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Les détails du « grand plan numérique pour l’école », annoncé en novembre 2014 par le président de la République, ne seront connus qu’au premier semestre 2015, à l’issue de la concertation entre le ministère, les enseignants et les industriels du secteur. S’il n’a guère suscité de réactions, c’est probablement que les experts et professionnels du secteur sont las de l’inutile répétition de telles initiatives1. Il n’y a pourtant rien de particulièrement choquant dans ce que l’on sait aujourd’hui de ce plan (voir encadré 1). Mais il est probable que l’indifférence et la méfiance céderont rapidement la place à de franches critiques. Seront par exemple en ligne de mire le choix des tablettes au lieu des micro-ordinateurs, la priorité donnée au collège plutôt qu’au lycée, l’importance attribuée à l’équipement au détriment des usages, l’oubli des problèmes de maintenance, l’écart entre objectifs affichés et moyens alloués, l’impréparation des enseignants et autres personnels, la complaisance pour des éditeurs numérisant leurs manuels a minima, sans en modifier l’écriture et la structure. Des critiques d’autant plus prévisibles (et fondées) qu’elles figurent dans tous les rapports2.
Une autre critique, moins explicite mais plus fondamentale, tient à l’impression de confusion que donne le projet numérique éducatif. Aucune réflexion approfondie ne semble en effet en accompagner la mise en œuvre. À qui et à quoi la conversion au numérique des manières d’enseigner, d’apprendre et d’organiser l’éducation doit-elle et peut-elle servir ?
Le plan Hollande
Dans le « grand plan numérique pour l’école », comme dans les précédents, il n’est question que d’équipement : les élèves de 5e seront pourvus de tablettes à la rentrée 2016 et 70 % des écoliers et collégiens le seront en 2020. Un autre aspect concerne les manuels, dont le téléchargement mobilisera 60 % des crédits affectés aux ressources pédagogiques. S’y ajoutent deux propositions plus novatrices. La première introduit le principe d’une labellisation nationale des plates-formes et vise à réduire la multiplication des standards, de manière à favoriser l’interopérabilité et l’accès universel aux ressources ainsi qu’à conforter les enseignants dans leur liberté de choix des manuels. Cette proposition devrait également limiter les risques d’utilisation des données personnelles des usagers à des fins commerciales. La seconde proposition préconise la prise en charge de la connexion des établissements dans le cadre des « investissements d’avenir ». Sans surprise, l’engagement de l’État ne couvrira toutefois ni l’achat des tablettes ni leur entretien, qui incomberont aux collectivités territoriales à hauteur de 80 %, alors que leur coût dépassera celui des manuels « papier » qu’elles sont censées remplacer. Au demeurant, rares sont ceux qui doutent que les deux supports cohabiteront durablement. Aussi faut-il s’attendre, à rebours des prévisions ayant cours actuellement, à ce que la charge financière des ressources pédagogiques3 augmente sensiblement. L’intérêt de la proposition n’en est pas moins d’assurer un accès de qualité à internet aux 16 000 établissements primaires et secondaires (sur 64 000) qui en sont privés, avant qu’à plus lointaine échéance ne soit envisagé le passage au très haut débit, actuellement réservé à 6 000 d’entre eux.
La question est d’autant plus aiguë que se creuse le fossé entre les ambitions affichées par les décideurs et leur paralysie sur le terrain, de même qu’entre de fortes attentes sociales4 et des réalisations souvent médiocres et superficielles. De ce fossé la France n’a d’ailleurs pas l’apanage : on l’observe également dans les pays – États-Unis, Québec, Grande-Bretagne, Finlande et Corée du Sud – où l’investissement dans le numérique éducatif a été plus précoce et plus continu. Partout l’équipement croît, souvent de manière significative5, tandis que les usages scolaires stagnent. Ces contradictions propres à une numérisation aussi volontariste qu’inconsistante sont une énigme.
Partout l’équipement croît, souvent de manière significative, tandis que les usages scolaires stagnent.
