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Le terme « victime » n’existe pas dans le code pénal italien1. Celui-ci ne parle que de la « personne offensée par le délit2 », manifestant ainsi sa limite et les conséquences juridiques qui en découlent. La victimologie est d’ailleurs une science récente, qui date de la moitié du XXe siècle3. Or une caractéristique de cette discipline consiste à comprendre la victime dans sa passivité vis-à-vis d’une agression ou d’un choc, subi contre sa volonté. L’on ne parle pas seulement d’un délit – un événement qui relève de la justice pénale –, mais aussi d’une calamité naturelle, d’une discrimination, d’une maladie, d’une peur… La victime a toujours à faire avec une forme de violence vis-à-vis de laquelle il n’existe pas de moyen de se défendre. Elle incarne la vulnérabilité de l’inerme4 face à une violence hors contrôle. C’est pourquoi la victimologie greffe son fondement sur la question : « Victime de qui ? Victime de quoi ? ». Ce qui veut dire, implicitement, qu’il n’y a pas de victime sans un porteur de responsabilité de l’offense qu’elle a subie. Ainsi, une dialectique se met en place à chaque fois que l’on fait usage de la catégorie de « victime » : parler de victime, c’est toujours parler d’un agresseur.
Comment faciliter l’issue d’une situation conflictuelle sans provoquer une souffrance ou un traumatisme supplémentaire ?
Pourtant, le problème ne se pose pas seulement à ce niveau. Pratiquer la médiation, c’est plutôt poser la question : comment faciliter l’issue d’une situation conflictuelle sans provoquer une souffrance ou un traumatisme supplémentaire ? Quel dispositif peut aider à obtenir ces effets ? Et comment dépasser la dialectique victime-agresseur, sans manquer le rendez-vous avec la reconnaissance de tout ce qui est important pour les parties en cause (deux ou plus) ?
La médiation est d’abord un dispositif. Ce qui veut dire qu’une situation de médiation « dispose » les sujets qui y sont engagés. Elle les dispose, en particulier, à prendre la parole à la première personne autour de questions délicates qui les concernent. Par exemple, tout ce qui tourne autour de la souffrance est à considérer comme un thème délicat dont on ne parle pas avec n’importe quel interlocuteur.
De façon très concrète, la médiation5 se développe autour d’une table avec, d’un côté, deux ou trois médiateurs et, de l’autre, les porteurs du conflit. L’on commence toujours par les récits (deux ou plus), chaque partie étant invitée à prendre la parole et à proposer sa version des faits. Le deuxième temps appelle à mettre au jour l’expression du conflit, les médiateurs facilitant l’émersion de tous les éléments nécessaires – non seulement ceux qui aident à comprendre la situation, mais aussi les vécus profonds de ceux qui sont en conflit. La troisième étape envisage la possibilité de « refaire de l’ordre ». Il ne s’agit pas d’arriver à des conclusions strictes ou à des accords formels, mais de commencer à retisser les liens que le conflit a rompus. Le but général du dispositif n’est pas tant d’inventer des solutions que de redécouvrir le visage de l’humain que le conflit a tendance à effacer.
Dès lors, le fait de rester dans la dialectique victime-agresseur à l’intérieur d’une démarche de médiation pourrait être déroutant. Car le but est le rétablissement du dialogue, et non une prise de position juridico-morale en faveur de l’une ou l’autre des parties. Le dispositif de médiation a ainsi pour objectif le rééquilibrage d’une situation que le conflit a déséquilibré. Et pour sortir du conflit, il faut bouger, y compris dans le langage. S’en tenir à la dialectique signifierait renoncer à établir les conditions qui peuvent faciliter la réparation de l’offense subie. La médiation ne nie pas l’injustice, elle lui évite de se transformer en passivité. Ici, les parties en cause s’engagent, selon leurs possibilités, dans un processus d’élaboration d’une issue satisfaisante pour tous.
Les parties en cause s’engagent dans un processus d’élaboration d’une issue satisfaisante pour tous.
