Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
« En haut, c’est la nuit et en bas, c’est le jour ». Alexia se lève et montre au tableau numérique interactif, grâce au stylo pointeur, les zones qu’elle a identifiées sur le tableau de Van Gogh L’église d’Auvers-sur-Oise. Mohammed la rejoint. Il zoome sur un détail pour montrer que « dans tous ses tableaux, ce peintre fait plein de traits partout ». Valentin intervient : « Moi, je dirais que c’est une cathédrale un peu bizarre. » Inès complète : « Si, une église, elle était comme ça en vrai, je ne suis pas sûre qu’elle tiendrait debout… » Nous sommes en CM2, dans la classe de Stéphane Coutellier-Morhange1. L’enseignant affiche alors une photo de l’église d’Auvers-sur-Oise, à côté du tableau. De rebondissements en rebondissements, d’interpellations du maître en observations des enfants, la séance se déroule jusqu’à ce que les élèves aient eux-mêmes découvert et expliqué la lumière, le rapport au réel et le style de Van Gogh. Il n’y a plus qu’à élaborer la trace écrite2 : ils ont trouvé tout seuls. Pour finir, on sort papier et crayons de couleurs. Place à la mise en œuvre personnelle de ce que l’on a compris des méthodes du peintre à l’oreille coupée. Au lieu d’ingérer des informations pensées par un autre, chaque élève réinvestit ce que tous ont découvert ensemble. L’expression plastique, dans ce cas, se révèle formidablement inventive. Gageons que ces élèves n’oublieront pas de si tôt les techniques picturales de Van Gogh !
Magique le tableau numérique interactif ? Sûrement pas ! Le même outil pourrait aussi bien servir de super « clickodrome », où l’on envoie les élèves, en « donneurs de réponses », presser des boutons et cocher des cases. Le même outil pourrait encore être utilisé pour dépoussiérer un peu le cours magistral, avec un enseignant qui ferait un show en solo, se contentant de distribuer des contenus sous une forme plus moderne. Ce n’est donc pas l’outil qui explique cette mise en œuvre bluffante, mais bien un usage pédagogique qui profite des possibilités qu’il offre pour engager une pédagogie active de co-construction des savoirs. Comment impliquer tous les élèves dans le cours ? Il suffit de les mettre en action, en posture de recherche, d’enquête… Ne pas leur donner seulement à voir, mais à réfléchir et à faire. Asséner des informations sur Van Gogh n’est guère efficace. Mais si ces connaissances permettent de répondre aux questions et aux observations des élèves devant un tableau, c’est gagné. L’enfant devient acteur de son apprentissage.
L’usage des outils numériques, dans cette démarche collective, est un véritable moyen de lutte contre l’échec scolaire.
Motivation, implication, co-construction : voilà quelques-unes des nombreuses raisons qui nous ont fait choisir de produire des ressources numériques éducatives pour l’école primaire en adoptant une telle démarche. Mais il en est une autre, tout aussi fondamentale : l’usage des outils numériques, dans cette démarche collective, est un véritable moyen de lutte contre l’échec scolaire. Cet appel à la déduction, à l’analyse et au ressenti personnel embarque dans le même mouvement les élèves en réussite et les élèves en difficulté scolaire : ils cherchent ensemble, rebondissent sur ce que dit chacun. Comme il n’y a pas, dans ce cas, de bonne ou de mauvaise réponse, comme le tableau permet à l’erreur d’avoir sa place, les plus décrocheurs s’accrochent ! Un élève se trompe au tableau numérique ? Un autre demande aussitôt la permission de l’aider à rectifier son erreur. Cela, je l’ai vu non pas une fois, mais des dizaines de fois, avec un naturel et une évidence dont on rêve dans toutes les classes. Un clic sur la flèche retour en arrière et l’erreur est effacée. Ou d’un simple glisser-déposer rectificateur, les images sont déplacées, reclassées au bon endroit. Cela n’empêche évidemment pas les phases d’évaluation individuelle, mais ici on n’évalue pas avant d’enseigner. On fait confiance à l’intelligence collective et à la curiosité naturelle des enfants pour se poser les bonnes questions et se mettre en appétit de savoir face à un document, plutôt que de l’utiliser pour valider des connaissances. On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif… Nos choix pédagogiques permettent d’attiser la soif !
Séance sur « le travail des enfants dans le monde ouvrier du XIXe siècle », en cycle 3 (CM1, CM2 et 6e). Comme toujours, on part du questionnement de documents. Une photo d’enfants mineurs au visage noirci de charbon est projetée et commentée. Un élève dit : « Ils ont l’air triste ces enfants. » Un autre intervient : « C’est comme dans le poème qu’on a lu, maître… » Aussitôt, l’enseignant adapte le déroulé de sa séance et en un clic surgit le poème de Victor Hugo « Melancholia », qui débute par l’alexandrin : « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? » Ainsi, quand une hypothèse surgit dans la classe, lors du questionnement d’un document, d’une interrogation ou d’un renvoi à des éléments déjà vus en classe, l’enseignant peut aussitôt afficher un autre document, immédiatement disponible grâce à l’outil. Cela permet de moduler le cours en fonction des besoins et de l’avancée du groupe-classe. Toutes nos ressources numériques ont été construites dans ce but : permettre à l’enseignant de pouvoir toujours adapter ses exemples à ce qui se dit dans la classe, introduire au fil du déroulement des comparaisons de documents, des retours en arrière ou des passerelles vers des documents qui n’étaient pas nécessairement prévus à cet endroit-là. Cela favorise aussi une transdisciplinarité, non pas forcée, mais naturelle : glissement de l’histoire du monde ouvrier au français avec l’étude d’un poème et, pourquoi pas, aux mathématiques, lorsque la lecture d’un document d’époque d’un médecin décrivant les conditions de vie, le niveau des salaires et le coût de la vie permet de calculer le budget d’une famille ouvrière en 1840… et de découvrir avec stupéfaction que le salaire de l’enfant couvre à peine ce qu’il mange !
Quand une classe a pris le pli de cette manière d’apprendre, il n’est pas rare que l’enseignant se tienne presqu’en retrait par moments, en fond de classe, et que les élèves fassent progresser seuls le cours en s’appuyant les uns sur les autres. Un rêve à la portée de tous les enseignants qui n’ont pas renoncé à miser sur l’intelligence collective de leurs élèves.
1 Stéphane Coutellier-Morhange, maître-formateur, directeur de collection numérique de Bayard éducation, a notamment dirigé la création de ressources en histoire, histoire des arts, culture humaniste, littérature…
2 La « trace écrite » est la mise à l’écrit d’un savoir élaboré en classe [NDLR].