Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Quels pouvoirs ont les victimes ?

Sacrées victimes !

Prières pour les victimes des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, Espagne © Manuel González Olaechea y Franco/Wikipedia/CC
Prières pour les victimes des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, Espagne © Manuel González Olaechea y Franco/Wikipedia/CC
Pendant longtemps, l’État a pu arracher les victimes à leur sort en leur permettant de dépasser leur situation, de trouver une réponse à leur douleur. Aujourd’hui, le retrait de l’État et du politique nous laisse nus face au malheur. La victime est alors sacralisée : nous attendons d’elle cette transcendance dont elle est la preuve et la négation.

Tant pour les individus que pour les sociétés, il n’est possible de vivre que s’il existe un système de récupération de ce qui est négatif, un mode de compensation du malheur, de l’injustice et de la culpabilité. Dès lors qu’il y a des victimes, il importe pour la société, quelle qu’elle soit, qu’elle leur porte secours, d’une manière ou d’une autre. Ainsi faut-il transformer la victime en « autre chose », c’est là une donnée première de la nature humaine. Comprendre l’enjeu demande un détour. La seule possibilité connue dans cette direction est la position d’une transcendance qui permette d’inscrire les actions finies dans un sens infini, capable de les reprendre et de les transformer, de les sublimer. Il faut dès lors une puissance transcendante, capable de l’impossible, capable, par exemple, d’arracher la victime à son sort de victime, en se substituant à elle dans le mouvement par lequel elle supprime le mal.

Dans la société moderne (disons depuis au moins le XIXe siècle et la conceptualisation de l’État par Hegel), cette transcendance a été assumée par le politique. L’État ne peut accomplir ce prodige, compenser le mal, que parce qu’il est ce qu’il y a de plus réel, que tout ce qui s’accomplit en lui est rationnel, c’est-à-dire vrai d’une vérité qui ne passera pas, même si, historiquement, elle est appelée à prendre d’autres formes imprévisibles. « Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel. » Cette expression a un sens très précis : il y a, dans l’histoire, des structures indépassables, que l’on retrouvera nécessairement sous d’autres formes, mais intactes. L’État est l’une de ces réalités. Il est, au moment où Hegel écrit, ce qu’il y a de plus objectif. Et, là encore, le sens est précis : l’État ne se tient pas au-dessus des individus comme une force contraignante extérieure, mais il est en eux ce qui permet d’avoir des relations objectives, c’est-à-dire pas seulement subjectives et privées. Autrement dit, l’État constitue en chacun sa capacité de considérer le bien commun comme partie constitutive de son intérêt propre. Cette proposition hégélienne n’a pas la rigidité et le caractère dogmatique qu’on lui prête : l’État est, en 1821, la forme que prend la transcendance politique – mais nul ne saurait prétendre savoir quels seront ses avatars ultérieurs. La philosophie est cette chouette qui ne sort qu’au crépuscule et ne peut penser que ce qui a fait son temps, que ce qui est déjà mort. Mais ce qu’elle a pensé ne passera pas, revivra, d’une manière ou d’une autre, en des formes neuves qui sont l’histoire. Que toute vie individuelle se trouve donc inscrite dans plus grand qu’elle par la médiation du politique et que ce soit cette inscription qui, entre autres, donne son sens aux événements, en particulier quand ils prennent la forme du malheur, cela nous le tenions pour acquis.

La victime est devenue l’emblème de notre nouvelle compréhension de l’histoire.

