) ; les unités hors du marché (c’est-à-dire les gouvernements et les organismes à but non lucratif servant les ménages) ; et les ménages qui produisent des biens ou des services pour leur usage final propre. »
Cette définition, très complète, est particulièrement prometteuse. Elle devrait permettre, à l’avenir, d’intégrer aux statistiques du travail les activités accomplies en dehors du marché du travail. Cependant, la mise en application de cette définition se heurte à un principe statistique bien établi selon lequel la personne est « l’unité d’analyse » (et d’enregistrement) de base. Ce qui signifie que l’activité d’une personne n’est attribuée qu’à un seul type d’unité économique, et donc que tout ce qui est réalisé en dehors de cette unité échappe aux statistiques. Or, dans la vie réelle, pendant la même journée, la plupart des personnes en âge de travailler sont actives au moins au sein de deux unités économiques : l’économie domestique et une unité du marché (ou hors du marché). Or cette réalité multiple échappe aux statistiques, entraînant une sous-estimation systématique, notamment de la place de l’économie domestique. Le même biais entache les comptes nationaux, notamment le produit et le revenu national.
Pour dégager une vue d’ensemble des contextes où l’humanité travaille, il faut partir des trois conclusions intermédiaires mentionnées. Premièrement, la définition de la main-d’œuvre est trop étroite puisqu’elle considère comme oisifs tous ceux qui sont absents du marché du travail et des formes du travail correspondantes. Deuxièmement, l’informalité, bien que définie avant tout par défaut, constitue le contexte dominant du marché du travail. Troisièmement, le choix de la personne comme unité d’analyse empêche les statistiques d’enregistrer avec la même précision le travail accompli dans tous les types d’unité d’activité économique. Dès lors, le poids de certains de ces contextes est grossièrement sous-estimé.
La définition de la main-d’œuvre est trop étroite puisqu’elle considère comme oisifs tous ceux qui sont absents du marché du travail.
Chacune de ces conclusions intermédiaires appellerait des approfondissements mais, à partir d’elles, on doit pouvoir estimer l’importance des contextes dans le travail de l’humanité. Et ce en procédant en quatre étapes. Tout d’abord, la mesure de la main-d’œuvre doit être étendue à « la main-d’œuvre réelle ». C’est-à-dire qu’elle doit tenir compte de tous ceux qui sont actifs, mais hors du marché du travail. Seules les personnes entre 24 et 65 ans ont été ajoutées à la main-d’œuvre, les plus jeunes pouvant être en scolarité, les plus âgés en repos.
La seconde étape vise à surmonter la limite imposée par le principe de la personne en tant qu’unité d’analyse et de changer d’unité pour passer de la personne à l’heure par personne. Les estimations portant sur le budget-temps des ménages (notamment en Inde, en Suisse ou en France) montrent que les personnes en âge de travailler sont actives (au sens de la définition du travail de l’OIT) environ douze heures par jour. Environ huit heures sont consacrées à leur activité principale et quatre heures à l’économie domestique8.
Les hors main-d’œuvre passent douze heures par jour dans l’économie domestique. On obtient ainsi la « main-d’œuvre réelle étendue ». Ensuite, il s’agit de répartir cette « main-d’œuvre réelle étendue » entre trois contextes d’activité : le contexte formel, le contexte informel (toutes formes de travail confondues) et l’économie domestique. Enfin, une quatrième étape sera de prendre comme référence non pas l’année, comme dans les statistiques existantes, mais la journée de travail. Le résultat obtenu donnera ainsi la répartition de la totalité du travail accompli (au sens de la définition de l’OIT) selon les trois contextes.
Le graphique ci-dessus présente les résultats de notre estimation pour le monde et dans cinq pays. Au niveau global, il en ressort que la main-d’œuvre réelle étendue consacre 48 % de son temps de travail à l’économie domestique, 32 % à la sphère informelle et seulement 20 % à l’emploi formel. Mis à part en République démocratique du Congo, l’économie domestique absorbe la plus grande part des énergies disponibles. Et l’échantillon de la diversité des situations nationales fait apparaître comment : en France, le formel et le domestique se partagent la scène, alors que les proportions sont très différentes en République démocratique du Congo, où le formel est à 5 %, le domestique à 39 % et l’informel à 56 %.
Ces ordres de grandeurs suggèrent qu’une grande part du travail humain reste aujourd’hui mal appréhendée par l’appareil statistique à cause du manque de profondeur dans la définition de l’informalité et de la mise de côté systématique de la sphère domestique – alors que son apport à l’économie, à l’harmonie sociale, au bonheur et au bien-être est largement reconnu. Il est urgent de combler ces lacunes en procédant à une révision approfondie du cadre conceptuel des statistiques du travail afin de mieux capter sa réalité sociale et économique. Le 100e anniversaire que fête l’Organisation internationale du travail tout au long de l’année 2019 devrait fournir un cadre à ce projet ambitieux !
1 Cette recherche, réalisée par l’Observatoire de la finance, à Genève, s’inscrit dans le cadre du projet « The future of work, labour after Laudato si’ », auquel participe le Ceras, qui publie la Revue Projet.
2 La base de données construite pour les besoins de cette recherche comprend 79 pays qui représentent 90 % de la population mondiale et 94 % du produit mondial brut.
3 Les travailleurs familiaux aident les membres de leur famille ayant un emploi rémunéré ou collaborent à une entreprise gérée par un membre de leur famille. Cf. Statistiques sur les relations de travail, Organisation internationale du travail, 2018.
4 Marginal au niveau global, le chômage ne fait pas partie de cette analyse.
5 Cf. la synthèse publiée par l’Organisation internationale du travail (OIT), Women and men in the informal economy : a statistical picture, 2018.
6 Ibid. Les pages 5 à 13 de la synthèse de l’OIT exposent la cascade de critères utilisés pour définir l’informalité. Cette dernière s’étend aussi aux situations d’emplois en apparence formelle, mais qui ne s’acquittent pas des charges sociales.
7 19e Conférence internationale des statisticiens du travail, « Résolution I : résolution concernant les statistiques du travail, de l’emploi et de la sous-utilisation de la main-d’œuvre », dans Rapport de la Conférence, Bureau international du travail, 2013.
8 Cf. Indira Hirway, « India’s time use data show women spend 69.03 hours on total work, men spend 62.71 hours », counterview.org, 12/04/2017 ; Michael Hermann, Lorenz Bosshardt, Gordon Bühler, David Krähenbühl, « Étude sur le temps 2017. Les Suisses et la manière dont ils gèrent leur temps », Sotomo, 2017 ; Layla Ricroch, Benoît Roumier, « Depuis onze ans, moins de tâches ménagères, plus d’Internet », Insee première, n° 1377, novembre 2011.