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Longtemps les victimes n’avaient pas la parole. On ne cherchait pas à les entendre ou elles ne parvenaient pas à s’exprimer. « Hosties » fut, en français, le premier mot pour les désigner : créatures offertes au destin, elles étaient silencieuses. Celui qui avait la parole, c’était le héros qui rétablissait la justice ou le gardien d’un ordre troublé par la violence. La victime elle-même dérangeait plutôt.
Le terme hostie a la même racine qu’« étranger », hostile pour notre tranquillité, d’une « inquiétante étrangeté » (Unheimlich), comme la violence qui y répond, chargée d’un potentiel de force, à la fois mystérieuse et familière1. La victime subissait l’adversité, se sentant même parfois coupable de son sort, le vivant dans la gêne ou la honte. Et l’on préférait l’ignorer. Il a fallu des années pour qu’on puisse parler des victimes des camps de concentration. Les rescapés n’étaient guère appelés à témoigner, comme ils le font aujourd’hui régulièrement dans les écoles… Le film documentaire Shoah, de Claude Lanzmann, ne date que de 1985. Il a fallu des centaines d’années pour que l’on « découvre » les effets de l’esclavage. C’est plutôt de la libération, de la reconstruction que l’on voulait entendre parler.
Plus ordinairement, on ignorait les violences subies par des femmes ou des enfants dans les familles. De multiples raisons expliquaient cette ignorance, quand les victimes ne pouvaient pas ou ne voulaient pas parler : leur vulnérabilité, la honte à dévoiler à d’autres les drames familiaux, des sentiments ambivalents dans les relations, la peur des réactions de celui qui vous a fait du mal ou la peur des jugements – « N’a-t-il pas fait preuve d’imprudence, de faiblesse ? », « Doit-on le croire ? » –, le manque de confiance dans la justice… Comment parler d’une expérience quand celle-ci vous a muré dans l’épreuve, cassant l’estime de soi, laissant dans l’impuissance, dans l’isolement ? Pour rompre le silence, la seule réponse était parfois celle de la vengeance : la loi du talion. Mais la politique (l’État) s’était depuis longtemps réservé le monopole des poursuites. Les victimes restaient comme mises à l’écart, tombées dans les oubliettes de la justice2.
Pourtant, la place que celle-ci a faite aux parties civiles (dès 1906) a vu le balancier pencher en sens inverse. Une parole a peu à peu été accordée aux victimes. Mais c’est surtout à partir des années 1980 qu’une véritable attention leur est prêtée. Les services d’aide se développent. En France, la loi de juin 2000 inscrit dans son titre « la protection des victimes » et le code prévoit que l’autorité judiciaire veille à la garantie de leurs droits. Ainsi se voient-elles reconnaître un véritable statut. Le Conseil de l’Europe le définit ainsi en 2006 : « Toute personne qui a subi un préjudice, une atteinte à son intégrité physique ou mentale, causé par des actes ou des omissions qui voilent le droit3 ».
Mais voici qu’on assiste depuis lors à une véritable montée en puissance de la victime. Elle demande à être reconnue, à connaître toute la matérialité des faits – jusqu’à l’obsession parfois –, plus, peut-être, qu’à surmonter l’épreuve et à quitter son habit de victime. En outre, une « guerre des victimes » (Israéliens contre Palestiniens, par exemple) est mise en scène. On assiste surtout à une tendance à la victimisation4 de la part de tous ceux qui transforment leurs revendications en plaintes (sur les lieux de travail, dans les rapports sociaux…). Il s’agit de susciter l’empathie pour être admis à cette place de victime. Les opprimés adoptent la position qui leur permettra d’être entendus.
Ce succès des victimes, qui obtiennent écoute et indemnités plus que transformation sociale, est le « produit d’un nouveau rapport au temps, au deuil et à la dette, au malheur et aux malheureux5 ». Car, aujourd’hui, la mémoire collective est blessée des drames qu’a traversés notre société : celle-ci ne regarde pas l’avenir avec espérance, mais avec désenchantement face aux désastres déjà subis (guerres, secousses économiques et environnementales, accidents sanitaires, risques alimentaires…). Le risque est devenu l’horizon de notre société. Un enfant, en particulier, qui participe par exemple à une sortie, à un groupe de vacances, doit être d’avance protégé (ne pourrait-il être victime d’accident, d’enlèvement, d’acte pédophile ?). Les précautions et les règles s’amplifient. Et n’est-ce pas finalement nous tous qui serions un jour victimes ? La peur du risque est la marque de notre société – une société assurantielle, où, dès lors, le médecin, le chauffeur, l’enseignant, etc., exigent une décharge.
Les précautions et les règles s’amplifient. Et n’est-ce pas finalement nous tous qui serions un jour victimes ?