Or nous assistons depuis une cinquantaine d’années au retrait non seulement de l’État, mais aussi, peut-être, du politique lui-même. La compréhension de ce qu’est une victime n’est pas étrangère au processus. Sans doute est-ce là, en effet, pour l’essentiel, la conséquence d’une triple gueule de bois survenue après la Seconde Guerre mondiale, la découverte de la Shoah et l’effondrement de l’URSS, avec la transformation de l’espoir que celle-ci a pu représenter en cauchemar : la perte de confiance dans le politique s’est accomplie sur fond d’immenses cimetières sous la lune et dans l’évocation de l’interminable cohorte de millions de victimes. À tel point que la victime est devenue l’emblème même de notre nouvelle compréhension de l’histoire. Dès lors, toute situation douloureuse convoque dans notre imaginaire, sans guère de médiation, ce que nous n’avons pas encore digéré de notre passé et qui traîne à nos portes sans pouvoir disparaître : le nazisme, l’extermination, le goulag, l’absence de sens historique. Nous ne croyons plus à la transcendance politique et historique, elle a fait trop de victimes – et c’est la victime, dans son malheur infini, qui recueille sur elle toute transcendance disponible. Les victimes sont désormais à la fois l’affirmation de la transcendance et de son impossibilité, puisqu’elles témoignent infiniment de son absence : si la transcendance était là, les victimes cesseraient d’être des victimes pour devenir des héros, des martyrs, que sais-je ?, mais plus des victimes. Mais tout aussi bien, si les victimes sont ainsi capables d’effacer la transcendance, c’est parce qu’elles sont devenues sacrées, que nous tournons autour d’elles, en manque de la transcendance disparue.

Une société de contrats

La sacralisation sans sacré des victimes s’opère sur un fond très particulier qui lui donne sa coloration propre, incitant, à terme, chacun à se considérer comme victime potentielle. Le premier moment du processus veut qu’avec le retrait du politique les relations entre personnes se soient trouvées profondément remaniées. Puisqu’elles ne peuvent plus être fondées dans l’objectivité de l’État, il ne leur reste plus que l’espace interpersonnel. Autrement dit, toutes les relations deviennent contractuelles. Aucun contrat ne peut se dépasser lui-même, à moins que, comme chez les grands classiques, Hobbes ou Rousseau, il ne fonde justement le politique, la transcendance. Désormais, nous sommes entre nous, le contrat n’engendre plus de Léviathan, « dieu mortel » capable de s’interposer entre les citoyens, afin qu’ils puissent vivre en paix sans s’entre-tuer (Hobbes) ; il n’engendre plus la loi, issue d’une volonté générale sainte et infaillible1 (Rousseau). Dès lors, c’est l’horizon le plus borné qui sert de cadre au vivre ensemble. On a quand même vu, naguère, un candidat à la présidence de la République fonder ses campagnes et son action sur le refus le plus explicite de toute transcendance, répondant résolument « oui » aux trois tentations du désert2… Oui au seul pain (« travailler plus pour gagner plus »), oui à l’adoration du pouvoir (puissants, vous êtes adorables et je vous convie à fêter ma victoire), oui à la tolérance zéro devant tout danger, quel qu’il soit, d’où l’inflation inouïe de lois pénales ne visant plus à mesurer le crime pour le châtier, mais à le rendre impossible.

Le second moment qualifie cet horizon en le dramatisant. Par certains aspects, certes, l’affaiblissement du politique est libérant. La capacité du politique de se constituer en transcendance sans sombrer dans le ridicule était liée à la promesse que la réalité est en train de se modifier et de s’amplifier, que toute souffrance et tout échec sont appelés à devenir autre chose. Mais il n’y a plus de promesse de l’histoire. La banalisation des relations n’engendre pas le sentiment de sécurité qu’on pourrait en attendre, mais, bien au contraire, une société de la peur, une sorte de terreur, tantôt paroxystique, tantôt très diffuse. Dans tous les domaines (celui du travail en particulier), il n’est pas question d’échouer, car rien ne peut compenser l’échec. Tout est toujours, à tout moment, menacé et remis en question. Si j’ose dire, il n’y a plus de brouillon, nos vies s’écrivent directement « au propre », puisqu’il n’y a rien d’autre à attendre. Du même mouvement, chacun est constamment responsable de tout ce qu’il fait devant les autres, puisque ses actes peuvent menacer l’essentiel qui est devenu le plus banal. Mais, sous prétexte d’un accroissement de sa responsabilité, chacun se trouve vidé de son autorité propre : le sens de votre vie n’est pas celui que vous prétendez lui donner, mais celui que les contrats passés lui donnent. Bref, l’envahissement du respect des procédures participe de la même philosophie, qui est aussi un engouement pour la transparence.