La première chose pour sortir la victime de sa passivité consiste à ne pas prendre position en faveur de l’une ou l’autre des parties en conflit. Mais l’on insère un autre paradigme, afin de réintroduire une perspective temporelle que la victimisation, factuelle et judiciaire, a arrêtée. La simple opposition victime-agresseur ne facilite pas ce mouvement de sortie : elle reste fixée sur l’événement traumatique, elle enferme dans un présent dont les parties ne peuvent sortir qu’à condition d’une sentence, qui pourtant peut être très tardive. Ainsi, les sujets risquent de rester « bloqués » à leur trauma pendant un temps très long. Au contraire, la médiation propose de récupérer la perspective temporelle, sans laquelle on risque d’alimenter une sorte de schizophrénie vis-à-vis du présent. Elle appartient à cette forme de justice capable de penser le droit avec d’autres catégories juridiques.
Dans la médiation, l’agresseur n’est pas culpabilisé, ni la victime réduite à un simple objet qui doit être assisté. En remettant en « activité » celui qui avait été mis en condition de « passivité », l’on découvre souvent des ressources supplémentaires, utiles pour mettre en place un processus créatif à la hauteur de la valeur de justice en laquelle nous croyons tous.
De ce qui précède, nous tirerons simplement trois conclusions. En premier lieu, s’engager dans la médiation ne signifie pas en rester aux faits qui ont rendu quelqu’un victime de quelqu’un d’autre, ni vivre le présent comme si rien ne s’était passé. La médiation ne vise pas non plus à rétablir l’état antérieur à l’événement traumatique. Dans les deux cas, ce serait effacer l’unité de l’histoire et du temps vécu. Or, un évènement traumatique peut bien signifier une scission dans cette continuité. Mais le rôle du médiateur est de s’insérer dans cette fracture afin de refaire de l’ordre et d’essayer de retisser les fils du temps, de transformer un mauvais souvenir en quelque chose qui peut être fécond pour celui qui l’a vécu.
Le deuxième point est de reconnaître dans le processus de médiation un outil de dé-victimisation. Il n’y a pas que les faits qui font la victime, il y a aussi le droit : le langage et le processus juridique qui accompagnent le parcours judiciaire risquent souvent de re-victimiser, de redoubler la souffrance du sujet. Au contraire, la médiation s’engage à le faire sortir de cet état de passivité en lui restituant un rôle social6 qui lui est propre.
Enfin, c’est tout un aspect culturel qui est à souligner. La nature politique de l’homme ne suffit pas à rendre nos sociétés invulnérables à toutes sortes de conflictualités. La médiation peut jouer un rôle important, non seulement par le soin qu’elle peut offrir à des situations particulières, mais aussi en sensibilisant la société à une vraie culture de la réconciliation. Il ne s’agit pas tant de diffuser une technique – ce que la médiation n’est pas ! – qu’une façon de penser l’histoire, non pas comme une trajectoire qui serait réversible, mais comme une trajectoire qui a une fécondité dans la mesure où l’on est capable d’assumer ses injustices.
1 La promulgation de l’actuel Code pénal italien, le Codice Rocco, remonte à 1930, alors que l’Italie était encore sous le régime monarchique de Victor-Emmanuel III.
2 « Persona offesa dal reato », cf. Code de droit pénal, art. 120.
3 Hans von Hentig, criminologue allemand, est célèbre pour son livre The Criminal and His Victim, Yale University Press, 1948. Benjamin Mendelsohn, criminologue d’origine roumaine, a forgé le terme de victimologie comme nouvelle discipline scientifique. Cf. B. Mendelsohn, « Une nouvelle branche de la science bio-psycho-sociale : la victimologie », Revue internationale de criminologie et de police technique, vol. XI, n°2, 1956, pp. 95-109.
4 Celui qui est sans arme [NDLR].
5 Cf. E. Iula, « La mediazione penale, strumento di riconciliazione. Un’esperienza francese », Aggiornamenti Sociali, juillet-août 2012, pp. 603-609.
6 Cf. Gabriele Codini (dir.), La vittimologia e le vittime fragili. La situazione in Europa e i servizi di supporto, Franco Angeli, 2010, p. 21.