Cette peur s’appuie sur un principe de précaution ramené à un principe de prévention, sur des politiques sécuritaires. Les victimes sont là pour donner sens à cette évolution. Elles révèlent ce qui nous est advenu, à travers leur demande de réparation et de législation. Aussi a-t-on vu se multiplier des lois pour répondre à chaque nouveau cas de victime (accident, violence, récidive…). La victime est devenue une figure de nos sociétés : le blessé, le sinistré, la personne frappée de malheur désignent ce que nous pourrions tous être. Désormais, à chaque incident, voici qu’accourent les psychologues et les psychiatres. Leur intervention est requise pour soutenir et consoler les personnes, même celles qui ne le demandent pas. « Notre monde n’a pas inventé la compassion, mais il l’a universalisée6 », dans un humanitarisme coloré de crainte et de ressentiment.
Mais l’empathie pour la victime, qui dit fortement que c’est notre humanité commune qui est en jeu, va-t-elle jusqu’à l’entendre réellement dans sa particularité ? Est-elle écoutée comme « victime » ou comme personne appelée à traverser une épreuve, appelée à être l’auteur d’une trajectoire de vie ? La reconnaître comme telle, ce n’est pas l’enfermer dans une catégorie. Son expérience ne se réduit pas à la souffrance éprouvée. Celle-ci peut être un écran masquant la complexité d’un itinéraire qui se poursuit. Une initiative marquée par des relations à retrouver et transformer, par des conditions de vie dont les aspérités (conditions de logement ou de travail, environnement social) ne se résument pas à l’événement, mais appellent à se réunir pour un projet et pas seulement autour d’une peur. Car c’est bien une parole qu’il faut aider à naître. Une parole où la victime se découvre non pas seulement comme quelqu’un qui subit mais comme sujet, unifié dans son histoire.
Quand, aux deux plateaux de la justice (celui de l’accusation et celui de la défense), s’ajoute un troisième (celui de la victime), lesté du poids de la compassion et de la pression médiatique, ne risque-t-on pas de transformer la victime en « accompagnateur de la répression7 » ? Si le procès est souvent indispensable à la reconstruction de la personne victime, il n’en est, au fond, qu’une étape. Le plus important est de permettre de revivre des liens en sortant de l’isolement victimaire, d’ouvrir des passages entre la souffrance et la dignité humaine. Les initiatives de justice restauratrice ou de droit collaboratif indiquent qu’une autre forme de parole permet de trouver ensemble une issue où chacun est respecté dans sa vérité.
À travers les processus de médiation ou de « vérité et réconciliation », les victimes comme les coupables apprennent à aller au-delà des images dans lesquelles le malheur les a figées. Les personnes du Quart Monde qui participent aux universités populaires échappent au fatalisme, voire à la culpabilité, pour s’exprimer comme capables de résilience, comme de vrais sujets. Ceux qui ont été atteints dans leur intégrité (par la torture, une agression, un deuil, la perte de leurs biens) ou dans leur dignité ne sont pas seulement des « témoins » soumis à la pression des institutions et – plus encore – à celle des médias, attendant qu’ils étalent et ressassent leurs plaintes. Ils sont sur un chemin, souvent ardu, de reconstruction. Le procès, ici, n’est pas le dernier stade.
Donner la parole, c’est, bien sûr, « reconnaître les effets de ce qui a été vécu mais y retrouver un enjeu pour une recomposition de soi, confrontation au désir de vivre8 » que chacun porte, parmi d’autres. Car la parole d’une victime, si elle est entendue, n’est pas seulement celle d’une personne traumatisée. Elle naît dans le dialogue, dans l’expérience de l’écoute par d’autres, avec d’autres, où un sens peut se découvrir. Sa parole n’est pas seulement une plainte, une revendication. Elle donne d’échapper au processus victimaire, dans un projet partagé. Ce qui réunit, ce n’est pas la peur mais la parole, une parole pour traverser, certes, des conflits, mais aussi pour renouer des liens.
1 Sophie de Mijolla-Mellor, préface du livre de Véronique Donard, Du meurtre au sacrifice. Psychanalyse et dynamique spirituelle, Cerf, 2009.
2 Robert Cario, Victimes d’infractions, Répertoire pénal, Dalloz, 2007.
3 Définition adoptée par le comité des ministres du Conseil de l’Europe le 14 juin 2006.
4 Cf. les analyses d’Olivier Mongin, La peur du vide. Essai sur les passions démocratiques, Seuil, 2003.
5 Didier Fassin et Richard Rechtman, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Flammarion, 2011 [2007].
6 René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999.
7 Jean Carbonnier, cité par Alain Spilliaert, « La place de la victime dans le processus judiciaire pénal », Cahiers français, n°377, 2013.
8 Jean-Philippe Pierron, « Douleur, souffrance et mal », Revue Médecine palliative, n° 8, février 2009, pp.39-34.