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Qui décide de ce qui compte ? La question n’est pas récente. Elle était évoquée dès les années 1980 par Marilyn Waring, féministe néozélandaise. « Who’s counting ? » L’interrogation comportait deux facettes : « Qui est digne d’être compté ? » et « qui décide de ce qui compte ? » Portée dans le contexte d’un capitalisme déjà marqué par l’hégémonie de la quantification des faits économiques et sociaux, elle est aussi une invitation, traditionnelle en sciences sociales, à coupler l’analyse des idées (qu’est-ce qui compte, qu’est-ce qui a de la valeur ?) avec celle des institutions qui les promeuvent (qui est aux manettes des comptes ?).
Jusqu’aux années 1980, l’énoncé de ce qui a de la valeur était contenu dans les systèmes des comptes nationaux : a de la valeur ce qui est productif et est productif ce qui entre dans le périmètre des activités échangeables sur le marché. C’est aujourd’hui, peu ou prou, la définition du produit intérieur brut (Pib), bien que depuis 1976, les services non marchands aient été ajoutés. Dictée par la doxa économique, cette valeur ainsi énoncée « dit » aujourd’hui ce qui compte au niveau macroéconomique1.
Le début des années 1990 rompt avec cette vision, largement partagée jusque-là, par le truchement de prises de conscience des effets contreproductifs de la croissance économique sur des aspects vitaux de nos sociétés humaines : l’état écologique de la planète et la fragilisation de la justice sociale. Dans cet article, nous tenterons de mettre en perspective les objectifs et les méthodes du mouvement lui-même hétérogène d’élaboration de ces nouveaux indicateurs, en insistant d’abord sur le contexte dans lequel ces initiatives prennent place.
On ne peut saisir l’enjeu de ce mouvement sans le mettre en perspective avec la dynamique contemporaine d’expansion de la quantification (certains parlent de « quantophrénie2 ») et son illusoire neutralité axiologique.
Dans des États néolibéraux, quelques chiffres prennent les atours de l’argument imparable, élevés en quelque sorte au rôle de mythe (au sens où en parle Marcel Mauss) duquel il est difficile de s’affranchir. Et surtout, ces chiffres semblent légitimer la mise en pilotage automatique de la vie politique3, comme si les questions des richesses et du progrès étaient résolues, comme si la chose politique était d’abord une question d’expertise. La définition de la richesse et de sa mesure serait prise en charge par des organismes indépendants, surplombant en quelque sorte le défi de la construction de l’intérêt général. Des objets flous assimilables à des composants des richesses (développement durable, qualité de vie, bien-être) ne sont plus définis, mais un portefeuille d’indicateurs est régulièrement chargé d’incarner le concept4. Or, bien plus que de simples informations bureaucratiques, les indicateurs fabriquent et donnent à voir une réalité. Ce faisant, ils deviennent des ressources et des contraintes pour ceux qui les utilisent5.
Les chiffres semblent légitimer la mise en pilotage automatique de la vie politique, comme si les questions des richesses et du progrès étaient résolues.
Bien entendu, une histoire de l’expansion de cette obsession pour le chiffre serait à faire pour saisir comment elle s’est répandue. Au niveau macroéconomique, elle trouve ses fondements dans les injonctions à la comparabilité internationale à laquelle les pays sont assignés par des organisations qui en ont parfois fait leur cœur d’activité – Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Eurostat pour l’Union européenne, etc. Elle s’explique aussi par une accélération de la communication. Les experts, et parmi eux les économistes libéraux, ont enfin joué un grand rôle dans l’appui aux gouvernements, invitant à l’extension du règne du calcul économique, tout en s’appuyant sur la transformation des modes d’évaluation des politiques publiques – ces évaluations conduisant inévitablement à une transformation de la nature de l’État.