Mais les échecs à répétition ont des raisons que l’on connaît bien : erreurs de jugement des spécialistes, inconséquences des politiques, préjugés des acteurs de terrain. L’une des causes est la complexité d’un marché écartelé entre prescripteurs (enseignants), bénéficiaires (élèves) et payeurs (parents et collectivités). Conséquence de cet écartèlement, l’irresponsabilité des uns par rapport aux autres ne favorise évidemment pas l’expression et la structuration d’une demande claire en matière de numérisation éducative. L’offre elle-même n’est toutefois pas plus claire. Marquée par sa structure oligopolistique, son organisation fait qu’un nombre restreint d’acteurs fortement concentrés cohabitent avec une pléiade d’éditeurs, concepteurs de solutions informatiques, opérateurs de formation à distance et gestionnaires de plates-formes, qui sont tous de petite ou très petite taille (voir encadré 2). Or les premiers évitent de se lancer dans des innovations technico-pédagogiques qui leur feraient prendre trop de risques et nuiraient à la commercialisation de leurs produits déjà sur le marché dont ils tirent une rente assurée. Quant aux seconds, ils ne disposent pas de la logistique et des budgets suffisants pour s’engager dans des stratégies d’envergure. Ils n’inscrivent donc à leurs catalogues que quelques produits dont la réussite ou l’échec conditionne leur avenir, mais qui n’ont pratiquement aucun impact sur l’évolution des pratiques éducatives.
L’économie de l’e-éducation
L’édition scolaire représente l’un des cinq secteurs des industries éducatives. En France, son chiffre d’affaires annuel s’élève à environ 375 millions d’euros – il est légèrement supérieur à celui du livre de poche et à celui des livres pratiques (environ 340 millions d’euros chacun). Une part très faible (moins de 2 %6) de ce chiffre d’affaires correspond au numérique7, le reste allant au print (selon les années, entre 30 et 40 millions d’ouvrages). Or, dans l’édition scolaire numérique, moins d’une dizaine d’acteurs occupent une position dominante et jouent sur les deux marchés, traditionnel et numérique. Il s’agit des leaders de l’édition papier8. Face à cet oligopole, de très nombreuses petites structures, le plus souvent issues du secteur des services informatiques, associent à leur activité de production et d’édition multimédia une activité de conception de solutions informatiques pour l’éducation. Tel est le cas du groupe Itop, dont 85 % du chiffre d’affaires (5 millions d’euros en 2013) provient du marché scolaire et universitaire. Plus petits encore sont les éditeurs qui ne produisent et ne commercialisent que quelques ressources au coup par coup. À ces structures à finalités commerciales s’ajoutent les initiatives d’enseignants, d’associations disciplinaires (Sésamath, WebLettres, Clionautes, etc.), de maisons d’édition collaboratives (Lelivrescolaire.fr) et de structures institutionnelles (comme le Centre national d’enseignement à distance, dont le passage au numérique est bien engagé), qui produisent et mettent en ligne des cours ou de simples séquences pédagogiques. Dans cette offre multiforme, il est d’autant plus difficile aux enseignants, aux élèves et aux parents de se repérer que ces nouveaux éditeurs diluent fréquemment la fonction des manuels en les inscrivant dans des environnements numériques où ils cohabitent et interagissent avec d’autres produits, tels que simulateurs, exerciseurs, cahiers de texte et forums.
En outre, à l’instar de ce qui se passe dans les industries culturelles, le secteur éditorial tend à être de plus en plus étroitement assujetti à celui des plates-formes et des acteurs de l’intermédiation. Spectaculaire est en effet la pénétration du marché scolaire par les géants de l’informatique et du web. La division « éducation » de Microsoft, par exemple, dont la coopération avec le ministère français de l’Éducation remonte officiellement à 2003, a ainsi récemment mis au point un prototype de « classe immersive » et travaille à l’« augmentation » des manuels en créant des liens vers des sites extérieurs. De même, Apple a signé en 2012 une convention avec les éditeurs scolaires Pearson Education, McGraw-Hill Education et Houghton Mifflin Harcourt pour la production d’un ensemble de manuels numériques réservés à son iPad. Google a des accords de partenariats avec McGraw-Hill également, ainsi qu’avec Cengage Learning, Pearson, et Macmillan pour des productions destinées à sa plate-forme Google Play. Cependant, comme dans le secteur de l’édition, l’oligopole fait vivre sur sa frange un grand nombre de petites entreprises, parmi lesquelles l’on peut citer la société lilloise Speechi, à laquelle ses 3 millions de chiffre d’affaires confèrent une certaine visibilité et qui a su s’imposer dans la niche des tableaux numériques interactifs.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que des innovations pédagogiques significatives aient du mal à voir le jour et que la numérisation en général tarde à produire ses effets en classe. Situation d’autant plus paradoxale qu’à la maison et pour la préparation de leurs cours, les enseignants sont de gros utilisateurs d’outils et médias numériques9. Aucune résistance individuelle ou corporative, donc, mais plutôt une sorte d’incapacité systémique de l’institution éducative à intégrer les possibilités et les contraintes de dispositifs rompant avec les unités de temps, de lieu et d’action qui régissent l’enseignement traditionnel. Le handicap que représente une offre éclatée et en constante restructuration suffit-il, pour autant, à expliquer l’inertie actuelle du numérique éducatif ? Les comportements et stratégies erratiques observées ?