Chacun est constamment responsable de tout ce qu’il fait devant les autres, puisque ses actes peuvent menacer l’essentiel qui est devenu le plus banal.

Enfin, tout, dans cette compréhension, dit que nous sommes des êtres de besoins (finis) auxquels il faut donner satisfaction, sous le contrôle omniprésent de la communauté, et non des êtres de désir (infini). Paradoxalement, cette situation rejoint celle faite aux citoyens des États totalitaires, avec quelques différences abyssales. C’est, en effet, et au contraire, en affirmant son absolue transcendance que l’État totalitaire revendique l’accomplissement en lui des promesses de l’histoire et, par ce geste, draine, assèche, épuise, lui aussi, (ou du moins le prétend-il) toute capacité des citoyens à s’ériger en producteurs de transcendance, réduisant leur vie effective à l’accomplissement de ce qu’elle est, les réduisant, eux, à quêter la satisfaction de leurs simples besoins. Mais l’immense différence est que la transcendance de l’État totalitaire lui permet de considérer les individus comme sacrifiables, alors que nous sommes en passe de devenir de simples individus porteurs de besoins, mais non sacrifiables. C’est notre propre capacité à devenir des victimes qui nous garantit le caractère sacré de notre personne. C’est parce que nous sommes des victimes potentielles que nous pouvons vivre dans un espace, pour ainsi dire, sans courbure politique.

Que la victime demeure victime

Ainsi la victime apparaît-elle, aussi bien en tout autre qu’en nous-mêmes, comme la seule preuve que nous ne sommes pas des animaux, notre indignation et notre empathie témoignant pour nous et garantissant que nous sommes bien des humains. Cette situation n’est pas saine et pousse à commettre, semble-t-il, un contresens assez énorme sur ce qu’est une victime, qui va jusqu’à entretenir d’étranges relations avec la mort. Naguère encore, il a été demandé (ou il a été question de demander) aux enfants d’intérioriser la mort sous chacune des formes de nos désillusions : lecture de la lettre de Guy Môquet dans les lycées pour la Seconde Guerre mondiale, adoption par chacun d’un enfant mort en déportation pour la Shoah, minute de silence à observer dans les écoles après les assassinats commis par Merah (le terrorisme islamiste représentant le meilleur ennemi nécessaire et le meilleur exemple d’idéologie politique criminelle depuis la chute de l’URSS). Ce dernier exemple est peut-être le plus significatif : on demandait aux victimes potentielles de se percevoir comme telles et de porter le poids que les non victimes, les adultes, auraient dû porter à leur place. Il eût été logique, en effet, de signifier aux enfants que cette affaire ne les concernait pas, parce que leurs parents et tous les responsables, dans la Cité comme dans l’école, étaient là, précisément, pour que cette confrontation n’ait pas lieu.

Notre temps a compris que la toute-puissance passait par la victime, mais en la bloquant en elle, faute de lui trouver l’espace transcendant où la déployer.

Ce qui est requis des victimes par l’air du temps peut être interprété comme une sorte de perversion ; un retournement ou une mise sens dessus dessous de la tradition qui fonde notre culture. La victime, en effet, occupe une place centrale dans l’Ancien Testament, son cri et son sang versé sont la convocation majeure de la justice d’Adonaï, de Celui qui dit « Assez ! » et rétablit le droit à main forte et à bras étendu. La kénose3 du Christ (l’infini abaissement de la victime infiniment innocente) est le passage par lequel se manifeste la gloire du Père dans le Nouveau Testament. On dirait que notre temps a compris que la toute-puissance passait par la victime, mais en la bloquant en elle, faute de lui trouver l’espace transcendant où la déployer. Une kénose sans résurrection. C’est ainsi qu’en quelques dizaines d’années, on est passé, pour définir le plus grand crime possible, du parricide (qui est un petit régicide, une figure de l’atteinte à la transcendance politique) à l’infanticide pédophile (l’enfant, infiniment innocent soumis à une abjection absolue). La croix signifie la toute-puissance du Père, comme la justice pénale signifiait la toute-puissance de l’État. Désormais, c’est la victime qui est devenue toute-puissante, victime sainte – mais à condition qu’elle demeure victime, qu’elle assume son rôle, qui est sacerdotal, et ne déserte pas la fonction qui est la sienne : se porter garante de notre humanité par l’émotion qu’elle engendre en nous. L’intérêt que notre temps porte à la victime est, par conséquent, fort ambigu. Il faut que la victime demeure victime, il convient de la sacraliser tout en damnant l’auteur du crime – sinon elle rentrerait dans le rang et nous priverait de notre indignation vertueuse.

