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L’univers numérique a souvent été décrit comme celui de l’école buissonnière pour tous. Ainsi, sur les différents sites d’apprentissage en ligne, le leitmotiv est : « Apprendre quand je veux, où je veux, comme je veux. » Selon ces discours marketing, repris par des enseignants ou des formateurs enthousiastes, le numérique représenterait une chance, en particulier pour les adultes pour lesquels l’école est synonyme d’échec. Ce ne serait qu’affaire de volonté personnelle. L’entreprise aurait ainsi grand intérêt à proposer à ses salariés d’utiliser ce média toujours disponible, sur lequel fleurissent Mooc (Massive open online courses, des cours en ligne ouverts à tous) et autres e-learning, souvent accessibles gratuitement.
Dans un monde en mouvement permanent, chacun devrait se tenir prêt à gérer ses apprentissages en continu, à maintenir son professionnalisme et son employabilité. La création d’un compte personnel de formation (loi du 5 mars 2014 sur la formation professionnelle), précédé de la signature d’un accord national interprofessionnel (le 14 décembre 2013), met d’ailleurs en « forme juridique » cette idée de tout un chacun gérant son capital de connaissances et de compétences de manière individualisée et en fonction de sa propre histoire. Ce discours, devenu banal, mérite pourtant d’être questionné. Sous ses airs convenus, il cache des zones d’ombre que nous voudrions exposer ici sous la forme de trois questions.
L’utilisation d’internet pour apprendre, entend-on, devrait d’abord être au service de ceux qui n’ont pas réussi dans le système scolaire. N’est-on pas dans un univers non personnalisé, où la relation maître élève disparaît au profit d’un espace ludique ? L’univers numérique est d’abord celui des jeux, de Facebook, des vidéos en ligne, de l’accès rapide à des informations synthétiques. Bref, rien qui ne ressemble à l’école. C’est un monde sans évaluations ou jugements autres que ceux des internautes eux-mêmes. Quand on « like » un site ou une nouvelle, on est bien loin de la note de l’école ! Chacun y est son propre maître et choisit son rythme et son cheminement. À la limite, les individus déjà formés, qualifiés, à l’aise avec le fait de se former tout au long de la vie et sachant le faire dans les lieux institutionnels classiques n’auraient pas besoin de passer par le numérique. En revanche, pour ceux qui ont détesté l’école, y ont échoué, en ont été rejetés, le web semble offrir une deuxième chance et mettre à disposition l’ensemble des contenus qui n’ont pu être assimilés par la voie scolaire classique.
Malheureusement, les choses ne fonctionnent pas comme cela ! Si les dispositifs numériques peuvent effectivement casser la référence scolaire et permettre une autre forme de relation au fait d’apprendre, l’apprentissage restera beaucoup plus difficile pour ceux qui ne sont pas à l’aise dans le rapport au savoir. Car une des caractéristiques du savoir sur le web est d’être peu structuré, d’être « éclaté » en différents sites, rubriques, catégories. Pour que ce savoir prenne sens et devienne occasion d’apprentissage, il faut pouvoir refaire les liens implicites, ordonner les choses et comprendre les relations existant entre diverses données. Et pour faire cet exercice de catégorisation et de mise en liens, il faut déjà posséder avoir intériorisé une « carte mentale » pour situer les savoirs les uns par rapport aux autres. Alors il devient possible d’ajouter, de modifier à la marge, d’enrichir, de faire évoluer ses savoirs. Ceux qui sont déjà formés savent se repérer dans le monde d’internet, le mettre à profit pour faire progresser leur connaissance d’un sujet. Ceux qui savent déjà sont ceux qui savent apprendre encore plus. À l’inverse, ceux qui ont le plus besoin d’apprendre en dehors de l’école sont ceux qui peuvent le moins le faire sur internet.
Ceux qui savent déjà sont ceux qui savent apprendre encore plus sur internet.
Faut-il s’arrêter à ce constat pessimiste ? Au contraire, le numérique peut représenter une vraie piste pour les peu qualifiés, les « décrocheurs » ou simplement les esprits peu scolaires. Les arguments qui insistent sur le caractère ludique, privé, dédramatisé et gratuit du numérique sont de poids. Mais, dès lors que les apprentissages ne sont ni automatiques ni naturels, à quelles conditions peuvent-ils avoir lieu ? Quels verrous faire sauter ?