Un rapport publié en 2008 par l’inspection pédagogique régionale de l’académie d’Aix-Marseille ne cachait rien des faiblesses du programme « Ordina 13 » (Bouches-du-Rhône) : « Les ressources numériques n’entrent que peu en résonance avec les pratiques des enseignants. » Même jugement en 2012 sur le programme « Un collégien, un ordinateur portable », lancé dans les Landes en 2002 : « La posture pédagogique induite par les Tice [technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement] reste encore à élaborer », souligne l’inspection générale10. Semblablement, l’évaluation des trois premières années d’« Ordicollege 19 », en Corrèze, censé servir de modèle au plan national en préparation, relève la sous-utilisation des tablettes en classe et leur emploi presque exclusivement ludique par les élèves hors établissement11. Et d’incriminer l’impréparation des enseignants auxquels sont confiés des logiciels et matériels qu’ils connaissent mal, le flou des consignes et de graves maladresses, comme le remplacement inopiné en 2010 des ordinateurs par des iPad, plus maniables, mais beaucoup moins adaptés à l’écriture qu’à la lecture et se prêtant donc à des usages différents.
Tout se passe comme si l’on ignorait que l’attractivité d’un dispositif technique et le plaisir de son maniement ne sont en rien les gages de son utilité pédagogique.
Plus remarquable encore est le manque d’attention accordée par les porteurs de projets aux données scientifiques disponibles12. Tout se passe comme si l’on ignorait, par exemple, que l’attractivité d’un dispositif technique et le plaisir de son maniement ne sont en rien les gages de son utilité pédagogique. Négligé, de même, est le fait que l’utilisateur d’un programme interactif (e-learning ou Massive open online course, Mooc) n’est actif, serait-il digital native, que s’il acquiert préalablement une autonomie motivationnelle, cognitive et métacognitive13 suffisante. Quant à l’appellation « numérique », elle désigne un ensemble dont l’homogénéité est trompeuse. En réalité, manuel numérique, exerciseur en ligne, Mooc, serious game et environnement numérique de travail sont les produits des cinq filières autour desquelles se partagent et se divisent les industries éducatives14 et qui se prêtent à des usages concurrents. A fortiori oublie-t-on qu’il faut éviter de poursuivre trop d’objectifs à la fois : diminuer le poids des cartables, renforcer la filière informatique et développer le marché du numérique éducatif, transformer la pédagogie et individualiser le soutien, réduire le nombre de décrocheurs, susciter des vocations pour les métiers du numérique, atténuer l’empreinte écologique15, etc.
La liste de ces erreurs, lacunes et inconséquences est suffisamment longue pour qu’immanquablement surgisse un soupçon : ces faiblesses ne seraient-elles pas les indices d’une désorganisation avancée, contrastant fortement avec la cohérence caractérisant la situation dans laquelle le manuel s’est imposé en France, durant la première moitié du XIXe siècle ? À l’époque, cette situation conjuguait des phénomènes aussi hétéroclites16 que la généralisation de l’obligation scolaire et la massification éducative, l’adoption de l’enseignement collectif et simultané, la professionnalisation des instituteurs et la reconnaissance de leur statut d’agents de l’État, la stabilisation de la langue et la diffusion d’un « roman national », le soutien de l’industrie éditoriale par les commandes publiques. Cependant, cette conjonction paradigmatique reposait sur l’équilibre historique qui avait été trouvé et consolidé entre deux approches contradictoires et solidaires de l’éducation. C’est cet équilibre que le projet numérique éducatif vient mettre en cause. Quelles sont ces deux approches ?