Que tout soit fait pour que la victime demeure victime. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler la manière dont les médias rendent compte des événements, en particulier la manière dont ils traitent ce qu’ils osent appeler « travail de deuil » et qui est au contraire l’art et la manière de ne jamais en sortir, en enfermant la victime dans sa relation au responsable de son malheur. Ou encore, pour rester dans le domaine de la justice pénale, la procédure qui recommande aux juges de l’application des peines d’informer les victimes ou leurs proches de la sortie de prison de leur agresseur. Dans les cas les plus graves, c’est donc quinze ou vingt ans après les faits qu’on vient vous rappeler à votre fonction de victime vigilante, et si vous aviez tout fait pour vous reconstruire en ayant le culot de commencer d’oublier, hé bien, vous êtes rappelé à plus de sérieux !

Déplacement des enjeux sociaux

Il ne faut pas croire que la sacralisation de la victime lui vaille une situation tellement meilleure que celle qui lui était faite autrefois. Il est vrai qu’il fut un temps ou la notion de victime n’existait pratiquement pas – la justice parlait de plaignant ou de partie civile. Il est vrai que la voix de très nombreuses victimes demeurait totalement inaudible – en particulier celle des femmes victimes de viol ou de violences conjugales, celle des enfants aussi – et qu’à cet égard bien des choses ont changé. Ainsi s’opèrent des ouvertures qu’on aurait tort de minimiser. Mais on ne pourra le faire que si on se rend également attentif à un phénomène à la fois d’esquive et de généralisation victimaire.

Nous cherchons des victimes saintes, à contempler, mais auxquelles nous demandons de ne pas être trop proches de nous, de ne pas nous gêner.

Par le premier aspect, il s’agit de se demander s’il est bien certain que notre temps s’intéresse tant que cela aux victimes. Nous avons, comme disait déjà le père Yves Congar, le cœur dur et la tripe sensible. Nous cherchons des victimes saintes, à contempler, mais auxquelles nous demandons surtout de ne pas être trop réelles, de ne pas être trop proches de nous, de ne pas nous gêner. Les victimes, en particulier celles du système économique assez féroce qui est le nôtre4 et dès lors qu’elles bénéficient d’une aide réelle, sont volontiers perçues et décrites comme des personnes assistées, des parasites qui croient encore que l’État est riche, puissant et providentiel, alors qu’il n’est qu’un monstrueux appareillage empêchant les véritables rapports de se mettre en place, puisque telle est la caricature de l’État vue depuis l’absence du politique. Nous excellons aussi dans l’art de trouver des victimes de victimes, de telle sorte que nous puissions refuser à ces dernières un statut si précieux, ou dans l’art de ne pas les percevoir du tout. Je me souviens d’un formidable déni à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. La Shoah n’était pas un thème de préoccupation. Le grand sujet était la peur d’une reprise de la guerre entre les deux blocs et la terreur qu’inspirait la bombe atomique. Quant aux survivants des camps de concentration, nous les considérions, certes, avec effroi, mais aussi avec répulsion ; ils portaient sur eux les stigmates d’un malheur si épouvantable que nous ne pouvions reconnaître leur dignité que d’une manière tout intellectuelle et pas du tout affective. Nous chahutions nos profs rescapés avec la même allégresse que les autres et l’idée que nous aurions dû être terrassés par la perception de notre bêtise et de notre cruauté ne nous effleurait pas. Il a fallu attendre qu’ils meurent ou qu’ils ne portent plus les marques de ce qui nous apparaissait comme leur déchéance pour que nous osions nous approcher du gouffre qui venait de s’ouvrir dans l’histoire, les prendre en considération et les reconnaître comme victimes exemplaires, mais en leur absence. Pour être central, notre rapport contemporain aux victimes n’en est donc pas moins, surtout, imaginaire.