Nos sociétés sont ainsi guettées par la frénésie de la quantification du monde, avec une distanciation assez faible vis-à-vis des effets pervers de cette dynamique. Les arguments quantifiés tendent à supplanter toutes les autres formes argumentaires dans la persuasion, dans la rhétorique et dans la démonstration. C’est dans ce contexte que sont élaborés ces nouveaux indicateurs. Mais alors qu’il a fallu plusieurs décennies pour que le Pib atteigne un statut largement incontesté (voire de « fétiche ») dans les représentations et les jugements collectifs de ce qu’est la richesse, il peut sembler ambitieux, sinon utopique, d’imaginer que de nouveaux indicateurs, territoriaux ou nationaux, puissent gagner en légitimité. Comment envisager leur circulation, leur diffusion, leur appropriation par des acteurs ?
De multiples initiatives gagnent en audience, soutenues par des institutions internationales, comme l’OCDE ou la Banque mondiale, qui en font une forte promotion. Mais si ces nouveaux indicateurs offrent l’avantage de détourner un peu l’attention de la croissance comme finalité des sociétés, ils ont souvent l’inconvénient de peu répondre aux défis de soutenabilité qu’ils prétendent relever6. Les deux modalités les plus fréquentes, non exclusives, de légitimation des initiatives sont le recours à l’expertise et à la science, et l’expression des individus.
La fin des années 2000 est marquée par une production plus affûtée de connaissances, par une prise de conscience de la finitude de la planète et de la pression anthropique. Les multiples rapports de la décennie 2000 sont symptomatiques de cette progression dans la connaissance (WWF, les Amis de la Terre, mais aussi le rapport Stern7, les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), ou encore les rapports Sukhdev et Chevassus-au-Louis8 sur la biodiversité).
Parmi les nouveaux indicateurs développés depuis le début des années 1990, toute une partie est le fruit de travaux d’experts, souvent économistes. Ces experts sont choisis pour leurs compétences scientifiques et parce qu’ils incarnent une science autour de laquelle règne la confiance. Cependant, eux aussi sont équipés à la fois de leur référentiel théorique, de leur épistémologie scientifique vis-à-vis de la recherche en sciences sociales et de leur système de valeurs. Or ce sont eux qui légitiment « scientifiquement » les choix opérés9.
Le langage privilégié par les experts économistes étant l’unité de compte monétaire, on voit se développer de nombreuses initiatives visant à fixer un prix à des composants de l’activité humaine ou à des biens qui n’étaient pas jusqu’alors considérés selon cette aune. Se développent aussi des mesures monétaires des coûts sociaux et environnementaux des actes productifs des hommes, jusqu’à la monétarisation des services rendus par la biodiversité, voire la quantification du « retour social sur investissement ».
Cette monétarisation des richesses non marchandes et non monétaires présente, certes, pour un temps, l’avantage de marquer les esprits, à l’instar de l’électrochoc qu’a pu provoquer la publication du rapport Stern sur le coût économique de la non-action vis-à-vis des effets du réchauffement climatique sur l’environnement et sur les sociétés. Mais elle souffre de nombreuses critiques, pour partie difficilement dépassables. La principale provient de l’usage même de la monnaie visant à « rendre visible l’invisible », avec deux effets immédiats.
D’abord, cet usage nécessite la construction de prix dans des espaces qui ne les utilisent pas. Des prix fictifs sont élaborés à partir de représentations discutables (le cadre reste utilitariste), et à partir de méthodes parfois controversées. Parmi elles on trouve, par exemple, la méthode du consentement à payer – ou à recevoir. Cette méthode, largement utilisée dans les mesures des services rendus par la biodiversité, établit un prix à partir de questionnaires adressés aux individus, qui expriment leurs préférences en termes monétaires. Sont ainsi posées des questions du type : « Combien seriez-vous prêt à payer pour que la qualité de l’air s’améliore du niveau x au niveau y ? » Plusieurs travaux ont souligné des résistances fortes vis-à-vis de telles enquêtes, qu’elles soient liées à une impossibilité cognitive d’attribuer un montant monétaire à une situation qui en est dépourvue, ou à la volonté politique ou éthique de résister à cette forme de valorisation, attribuant alors un « zéro de protestation » à l’exercice de valorisation, ou le refusant tout simplement10.
Donner un prix à tout, c’est oublier que certains dommages sont totalement irréversibles.
Donner un prix à tout a pour effet de mettre en équivalence toutes les dimensions mesurées, quelle que soit leur hétérogénéité : on obtient des « euros » de social, des « euros » d’environnement, suggérant ainsi une substituabilité entre les composants, comme si la dégradation de l’un d’entre eux pouvait être compensée (réparée) par l’autre. Cette manière de comptabiliser des dégradations potentielles ne tient pas compte du fait que certains dommages sont totalement irréversibles : un dégât nucléaire, l’extinction d’espèces vivantes, la destruction d’un écosystème, la décohésion totale.
Par ailleurs, même si la plupart de leurs promoteurs s’en défendent, ces processus de valorisation monétaire apparaissent comme les prémices de l’identification de gisements d’activités et de leur marchandisation. Mettant en avant l’idée de « croissance verte », les débats de Rio+20 confirment largement cette suspicion. La croissance verte repose en effet sur deux dynamiques : l’identification de nouvelles activités visant à se substituer aux activités industrielles polluantes (la voiture électrique en serait le symbole) ; l’identification de nouveaux gisements de croissance économique dans les sphères jusque-là non marchandes. Enfin, l’expansion de la monétarisation à des espaces qui en étaient préservés est aussi l’expression d’une incapacité collective à faire valoir d’autres comptes que ceux de la valeur monétaire11.
D’autres initiatives et travaux, dont les résultats gagnent en audience, s’appuient sur le point de vue des individus. Ils partent de l’idée que les concepts utilisés (« bien-être », « qualité de vie », « bonheur », voire « richesses ») sont trop subjectifs par essence pour qu’un consensus large puisse être construit. Mieux vaut, soulignent leurs promoteurs, demander directement à chaque individu ce qu’il en pense et mesurer son attitude. C’est le fondement des travaux sur l’économie du bonheur12. Ces approches, adossées à une conception qui fait une large place aux préférences exprimées, utilisent diverses méthodes, allant de simples questions relatives au niveau de bonheur (dont certaines, aussi succinctes que : « De manière générale, diriez-vous que vous êtes très heureux, heureux ou pas heureux ? ») à l’élaboration d’indices de satisfaction de vie. Ce type de sondage, qui nous « apprend » que le niveau de satisfaction de vie moyen en France, par exemple était, au milieu des années 2000, de 6,913, permet de disposer d’un ensemble constitué des expressions individuelles du bien-être. Si cette manière de quantifier peut avoir quelques vertus, elle laisse totalement de côté la notion de bien commun ou de droits fondamentaux, qu’il faudrait préserver en société. Elle valorise au contraire un bien-être individuel dont les agents sont censés poursuivre individuellement la maximisation.
Diriez-vous que vous êtes très heureux, heureux ou pas heureux ?
Entre ces deux modalités : la voie de la légitimité scientifique et économique et celle qui vise à sonder chaque individu pris isolément, n’y a-t-il aucune troisième voie ? Redéfinir les richesses ou les biens communs des organisations, des territoires, voire des nations, ne peut être que le fruit de conventions partagées. Cela nécessite d’analyser les modalités d’une participation des acteurs et des forces sociales à cette construction, et de savoir comment l’on peut (r)établir une démocratie des choix collectifs. Dans cette perspective (promue par le Forum pour d’autres indicateurs de richesse) est développé le concept d’un bien-être collectif, non réductible à une somme de bien-être individuels. Est également affirmée l’existence d’un patrimoine commun (naturel et social) qui échoit à chaque génération, dont il s’agit de faire un inventaire et dont il faudrait suivre les évolutions.
Se pose, bien sûr, la question de la bonne échelle. Des indicateurs ont gagné en légitimité du fait de leur caractère universel (le Pib ou l’indice de développement humain en sont de bons exemples). Mais ils occultent, ce faisant, les spécificités locales et renvoient une vision dominante du développement humain ou de la soutenabilité. Des indicateurs élaborés par des processus de démocratie délibérative auront le parti pris d’être non comparables.
La forme privilégiée pour la prise de décisions collectives et de choix social est alors celle de forums hybrides14, c’est-à-dire d’espaces ouverts de débat, où les experts côtoient la société civile, où les forces sociales ont leur mot à dire, où les processus délibératifs sont soignés et où l’intelligence collective est supérieure à la somme des points de vue particuliers. Ces acteurs prennent, ensemble, des décisions raisonnées au terme de discussions sur ce que sont les « richesses du territoire » et le « bien-être pour tous ». En France, c’est ce que tente de faire, à son échelle, la Région Nord-Pas-de-Calais, avec son programme Indicateurs 21, autour de l’élaboration d’indicateurs de santé sociale élaborés de manière concertée et avec la mise en place d’une conférence de citoyens en 2011. Ces expérimentations invitent à rompre avec le déterminisme des indicateurs, à se réapproprier les enjeux qu’ils portent implicitement et à renouveler la réflexion démocratique, à partir de l’identification et de la préservation des droits fondamentaux, des biens communs, de l’intérêt général. Elles transforment ainsi, à leur manière, la perception des richesses et fournissent une légitimité démocratique à leur pluralité.
Les données quantifiées peuvent être des espaces de controverse.
Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Refuser la quantification et (com)battre la mesure ? Évidemment non, car les chiffres peuvent avoir des vertus et être, sous certaines conditions, cohésifs. Ils sont, en particulier, de puissants repères cognitifs collectifs. Mais les sociétés sont sans doute allées trop loin aujourd’hui, autant dans le périmètre de ce qui est compté que dans les usages automatisés des chiffres. Ce faisant, leur ont été ôtées leurs caractéristiques sociales, c’est-à-dire le fait que les données quantifiées puissent être des espaces de controverse et provoquer le débat indispensable à une citoyenneté vivante.
Une manière de rompre avec un scientisme des chiffres, mortifère pour la démocratie, serait de réhabiliter le caractère politique de certaines données et de chercher des accords, partiels, sur les présupposés de ce qu’est une société décente et soutenable, et sur le sens de ce qui est produit et qui devient la richesse.
1 Voir l’article de Dominique Méda dans ce même dossier.
2 Par exemple Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Seuil, 2005.
3 Albert Ogien, « La valeur sociale du chiffre. La quantification de l’action publique entre performance et démocratie », Revue française de socio-économie, n° 5, 2010, pp. 19-40.
4 En Europe, en particulier, les statistiques jouent le rôle de producteur d’équivalent fonctionnel : tout devient comparable internationalement, au prétexte que les réalités ont été quantifiées. Cf. F. Jany-Catrice, La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ?, Presses du Septentrion, 2012.
5 Alain Desrosières, L’argument statistique, I. Pour une sociologie historique de la quantification et II. Gouverner par les nombres, Mines ParisTech, 2008.
6 Cf. la thèse de Géraldine Thiry, « Au-delà du Pib : un tournant historique. Enjeux méthodologiques, théoriques et épistémologiques de la quantification », Université catholique de Louvain, 2012.
7 Nicholas Stern, 2006, The Economics of Climate Change, HM Treasury, 2006.
8 Bernard Chevassus-au-Louis, Jean-Michel Salles, Jean-Luc Pujol, 2009, « Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes », Centre d’analyse stratégique, La Documentation française, 2009.
9 Ainsi, le rapport de la commission Stiglitz qui visait à fournir de « nouveaux indicateurs de mesure de la performance économique et du progrès social » est intéressant du point de vue des résultats et de son processus d’élaboration (Stiglitz et al., « Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social », 2009) ; F. Jany-Catrice, Dominique Méda, « Le rapport Stiglitz et les écueils de l’expertise », Notes de l’Idies, n° 14, mars 2011.
10 Julien Milanesi, « Éthique et évaluation monétaire de l’environnement : la nature est-elle soluble dans l’utilité ? », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 10, n°2, septembre 2010.
11 Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, « Repères », 2012 [2005].
12 Richard Layard, Happiness. Lessons of a New Science, Penguin, 2011 [2005].
13 Selon la « World Value Survey » et sur une échelle de 1 à 10. Les scores sont comparables pour l’Italie et le Japon, plus élevés pour l’Allemagne (7,2), les États-Unis (7,4) et la Grande Bretagne (7,6).
14 Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001.