La première insiste sur la finalité productive de l’enseignement. Elle privilégie l’optimisation des moyens et des méthodes en vue de l’acquisition de savoir-faire utiles, à quelque niveau que se situe cette utilité : réussite individuelle, performances économiques, progrès social, etc. Aussi vieille que l’éducation elle-même, elle s’est longtemps traduite par l’association d’une discipline rudimentaire, forgée sur les modèles de l’armée et de l’hôpital, et d’une pédagogie mécanique fondée sur des méthodes d’apprentissage répétitif et du par cœur. Son aggiornamento intervient au XIXe siècle, avec l’avènement de la psychologie scientifique, qui prend en compte aptitudes et motivations. Mais son expression la plus radicale, caricaturale même, date du début du XXe siècle, avec l’avènement des théories tayloriennes et behaviouristes appliquées à l’éducation. Sous l’impulsion de spécialistes et chercheurs comme John Franklin Bobbitt, Werrett Wallace Charters, Charles C. Peters, Edward Lee Thorndike, puis Burrhus Frederic Skinner, le management scientifique se répand alors aux États-Unis.
En France, dès 1920, des penseurs tels que Joseph Wilbois, Paul Vanuxem et Paul Bureau prônent eux aussi une approche exclusivement productive – c’est-à-dire productiviste – de l’éducation, mais sans que leur influence puisse être comparée à celle de leurs homologues outre-Atlantique. De ceux-ci ils se distinguent d’ailleurs en préférant les thèses d’Henri Fayol à celles de Frederick Taylor. De part et d’autre, toutefois, l’impératif est de confier les tâches mécanisables à des machines et d’augmenter le rendement éducatif par tous les moyens permettant de démultiplier l’action du maître. Cet idéal « productif » s’est répandu, de façon plus ou moins marquée, dans l’éducation : faire acquérir mieux et à moindre coût les compétences prescrites, l’efficacité du processus se mesurant au rapport entre inputs et outputs, montant des investissements versus volume des prestations, taille des effectifs, nombre de diplômés, élévation du niveau du capital humain, etc.
Le recours aux outils et médias numériques s’inscrit dans ce schéma, porté par des enjeux financiers et industriels de bien plus grande portée que ceux ayant poussé au lancement des manuels traditionnels, puis des machines à enseigner, des radios et télévisions scolaires et même des premières applications télématiques et informatiques. Les dispositifs numériques sont très coûteux et leur obsolescence rapide ; leur maintenance exige des investissements lourds et récurrents. La production des contenus prend du temps, les usages sont volatils, la concurrence entre firmes est forte, les débouchés commerciaux sont incertains et les modèles socio-économiques instables. Dès lors, les dispositifs numériques font davantage que s’ajouter à la panoplie existante des outils et médias au service de l’éducation : confrontés à des risques importants et soumis aux caprices d’une financiarisation qui exige des rendements rapides et élevés, les industriels du secteur soumettent à leur tour les éducateurs à des pressions énormes, les exposent à des risques importants et, plus grave encore, cherchent à en faire les agents d’une marchandisation en contradiction flagrante avec leur éthique et les principes de l’éducation.
À l’opposé, la seconde approche s’interdit de tenir l’activité éducative pour une activité de production. Elle y voit une institution culturelle, dont les missions sont de transmettre, partager, entretenir et enrichir les valeurs de la civilisation et les normes du vivre ensemble. Non moins ancienne que la première, cette approche en est cependant l’exact opposé. Selon elle, l’éducation favorise l’accomplissement individuel et collectif, la fréquentation sans finalité ni limite des produits de la science et des arts, la stimulation de la créativité et de la curiosité, le rejet de tout obscurantisme. Elle renforce aussi la conscience critique de ceux auxquels elle s’adresse face aux « progrès » et défis du monde en général, ce qui ne signifie pas qu’elle exclut la référence à l’utilité et à l’efficacité. Simplement, les retombées dont elle se préoccupe se formulent en termes de progrès et de justice sociale, d’enrichissement culturel, de compréhension intergénérationnelle, d’antidote au repli égoïste sur les avantages acquis et idées reçues, d’ouverture à l’universalité, etc.