Dans cet espace de la représentation collective, la fonction assignée à la victime, outre son rôle de représentante du sacré, est de permettre un déplacement des enjeux sociaux et c’est par là que s’accomplit la généralisation victimaire. En termes de statut social, être victime est à la fois insupportable et très sûr. Très sûr, puisque toute victime trouve dans son malheur une sorte de niche inexpugnable qui joue comme un droit. Un droit qu’elle a à revendiquer mais pas à construire, puisque, par essence, son malheur ne dépend pas d’elle mais d’un ou plusieurs autres, voire de la société tout entière. Son innocence lui est consubstantielle et la délie de toute responsabilité. Elle n’y peut rien. La passivité fait partie de l’essence de la victime. Mais sa situation est aussi insupportable, sinon ce ne serait pas une véritable victime. Il faut donc se porter à son secours, il faut que cette situation cesse, il faut agir. Et là, de deux choses l’une : ou bien le malheur est irréversible – et ce seront les ressources symboliques qui seront mobilisées, comme en témoigne l’évolution du langage parlant de « personnes à besoins spécifiques » là où l’on disait  « invalides » (le boulevard qui porte leur nom à Paris est pourtant l’un des plus prestigieux) – ou bien une action est possible, et alors la plainte se trouve portée comme telle, comme plainte dans le champ public. La plupart des revendications, en particulier professionnelles (mais pas seulement, voyez les associations de défense des droits des locataires ou des consommateurs), ne s’appuient pas sur l’idée de combat, de conquête, d’amélioration, voire de transformation de la société, mais sur celle de victimisation. Ainsi, par exemple, le droit du travail se trouve-t-il progressivement remplacé par l’ouverture de procès pour harcèlement. On est passé de préoccupations collectives (quelles lois d’encadrement pour le travail ?) à des enjeux individuels (qui me fait grief et comment trouver compensation ?). Au terme, l’espace des combats se trouve, de toute façon, d’une manière ou d’une autre, ramené à l’arbitrage, c’est-à-dire sans ouverture vers l’extérieur, comme si la distinction entre espace privé et espace public n’avait plus de pertinence. La fonction jouée par la victimisation dans cette réduction peut paraître décisive. Si tout dysfonctionnement, si toute présence du mal, se réduit à produire des victimes, quitte à ce qu’on se porte à leur secours, alors les enjeux politiques n’ont plus aucun sens. En tant que victimes, il n’y a, en effet, aucune différence entre un enfant tué à Oradour-sur-Glane et un enfant tué à Hiroshima. Il y a pourtant sens à distinguer entre le nazisme et la démocratie américaine.

Où est passé le politique, c’est-à-dire l’énergie capable de faire réellement leur place aux victimes et à leurs exigences en les arrachant à leur sort ?

Si ces analyses ne sont pas trop fausses, alors il est impératif de répondre à deux questions. Où est passé le politique, c’est-à-dire l’énergie capable, entre autres, de faire réellement leur place aux victimes et à leurs exigences en les arrachant à leur sort ? Et puis, si notre temps fait un contresens sur ce qu’est une victime, quelle serait la droite compréhension de son statut ? On n’aura pas l’outrecuidance de répondre. Deux remarques cependant. Ce qui fait qu’une victime est une victime n’est pas le mal dont elle a été victime (ni même le bien dont elle est privée), mais la possibilité, toujours intacte, du bien dont elle porte, bien malgré elle et en négatif, le témoignage. C’est dire que le politique, actuellement, se tient là où s’affirme la possibilité de la justice, c’est-à-dire la possibilité de créer des relations sociales plus fortes que tout ce qui chercherait à les amoindrir.



J'achète Le numéro !
Quels pouvoirs ont les victimes ?
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Aux origines du patriarcat

On entend parfois que le patriarcat serait né au Néolithique, près de 5 000 ans avant notre ère. Avant cela, les femmes auraient été libres et puissantes. Les données archéologiques mettent en doute cette théorie. De très nombreux auteurs, de ce siècle comme des précédents, attribuent la domination des hommes sur les femmes à l’essor de l’agriculture, lors du Néolithique. Cette idée est largement reprise dans les médias, qui p...