L’apprentissage est un processus – et non un moment – qui appartient en propre à l’individu, qui dépend de lui – et non d’un dispositif ou d’un maître – et suppose l’appropriation d’un savoir. Cette appropriation passe, entre autres, par le fait d’intégrer des connaissances nouvelles dans les structures existantes, pour les enrichir, les recomposer, leur redonner sens autrement. Elle est largement facilitée par la conscience de savoir. Dans le cas d’un adulte dans le monde du travail, la preuve de cette appropriation est la capacité de l’apprenant à utiliser ce savoir en situation professionnelle. Il ne suffit pas d’avoir pris connaissance d’une information pour avoir appris ! Dans le cas d’apprenants qui ont été en échec scolaire, ce processus peut parfaitement se mettre en place mais en passant par le faire, l’expérience, les mises en situations réelles. Car l’univers virtuel est en fait un univers souvent conceptuel, fait de mots, de références, de réseaux de notions implicites. Si l’on veut que les adultes peu scolaires s’y retrouvent, il faut réunir trois conditions.
La première est de donner aux apprenants les clés nécessaires pour intégrer de nouveaux savoirs. Et, surtout, de ne pas faire comme si l’apprentissage numérique était une simple affaire de motivation ou de volonté. Situer une information nouvelle par rapport à d’anciennes suppose… d’en avoir ! Définir la nature, le périmètre et les caractéristiques de ces alphabets (savoir utiliser les nouveaux médias, repères temporels et spatiaux, repères scientifiques…) et savoirs de base (question qui mérite d’amples développements) est un des plus grands défis de l’école, avec une question complémentaire sur les modalités d’acquisition dans une société digitale. Quand ces savoirs ne sont pas maîtrisés, il est indispensable d’aider les adultes à ne pas brûler les étapes et à commencer par là. Internet peut d’ailleurs représenter un média utile pour ces acquisitions, mais on n’y trouvera que ce que l’on sait chercher.
La deuxième condition concerne l’accompagnement. Plus les apprenants ont des savoirs peu structurés, plus ils ont été en échec dans les apprentissages antérieurs, plus la présence d’un pédagogue (tuteur, guide, coach, accompagnateur ou formateur, peu importe le titre qu’on lui donne) est importante. Internet ne pourra débloquer des situations difficiles par la simple magie du : « Quand je veux, où je veux… » Au contraire, cette injonction à vouloir peut produire l’effet inverse. Comment vouloir ce que j’ai raté ? Comment penser que ma simple volonté fera office de capacité ? Cette vision héroïque de l’individu redresseur des torts que l’école (ou sa famille, ses origines, sa situation sociale et économique) lui aurait faits est presque perverse. Elle demande à l’individu d’avoir dépassé et sublimé ses échecs, comme s’ils n’étaient qu’une épreuve à franchir et non des éléments constitutifs de son identité actuelle. Un peu comme si l’on disait : « Pour vous en sortir, il suffit de vouloir vous en sortir ! Pour apprendre, il suffit de vouloir apprendre ! » Le désir d’apprendre suppose une confiance en sa capacité d’apprendre, un « sentiment d’efficacité personnelle » qui fait justement défaut à ceux qui ont trop connu l’échec. Dans la plupart des cas, ce retour vers une posture d’apprenance ne se fera pas tout seul. Et il ne faudrait pas que quelques exemples admirables permettent de renvoyer la majorité à une solitude d’autant plus grande qu’elle est accentuée par le web.
La troisième condition relève plus des modalités pédagogiques. Si le web peut être en soi un puissant média de l’apprentissage, ne serait-ce que par la richesse étonnante de toutes les informations qu’il contient, en revanche, pour ceux qui ont été en échec, il évoque aussi l’abstraction, les concepts, les mots. Du même coup, les questions d’articulation entre réel et virtuel seront au cœur des apprentissages. Nous faisons l’hypothèse qu’une société digitalisée engendrera un retour des dimensions relevant du faire, du toucher, de la construction matérielle, de la réalisation « avec ses mains », et cela d’autant plus pour ceux qui ont été mal à l’aise avec l’univers scolaire. Internet devra prendre place au cœur d’une pédagogie de l’alternance entre connaissance et mise en pratique dans le monde réel. C’est à cette condition qu’il sera une aide efficace pour ceux qui ont besoin d’apprendre en passant de l’abstraction au concret et vice versa. Les dispositifs dits d’alternance ou d’apprentissage (au sens juridique) sont parmi les meilleurs quand ils sont bien conçus et bien accompagnés.
Mais quelle est l’utilité de ces apprentissages ? Pourquoi passer du temps sur un Mooc, un e-learning ou un site aussi intéressant soit-il, si cela n’a d’autre utilité que sa propre culture ? Certes, des individus sont par nature, par goût ou par éducation en démarche d’autodidaxie. Curieux et ouverts partout où ils sont, ils apprennent pour le simple plaisir d’en savoir toujours plus. Pour ceux-là, internet est un extraordinaire terrain de jeu, une fantastique opportunité de développement.
Mais ceux-là ne posent pas problème. Ce sont les autres qui nous intéressent. Dès lors que, pour eux, l’injonction paradoxale à la motivation personnelle ne suffit pas, il convient de se demander pourquoi – et pas seulement comment – ils peuvent tirer profit d’internet. La motivation extrinsèque est bien souvent indispensable pour soutenir l’effort individuel. Quelle est donc la « valeur » de ces apprentissages ? C’est sans doute le grand enjeu des Mooc que de répondre à cette question. Pour tous ceux qui investissent dans ces formes d’apprentissage, il est indispensable de pouvoir donner une valeur sociale à cet effort. Concrètement, quelles seront les modalités de certification à la suite de ces formations ? Quelle sera leur notoriété dans le monde professionnel ? Permettront-elles d’obtenir un travail ou une promotion ? C’est la même approche que les partenaires sociaux ont adoptée quand ils ont considéré que les formations accessibles par le « compte personnel de formation » devaient être inscrites au Répertoire national des compétences professionnelles. L’effort de formation doit être soutenu, valorisé. Il doit surtout faciliter la mobilité, sécuriser les parcours et permettre d’accéder au marché du travail en meilleure posture. Pour cela, il doit correspondre à une qualification reconnue et recherchée sur le marché. Sans doute existe-t-il d’autres pistes pour penser la valorisation de ces démarches de formation sur internet (classements, prix, certification externe…), pourvu qu’elles soutiennent l’effort consenti par des individus au travers d’une reconnaissance objective et concrète de leurs apprentissages.
Nous avons pris ici le parti d’une mise en garde vis-à-vis de l’idée qu’il suffit de mettre les « décrocheurs » de toute sorte face à un écran pour qu’ils s’en sortent… avec un peu de volonté ! C’est méconnaître profondément la nature des processus d’apprentissage. Apprendre n’est pas qu’une démarche intellectuelle qui relèverait du bon vouloir individuel. C’est un processus complexe qui associe des dimensions certes cognitives, mais aussi sociales, psychologiques, culturelles… C’est en resituant l’apprentissage des plus démunis scolairement dans l’ensemble de ces aspects qu’on réussira à tirer profit au mieux d’internet.
Ceci étant dit, le monde digital est aussi une formidable opportunité pour créer d’autres approches pédagogiques, inventer d’autres manières d’apprendre et réussir des démarches qui auraient été vouées à l’échec il y a peu. Parce que l’environnement numérique est porteur d’une nouvelle relation au monde, aux savoirs, au travail, il ouvre des perspectives qui ne peuvent que laisser optimiste. À nous de les explorer en restant vigilants sur les conditions de réussite !
C’est sans doute dans cette construction de cartes mentales que l’école a échoué avec ces adultes en difficulté.
D’où l’importance de la métacognition et de la réflexivité dans les processus d’apprentissage, sujets largement développés dans Sandra Bellier, Ingénierie en formation d’adultes. Repères et principes d’action, Liaisons, 2002 [2e édition, 2000].
Cf. S. Enlart et Olivier Charbonnier, Quelles compétences pour demain ? Les capacités à développer dans un monde digital, Dunod, 2014.
Albert Bandura, Auto-efficacité. Le sentiment d'efficacité personnelle, de Boeck, 2002 [1997, trad. de l’anglais par Jacques Lecomte].
Philippe Carré, L’apprenance. Vers un nouveau rapport au savoir, Dunod, 2005. P. Carré définit « l’apprenance » comme un ensemble durable de dispositions favorables à l’action d’apprendre dans toutes les situations.
Aux éditions Dunod : S. Enlart et O. Charbonnier, Faut-il encore apprendre, 2010 et À quoi ressemblera le travail demain ?, 2013.
Le succès de Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail (La Découverte, 2010) témoigne de cet engouement pour le retour au travail manuel.