Les outils numériques n’ont pas ici moins de légitimité, mais leurs usages ne sont plus indexés sur les critères du rendement et de la productivité. Porteurs d’une attention élargie à la complexité des choses et à la dimension intersubjective de la connaissance, ils sont appelés à instrumenter l’enseignement sans l’instrumentaliser. Le double piège que leurs promoteurs ont dès lors à éviter est celui de la réduction de leur utilité à l’acquisition des savoirs et savoir-faire qu’ils véhiculent et celui du rejet de leurs applications sur les marges d’un ludo-éducatif plus ludique qu’éducatif. Piège d’autant plus redoutable qu’avec le numérique et les enjeux financiers et industriels qui accompagnent sa diffusion dans l’éducation, la tentation du rendement est plus forte que jamais. De là vient que cette approche a, par rapport à l’autre, tant de mal à se faire entendre.
Le clivage entre ces deux conceptions tient à ce que la première définit sa rationalité par rapport à des buts, quand la seconde le fait par rapport à des valeurs. Celle-là vise l’optimisation de l’éducation comme s’il s’agissait de n’importe quelle autre activité ; celle-ci tient l’éducation pour un droit et une obligation morale et sociale. La première se situe dans l’ordre des moyens ; la seconde, dans celui des fins. Deux conceptions qui s’opposent donc terme à terme, mais qui cohabitent tout au long de l’histoire de l’éducation, partageant d’ailleurs un certain nombre de points communs, par exemple, leur volonté d’articuler apprentissages individuels et collectifs, de miser sur l’aptitude des sujets à juger par eux-mêmes de leurs réussites et échecs en renforçant leur autonomie et, surtout, de faire jouer à l’éducation un rôle central au service du progrès.
Le problème ne réside donc pas tant dans leur coexistence que dans les menaces qu’aujourd’hui la représentation productiviste de l’école et des médias fait peser sur un équilibre que le manuel scolaire avait su ménager. Telle est la raison pour laquelle, dans le « stop and go » actuel du numérique à l’école, il nous semble qu’il faut voir le symptôme d’une vacance programmatique due à l’incapacité actuelle des outils et médias numériques à se constituer en clé de voûte de l’organisation éducative. De plan en plan, les mêmes tentatives de numérisation éducative répètent donc les mêmes erreurs : ce ne sont pas ces erreurs qui sont à l’origine de l’échec du projet numérique éducatif. C’est l’inconsistance de ce projet qui explique ces erreurs.
Quand les stratégies de numérisation éducative cesseront-elles d’être erratiques ? Lorsque l’offre industrielle et commerciale sera stabilisée. C’est-à-dire, premièrement, quand experts, décideurs et industriels du secteur auront renoncé à faire du numérique le cheval de Troie du productivisme éducatif. Deuxièmement, quand auront été trouvés les moyens de combiner à nouveau et de manière équilibrée les deux finalités, productive et culturelle, de l’éducation. Troisièmement, quand autour du numérique, avec et pour lui, aura été instauré un paradigme aussi intégrateur que celui qui a présidé à l’invention du manuel, il y a cent cinquante ans. C’est bien du projet de l’école qu’il s’agit à travers celui de ses outils et médias numériques.
1 Celle-ci vient en effet après tant d’autres, toutes éphémères et pareillement suivies d’effets décevants. Ainsi les déclarations des ministres successifs de l’Éducation nationale, depuis Jean-Pierre Chevènement en 1982 – auquel Claude Allègre reprend en 1998 l’idée que « la France doit être dotée d’une véritable industrie éducative » –, jusqu’à Vincent Peillon, qui entend faire « entrer l’école dans l’ère du numérique ». L’annonce du président de la République succède également à une dizaine de plans aussi rapidement abandonnés qu’engagés, depuis « Informatique pour tous » en 1985 jusqu’au plus récent : Dune (« Développement des usages du numérique à l’école ») en 2010.
2 Le dernier en date est dû au Conseil national du numérique (CNNum) : « Jules Ferry 3.0, bâtir une école créative et juste dans un monde numérique », CNNum, octobre 2014.
3 Les réponses à la question : « À votre avis, dans les trois à cinq ans à venir, comment évolueront les supports papier et numérique ? » sont à cet égard éloquentes. La réponse « Le numérique se substituera totalement à l’imprimé » ne recueille respectivement que 9 %, 7 % et 19 % chez les maires, enseignants et parents (Enquête OpinionWay pour SavoirLivre, « Regards croisés sur les outils pédagogiques et la place du manuel scolaire en France », février 2012).
4 À la suite de beaucoup d’autres, l’enquête « Le numérique à l’école » (réalisée en novembre 2012 par OpinionWay pour le ministère de l’Éducation) fait état des représentations très positives des enseignants et des parents à l’égard du numérique (avec les ambiguïtés entretenues par cet intitulé trop général). Par exemple, 74 % des enseignants et 75 % des parents considèrent que « le numérique » améliore l’efficacité de l’enseignement. L’analyse des données témoigne toutefois de la disparité des attentes : pour les parents, le recours à des manuels numérisés devrait réduire le poids des cartables, varier les méthodes pédagogiques et leur faciliter le suivi de leurs enfants. Les enseignants, pour leur part, mettent l’accent sur la démocratisation de l’accès au numérique, la réactualisation régulière des enseignements ainsi que l’individualisation et la différenciation des méthodes en fonction des élèves et groupes d’élèves.
5 De 12,7 à 22 ordinateurs ou tablettes pour 100 élèves entre 2005 et 2014, dans les collèges publics. Cette progression dissimule de fortes disparités : les 10 % des établissements les moins équipés disposent de moins de 12,3 ordinateurs ou tablettes pour 100 élèves, tandis que les 10 % les plus équipés en disposent de 36,9 (MENESR-DEPP-DNE, « Enquête sur les technologies de communication et d’information », 2014. Voir aussi Ghislaine Cormier et Marguerite Rudolf : « L’équipement informatique a doublé en dix ans dans les collèges publics », DEPP, Note d’information, janvier 2015, n° 1).
6 À rapprocher des 4,1 % que représente, en 2013, le marché de l’édition numérique par rapport au chiffre d’affaires de l’édition en général.
7 Aux États-Unis, des enquêtes convergentes suggèrent que la part du numérique ne dépasse pas 5 %, mais qu’il gagne du terrain plus rapidement qu’en France.
8 Parmi lesquels les six leaders du manuel traditionnel : Bordas et Nathan (groupe Editis), Hachette et Hatier (groupe Lagardère), Magnard (groupe Albin Michel), Belin (indépendant).
9 L’enquête Profetic 2014 indique notamment que, si 90 % des enseignants se servent d’un ordinateur et d’internet pour préparer leurs cours (au moins une fois par semaine, dont 56 % tous les jours), ils ne sont plus que 29 % à s’en servir pour monter des séquences d’activités en classe avec manipulation de matériels par leurs élèves et 26 % pour personnaliser l’apprentissage et faire travailler leurs élèves en autonomie.
10 Inspection générale de l’Éducation nationale, « Le plan ‘Un collégien, un ordinateur portable’ dans le département des Landes », décembre 2012.
11 Rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, « Le plan Ordicollège dans le département de la Corrèze », novembre 2011.
12 Franck Amadieu et André Tricot, Apprendre avec le numérique. Mythes et réalités, Retz, 2014.
13 L’activité métacognitive est celle que l’apprenant exerce sur ses propres activités mentales. Elle est indispensable à la réutilisation dans d’autres contextes de ce qui a été appris.
14 P. Mœglin, Les industries éducatives, Puf, « Que sais-je ? », 2010.
15 Objectif d’autant plus problématique au demeurant que, par ailleurs, réseaux, data centers et terminaux augmentent le coût énergétique sans forcément contribuer à sa réduction proportionnelle sur les autres postes de dépenses (déplacements, etc.).
16 Cf. P. Mœglin, Outils et médias éducatifs. Une approche communicationnelle, Presses universitaires de Grenoble, 2005.