Du même dossier

Prendre soin des victimes de la torture

Quand on a été torturé, être reconnu comme victime, c’est accéder à un statut, mais aussi risquer d’être enfermé dans le traumatisme. Au Centre de soins Primo Levi, des professionnels de la santé et du droit accompagnent des demandeurs d’asile au-delà de la souffrance. Créé en 1995, le Centre Primo Levi s’adresse aux personnes victimes de violences politiques, exilées en France. Par l’action de son centre de santé, il « prend soin » des personnes qui ont été confrontées à l’intentionnalité malve...

Justice réparatrice : reconnaître notre humanité au-delà du crime

Depuis quelques années, la justice restaurative est apparue en France, en s’inspirant notamment de ce qui se fait au Canada à travers la justice réparatrice. À quels besoins répond-elle ? Comment se déroulent les rencontres détenus-victimes ? Quelles conditions permettent aux uns et aux autres de se libérer ? Au Canada, c’est à l’initiative de travailleurs sociaux et d’aumôniers que sont nées les premières expériences de justice réparatrice1. Mais les racines en sont beaucoup plus anciennes. Il ...

La médiation pour retisser les fils du temps

Si l’étiquette « victime » peut rendre le sujet passif, en l’enfermant dans le trauma, le rôle de la médiation est de le dé-victimiser, de le mettre en condition de participer activement à l’élaboration d’une issue satisfaisante pour tous. Le terme « victime » n’existe pas dans le code pénal italien1. Celui-ci ne parle que de la « personne offensée par le délit2 », manifestant ainsi sa limite et les conséquences juridiques qui en découlent. La victimologie est d’ailleurs une science récente, qui...

Du même auteur

La signature des libellules

L’extraordinaire beauté de la nature interroge d’autant plus qu’elle semble radicalement gratuite. Le philosophe, photographe et odonatologue Alain Cugno nous livre les morceaux choisis d’une fascination philosophique pour les libellules. Les libellules, en tant qu’insectes, ont payé un très lourd tribut à notre mode de vie. Passant la majeure partie de leur vie à l’état larvaire dans les eaux douces, elles se trouvent menacées par la diminution dramatique des mara...

Trois pistes pour refonder la représentation

Fonctionnement en circuit fermé, sacralisation du vote, oubli des non-humains… Nombreux sont les écueils qui menacent la représentation. Le philosophe Alain Cugno propose trois pistes pour refonder cette notion essentielle à notre démocratie. Les enjeux liés à la démocratie sont colossaux et celle-ci est vraiment en danger. À cet égard, il n’existe aucune solution de rechange : ou bien nous vivrons en démocratie, ou bien nous ne vivrons pas une vie polit...

Sans conflit, point de démocratie

Pourquoi tant de débats se révèlent-ils aussi violents que stériles ? Entendre un avis opposé au sien peut être perçu comme une menace par l’individu. Pourtant, débattre, c’est accepter de voir que l’autre détient une part de vérité que je n’ai pas. Mise en perspective philosophique. Quelle est l’essence du politique ? Aristote en a posé les bases les plus solides par trois traits, déployés d...

1 Que la loi n’ait plus le caractère transcendant qu’elle était censée avoir, l’introduction dans notre droit de la « question prioritaire de constitutionnalité » en témoigne : sous certaines conditions, tout citoyen peut demander que l’on vérifie qu’une loi qu’on prétend lui appliquer ne lui fait pas grief. Les droits individuels sont devenus plus consistants que la loi elle-même.

2 Mt 4, 1-11.

3 Terme théologique, du grec kenosis (vide, dépouillé), qui désigne le fait, pour le Christ, d’abandonner ses attributs divins tout en demeurant Dieu, afin de vivre la condition ordinaire des hommes. C’est comme victime, sur la croix, qu’il se révèle ainsi dépouillé. [NDLR].

4 Lire à ce sujet l’article de Geneviève Defraigne Tardieu, d’ATD Quart Monde, dans ce dossier : « Les pauvres : victimes ou coupables ? » [NDLR].


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules