Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Les plates-formes de Mooc (« Massive open online courses ») nous l’annoncent : elles pourront prendre en charge des milliers d’utilisateurs consultant simultanément les mêmes ressources vidéo. « Ceci est une révolution », nous dit-on, selon l’expression consacrée des gourous de la technologie et popularisée par leur prophète à tous, Steve Jobs. Cet oracle rappelle pourtant le bon vieux téléviseur et la diffusion de masse, alors qu’on pensait l’internet capable de cibler et de personnaliser davantage.
Les plates-formes américaines (Coursera et Udacity, puis EdX) ont lancé le mouvement : les 160 000 inscrits du cours de Sebastian Thrun en 2011 ont impressionné (voire paniqué) les universités. Un Mooc standard repose sur des séquences pédagogiques organisées comme des cours et basées sur des vidéos courtes (avec, souvent, un enseignant face à la caméra ou en voix off), sur des ressources complémentaires en textes ou en vidéos (dans la plate-forme ou consultables par des liens), sur des quiz pour vérifier les connaissances et sur un forum. La plate-forme gère avant tout la diffusion, les enseignants et leurs institutions devant produire à leurs frais les contenus et leur mise en forme médiatique. La formule n’a rien d’innovant, mais elle se caractérise surtout par une capacité (technique et marketing) d’attraction de tous les publics, ce qu’on appelle sur le web « l’effet plate-forme ». Or les observations recueillies (notamment par l’Université de Pennsylvanie) montrent que ce public ne reste pas « massif » bien longtemps : 4 % des inscrits seulement suivent le cours jusqu’à la fin.
Certes, les enseignants y gagnent en visibilité, en renommée, et… en narcissisme ! Car 10 000 spectateurs, même inconnus, sont autrement gratifiants que 200 étudiants somnolant dans un amphi. Les plates-formes jouent de cette course à la réputation qui balise désormais l’horizon des institutions, mais aussi celui des carrières des enseignants-chercheurs à travers leur classement, basé sur leurs publications dans des revues référencées. Le diktat des rankings (classements) centrés sur la recherche rendait jusqu’ici improductif l’investissement éventuel dans la pédagogie (en France principalement). Grâce aux Mooc, les profs peuvent désormais être rétribués en audience. Dans notre économie d’opinion, cela n’a pas de prix, au sens strict : cela peut faire l’objet de toutes les spéculations, comme pour toute l’économie immatérielle, finance en tête. Voilà en effet ce qu’inventent au moins les Mooc : ce « prof-en-ligne » mesuré à son audience en nombre d’inscrits, ce qu’on appellera « l’effet Thrun » sur la pédagogie universitaire. Les plates-formes sont elles-mêmes des dispositifs de captation de l’attention vivant sur l’audience. En raison de leur jeunesse, elles n’ont d’autres ressources que de mobiliser le capital de réputation des grandes universités, devenues elles aussi des marques, ainsi que celui des grands enseignants, quand ils le veulent bien. Et dans cette opération comme dans tout le web, les plates-formes visent à siphonner ces réputations à leur profit pour établir dans le public l’idée que tous les contenus « importants parce que réputés » sont sur EdX ou sur Coursera et, par conséquent, que toutes les autres plates-formes sont de faibles ersatz. Amazon l’a fait avec les éditeurs et les auteurs, Apple avec les majors et les musiciens, Facebook et Google avec… notre vie quotidienne, bien ordinaire pourtant, mais qui se met désormais en scène et s’évalue au nombre de « Like » et d’amis !
Les profs peuvent désormais être rétribués en audience. Dans notre économie d’opinion, cela n’a pas de prix.
Prolongeons cette figure encore émergente du prof-en-ligne. Ses qualités de chercheur peuvent être remarquables, elles ne se traduisent pas aussi aisément à l’écran. Les médias ont déjà constitué leur vivier d’universitaires réputés qui savent transmettre sans ennuyer, être précis sans faire des « tunnels », etc. Le formatage médiatique que dénonçait déjà Bourdieu a de plus en plus divergé d’avec les formats classiques d’exposition convenus dans l’enseignement universitaire. Les formats courts sont désormais la règle dans un contexte de prolifération de l’offre et de difficultés à capter durablement l’attention. Si Bourdieu avait raison de critiquer la dictature d’un seul format, il avait tort de prétendre que le seul légitime était celui du monologue de deux heures devant un auditoire silencieux. Désormais, le prof-en-ligne se transforme en homme-tronc du journal télévisé : on l’enregistre en studio, avec un prompteur pour ne pas dévier d’un propos compacté impérativement en moins de 7 minutes, sans digressions. Cependant, l’ensemble de son offre doit ménager des niveaux d’énonciation différents : il doit raconter une histoire, entraîner son public à travers tous les supports, garantir le sérieux du propos par quelques lectures ou citations savantes, mais aussi offrir des anecdotes et un second degré créant la connivence pour contrer l’asymétrie toujours reproduite entre enseignant et apprenant. Le prof-en-ligne doit ainsi jouer beaucoup sur la séduction (qu’on appelle désormais « communication »).
Le spectateur de vidéos en série sur YouTube, comme la plupart des internautes, détecte rapidement celui qui séduit, passionne, retient l’attention et, à l’opposé, celui qui ennuie, assomme et fait fuir. Dès lors, pourquoi une plate-forme soucieuse de son audience ne confierait-elle pas la présentation d’un cours à de séduisantes personnes, formatées dans les moules médiatiques qui ont colonisé tout l’espace d’information et colonisent désormais l’espace de formation, pour en faire de l’« edutainment » ? À vrai dire, nous n’en sommes pas encore là, notamment parce que les enseignants n’apprécieraient guère de se voir dépossédés de leur rôle. Rappelons, cependant, que les chercheurs novices voient déjà leurs travaux récupérés et publiés par quelques locomotives (académiques ou non) qui assurent des ventes suffisantes pour les éditeurs. La fonction de présentateur du prof-en-ligne n’est donc plus incontournable, même si, pour l’instant, elle assure la légitimité académique d’un contenu en y apposant son nom.
Cependant, toutes les autres fonctions de l’enseignant sont, elles aussi, distribuées désormais, reproduisant une division du travail très industrielle. Les supports de cours sont produits par des designers, des ingénieurs pédagogiques, des cadreurs, des monteurs, etc., quand l’enseignant-artisan produisait tout, tard le soir, sur son ordinateur personnel avec les logiciels du bord… quand il en utilisait ! Les ressources documentaires sont collectées par des spécialistes, sélectionnées en fonction de critères de droits, de qualité technique tout autant que de pertinence scientifique ou de vertu pédagogique. Les relations avec la masse des étudiants sont prises en charge par des tuteurs, même si le prof-en-ligne doit faire quelques apparitions pour montrer qu’il est toujours aux commandes et pour valider les interventions de son équipe sur les forums. Admettons-le : la figure du prof-en-ligne demande désormais d’être pensée comme un collectif, souvent invisible, parfois bien coordonné, comme toute équipe de production télé. Il reste encore nécessaire d’assurer sa légitimité académique, grâce à un enseignant jouant plus le rôle de scénariste que celui de metteur en scène ou d’acteur. Toutes les formes d’expérimentation sont possibles. Nous sommes seulement au début de cette industrialisation et du passage dans le monde de la production médiatique, loin de l’artisanat valorisé dans la tradition.
L’évaluation est le domaine où le rôle du prof-en-ligne diminue le plus rapidement. Les quiz permettent une automatisation de la fonction lorsqu’il s’agit de savoirs particulièrement balisés. Pour des productions plus complexes, les évaluations par les pairs se multiplient et contribuent à ce crowdsourcing qui met au travail tous les internautes gratuitement. Les comparaisons faites en test ne montrent d’ailleurs pas d’écarts significatifs quant à la qualité des évaluations pour l’instant. Il est vrai que, dans la plupart des universités, la réflexion reste si faible sur ce qui doit être évalué et sur la place de ce moment dans l’apprentissage, qu’on peut sans souci confier cette tâche à quelque algorithme un peu raffiné. Le prof-en-ligne, ainsi dépossédé de son pouvoir d’évaluation, pourra devenir plus sympathique, dans ce monde où il convient d’être si bienveillant.
Pour l’instant, il ne s’agit que d’évaluer des cours en ligne, un par un et sans relation avec d’autres. Certaines universités commencent à proposer des cursus entiers et cette évolution pourrait changer la donne. Du point de vue du modèle économique et des plates-formes, les certificats, délivrés un par un pour des cours en ligne, sont nettement plus intéressants. Surtout, ils constituent une véritable machine de guerre contre les diplômes. Les entreprises ne cessent de se plaindre de ces diplômés trop formés et peu opérationnels alors que dans la logique court-termiste que la finance leur impose, il « suffirait » de fournir les formations ad hoc selon l’état du moment des compétences et des techniques dans un métier ou un secteur donné. Or former avec des objectifs de compétence précis, immédiats, est nettement plus aisé que de former des étudiants capables de se former eux-mêmes à long terme – pour leur évolution de carrière, pour leur vie de citoyen et, enfin, pour leur épanouissement personnel, condition du vivre ensemble.
Le prof-en-ligne se vide de sa substance au profit d’opérations pilotées par des équipes ou des algorithmes, pour produire des effets d’opinion plutôt que de la formation.
Le découpage en certificats oblige les universités à rendre plus immédiatement rentables leurs formations et enclenche une démarche d’industrialisation. Les étudiants, d’ailleurs, ne s’y trompent pas : ils se précipitent pour suivre le cours de Harvard ou de Stanford et ajouter une ligne prestigieuse à leur CV. CV qui sera, lui aussi, traité de façon automatique par les cabinets de recrutement, obligeant à faire valoir des réputations (les marques des universités) plutôt que des compétences. Dans ce mouvement, le prof-en-ligne n’est plus en charge de grand-chose : il n’accompagne plus un étudiant pour une formation globale dans la durée, mais se contente de donner son aval (et sa réputation) à des modes d’évaluation industrialisés qui produisent des effets d’opinion sur les recruteurs. Il tend à se vider de sa substance au profit d’opérations pilotées par des équipes ou des algorithmes, pour produire des effets de savoir – et surtout d’opinion – plutôt que de la formation.
Dans ce sombre tableau, que d’aucuns trouveront caricatural mais pourtant bâti seulement sur la prolongation des lignes de fuite actuellement observables, peut-on encore sauver la figure du « prof-en-personne » ? Quelle est-elle, cette figure ? Elle n’est en rien une figure nostalgique des grands mandarins, à la rhétorique implacable, qu’il ne venait à l’idée de personne de contester. Ces figures de l’autorité souvent abusive devraient avoir vécu, mais elles perdurent et ne font que précipiter la fuite vers d’autres modes d’enseignement. De même, la figure du prof-en-personne n’est pas celle de l’artisan médiocre qui devait faire admettre à ses étudiants la mauvaise qualité de ses supports, l’ennui mortel de cours monologués, l’arbitraire total de notations imprécises, rendues hors délais… Elle n’est pas non plus celle du prof sympa qui ne prépare rien et qui est avant tout soucieux de se faire aimer de ce petit cercle par des improvisations brillantes ou des débats sans queue ni tête. Oui, le numérique en ligne oblige à redéfinir le métier de prof et c’est une chance ! Le numérique a cette vertu particulière de contraindre à expliciter toutes nos activités et tous nos critères de décision, car c’est la condition pour que toutes ces données soient calculables. Or les enseignants, isolés dans leurs classes, peinent à expliciter leurs choix pédagogiques et, plus encore, à se laisser évaluer. En mettant sur la place publique les façons de faire de nombreux enseignants, les Mooc rendent possible une forme de benchmarking salutaire, de comparaison qui relance le débat si on ne le réduit pas à quelques indicateurs sommaires pour produire du ranking. Toutes les qualités attendues d’un enseignement peuvent ainsi être explicitées, dépliées et donc débattues, alors que la vocation de l’artisan solitaire servait parfois d’alibi à la survie de services de qualité déplorable. L’enseignant en personne n’est donc pas cet artisan indiscutable qui travaille dans une boîte noire.
Le numérique en ligne oblige à redéfinir le métier de prof et c’est une chance !
Si j’emploie le terme de « personne » ici, c’est paradoxalement pour mettre en valeur le masque (persona) institutionnel qui doit le gouverner et qui, de ce fait, l’oblige à adopter une vision pour l’étudiant, à assumer un rôle de guide (éducateur) tout autant que d’enseignant, d’instituteur aussi, c’est-à-dire de celui qui donne à chacun sa place et l’engage à la forger pour lui-même. Lorsque j’avais créé, avec Jean-Paul Barthes, le premier diplôme universitaire à distance, Dicit (ingénierie de la documentation technique, 15 cours), en 1997, à l’Université de technologie de Compiègne, j’avais insisté pour que soit rédigée une charte institutionnelle tout autant qu’une charte pédagogique, une charte graphique et une charte sémantique (de structuration des contenus). Chaque enseignant devait ainsi connaître ses étudiants en présentiel avant de pouvoir interagir avec eux à distance, ce qui empêchait toute échelle de masse et changeait tout dans la relation. Le collectif (étudiants, enseignants et tuteurs) assurait un soutien individuel à la progression de chacun, avec des obligations de réponses rapides et un suivi des risques de décrochage, grâce aux traces d’activité en ligne1. L’important ? Mobiliser un collectif d’enseignants qui ne se contentent pas de délivrer un contenu, mais qui se sentent responsables de la progression globale de chaque étudiant et s’y engagent en personne. Ce sont des pratiques que l’on trouve depuis longtemps dans certaines universités, lorsque celles-ci n’ont pas baissé les bras devant la massification en cours dans les amphis avant de l’être en ligne. Dans les deux situations, l’effet de masse n’a rien donné de bon ni pour l’apprentissage, ni pour l’éducation.
Si l’on veut que l’âme du prof-en-personne survive dans les habits du prof-en-ligne, il faudra en premier lieu stopper cette course à l’audience et valoriser les formations, parmi les Mooc notamment, capables de conduire une plus grande partie de leurs inscrits jusqu’au bout. Le bilan actuel des Mooc est toujours présenté en nombre d’inscrits et non pas en nombre de certifiés ou d’étudiants étant allés jusqu’à terme. Or la posture d’apprentissage isolé devant son ordinateur, sans autre contrainte qu’un éventuel surmoi fort bien développé, et sans incitation particulière à l’activité, ne peut que favoriser ceux qui ont déjà incorporé un modèle de discipline scolaire. Aussi la capacité des Mooc à attirer ceux qui ont abandonné l’université est-elle quasi nulle. En attestent les données des études de l’Université de Pennsylvanie ou les niveaux d’entrée des étudiants sur la plate-forme Fun (France université numérique) : plus de 50 % des inscrits y ont un niveau égal ou supérieur à bac + 5. Il est probable que, pour assurer un accompagnement et une animation pédagogique adaptés à des publics non familiers de l’université, l’accès sera limité. Des plates-formes comme Udacity l’ont compris, en évoluant vers des Spoc (Small private online courses). Leur avantage est d’être directement vendus à des entreprises et non plus offerts : ils permettent ainsi de connaître beaucoup mieux leurs publics. Sur les plates-formes, au contraire, la relation d’un prof-en-ligne avec des milliers d’étudiants se trouve résumée à une animation et à une caution scientifique qui ne constituent qu’une infime partie de la relation pédagogique.
Nous avons défini quatre rôles du prof-en-personne2 : enseignant (dimensions cognitives et verbales, les savoirs), moniteur (dimension technique du savoir-faire), instituteur (dimension sociale du savoir-être) et éducateur (dimension morale du savoir-vouloir). Or le prof-en-ligne, qui s’adresse à une foule, ne fait qu’effleurer la fonction de transmission que l’on attribue à l’enseignant. Lorsqu’il se démultiplie en tuteurs, il devient moniteur, mais à la condition d’un investissement coûteux, qui fait d’ailleurs la valeur des quelques Mooc qui le proposent. Lorsqu’un coach ou un animateur de communauté est mis en place, la dimension de l’instituteur peut être simulée, à condition de limiter le nombre de membres. Enfin, toutes les stratégies d’évaluation et de suivi qui permettraient d’accéder à cette dimension de l’éducateur sont actuellement orientées vers une automatisation extrême, où l’on ne perçoit que la dimension classement, alors que tout l’enjeu d’accompagnement ne saurait être traité qu’à un niveau personnel par un prof-en-personne.
Réduire l’enseignant aux fonctions très limitées des Mooc actuels, c’est, à coup sûr, organiser la disqualification du métier.
Persister à vouloir être moniteur, instituteur et éducateur, voilà un projet qui permet de faire vivre le prof-en-personne et qui peut aussi servir de cahier des charges pour équiper ces fonctions en ligne. Mais réduire l’enseignant aux fonctions très limitées des Mooc actuels, c’est, à coup sûr, organiser la disqualification du métier, adapté, certes, à un environnement médiatique nouveau, mais échouant dans ses tâches essentielles. Cependant, la partie n’est pas terminée. Bien des politiques et des scénarios différents sont désormais possibles pour éviter les formats proposés par les grandes plates-formes. Ces exigences sont plus aisément perçues dans l’enseignement secondaire3, où le prof ne peut éviter de jouer des rôles d’instituteur, d’éducateur et de moniteur.
La responsabilité des enseignants-éducateurs n’est pas d’assurer la promotion de leur marque institutionnelle ou personnelle en faisant de l’audience (très provisoire), mais bien d’assurer la bonne combinaison entre formation en ligne et en présentiel, pour donner les meilleures chances à leurs étudiants. Leur engagement de prof-en-personne doit alors redessiner totalement la figure du prof-en-ligne. Il n’existe aucune fatalité technique (« c’est la faute au numérique ») ni économique qui justifierait d’abandonner toute prétention à gouverner cette économie d’opinion qui gagne désormais l’enseignement supérieur.
1 Lydie Réné, « La dynamique des interactions au cœur d’un dispositif de formation à distance, vu comme un système complexe de communication. Focus sur les représentations et les communications des acteurs », thèse en sciences de l’information et de la communication, Université Paul Cézanne - Aix-Marseille III, 2011.
2 Dominique Boullier, « Les choix techniques sont des choix pédagogiques : les dimensions multiples d’une expérience de formation à distance », Sciences et techniques éducatives, vol. 8, n° 3-4, 2001, pp. 275-299.
3 Les Mooc ne sont d’ailleurs pas destinés au secondaire, même si des formes de manuels en ligne sont proposées.