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Dossier : Qui décide de ce qui compte ?

Entreprises : tenez compte de votre réputation !


Si les entreprises investissent dans des démarches de RSE, c’est que leur réputation a de la valeur. Pourquoi ne pas intégrer celle-ci dans les comptes de l’entreprise, en y associant salariés et parties prenantes ? La proposition, formulée par un homme du métier, ne manquera pas de faire débat.

L’exigence de compétitivité des entreprises, présentée à juste titre comme un impératif dans une économie mondialisée, est parfois perçue comme en opposition avec les objectifs de responsabilité sociale et environnementale (RSE) assignés, de plus en plus, à l’univers économique. L’argument avancé : les coûts induits par les contraintes réglementaires ou fiscales sont des charges pénalisantes dans un univers concurrentiel, insurmontables dans un contexte de crise. Pourtant, cette opposition semble infondée, au moins partiellement.

La valeur comptable dit peu de la valeur économique globale.

À partir d’une expérience personnelle en tant que directeur financier, j’ai pu constater que le choix interne d’un haut niveau de RSE, allié à un effort d’investissement dans des technologies spécifiques liées à la responsabilité industrielle, s’avérait jour après jour porteur d’avenir. Aussi le propos de cet article est-il de suggérer à quel point, finalement, la valeur comptable dit peu de la valeur économique globale. Et par suite, de dire combien, au travers de la notion de réputation, il semble de plus en plus nécessaire de penser la valeur économique que crée l’entreprise en dehors du seul champ comptable. Pourquoi ne pas aller, même, jusqu’à imaginer une extension de la comptabilité, afin d’inclure ces nouveaux facteurs de création de la richesse ?

La réputation n’a pas de prix

Pourquoi de grandes sociétés se lancent-elles dans des démarches RSE audacieuses et coûteuses, en apparence contradictoires avec les schémas classiques de l’économie intensive ? Bien sûr, elles y voient de façon croissante leur intérêt, qui a probablement à voir avec la notion de réputation, et la capacité de la réputation à créer ou à détruire de la valeur économique.

Désormais, nombreuses et diverses sont les catégories qui s’y réfèrent, bien loin des seules ONG « vindicatives ». La réputation se révèle de plus en plus essentielle dans bien des aspects de l’économie. Elle permet de recruter ou de conserver des collaborateurs talentueux plus facilement, et à un coût moindre que si la réputation était mauvaise. Elle représente un premier niveau de sécurisation face à aux conséquences de risques industriels, juridiques ou médiatiques. Elle permettrait de façon recevable, de plaider l’accident. Bien identifiée, elle devient un capital collectif à défendre en interne, rassemblant l’entreprise autour d’une identité positive. Elle enrichit, auprès des collaborateurs, une vision de la prudence qui, sinon, ne serait faite que de contraintes normatives. Une bonne réputation renforce la crédibilité du discours publicitaire et permet de mettre en avant la valeur sociale et environnementale du produit, en plus de sa valeur d’utilité…

Tous ces éléments concourent à la valeur de l’entreprise d’une façon relativement nouvelle, très liée, sans doute, à l’accélération des flux d’information (internet, réseaux sociaux et autres). La réputation ici évoquée est plus large que la marque. Elle se définit au niveau du savoir-être de l’entreprise dans la société civile, et non au niveau de la performance objective du produit fabriqué. Elle couvre un large champ de préoccupations, non seulement celles de consommateurs, mais aussi celles de citoyens dont l’entreprise ne peut plus ignorer l’attitude. Elle a la capacité de créer ou de détruire de la valeur financière. De Nike aux Laboratoires Servier, de multiples mises en cause de marques en sont l’exemple.

La notion de réputation n’existe pas en comptabilité.

Or cette notion de réputation, si elle est bien un actif immatériel de l’entreprise, n’existe pas en comptabilité. Et pour cause, disent les comptables, elle n’a aucune valeur objective ! Elle ne correspond à aucune transaction possible. Il n’y a pas de sens à vouloir acheter ou vendre la réputation de quelqu’un !

Vers un nouvel actif immatériel

Peut-être y a-t-il là, justement, une question essentielle de principe comptable. Ne faudrait-il pas essayer de comptabiliser la réputation, même si celle-ci ne saurait correspondre à aucune transaction ? L’objectif ici sera simplement de faire exister cette notion d’un point de vue comptable, sans prétendre coller à une supposée « vraie valeur » de la réputation. Et ainsi, tenter de faire en sorte que l’intérêt financier objectif de l’entreprise soit davantage aligné sur l’intérêt collectif. C’est-à-dire, au-delà du strict intérêt des clients, l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes, populations civiles alentour, générations futures, environnement, etc.

Certes, la proposition est étrange. Mais rappelons que si les comptables ignorent la réputation, les financiers, eux, l’intègrent : « l’actif net consolidé » est la notion comptable de la valeur de l’entreprise. Si, selon cet actif net consolidé, la valeur de l’entreprise est de 100, il est fréquent que, dans le Cac40, la valeur réelle d’échange (la « capitalisation boursière ») s’évalue à 120, 150, voire 200. La comptabilité est loin de dire toute la valeur que le financier prend en compte.

Comment intégrer cette comptabilisation ? Nous pourrions proposer de créer un actif immatériel nouveau, la « réputation », et d’inscrire en comptabilité la variation de valeur de cet actif, en l’associant à un mécanisme où cette variation de valeur serait donnée en interrogeant les parties prenantes. Une telle inscription se ferait seulement sous la forme d’une provision passée en résultat, c’est-à-dire sur la base d’une augmentation perçue du risque de réputation. Pour une question de fiabilité de la mesure (et pour adopter un principe de prudence), il ne semble pas envisageable en effet d’en intégrer les éventuelles variations positives.

Cet actif immatériel pourrait être subdivisé en classes se rapportant à chacun des trois grands thèmes de la RSE : la réputation sociale de l’employeur sur le bien-être au travail ; la réputation sociétale à l’égard des parties prenantes (clients, consommateurs, collectivités locales, sous-traitants) ; la réputation environnementale. Il n’existe pas de moyen consensuel de définir la valeur d’une réputation d’entreprise, et notre objet n’est pas d’y parvenir. Aussi s’agirait-il simplement d’amorcer le processus, en définissant pour chaque classe de réputation une valeur absolue de référence – dont il importe peu qu’elle en reflète une valeur théorique. Puis d’en enregistrer la variation de période en période, à partir de cette base consensuelle initiale.

À titre d’exemple, la valeur initiale de la réputation sociale pourrait être définie par dialogue avec les parties prenantes. Sur la base du montant établi serait alors attribuée à chaque salarié1 une possibilité de quantifier la réputation de son employeur, à partir de critères d’évaluation de son bien-être au travail. Cumulées, ces notations permettraient de quantifier les écarts de perception par rapport à la valeur initiale. Et cette variation, si elle était négative, ferait l’objet de la constitution d’une provision en comptabilité.

La proposition peut sembler étonnante ? Mais la possibilité de s’informer sur son employeur existe déjà très largement sur internet. Il ne s’agirait que de réintégrer dans l’entreprise ce qui, de fait, existe déjà. Une approche comparable serait appliquée aux autres formes de réputation, de façon à former un système complet de mesure du risque réputation. Un tel dispositif présente d’ailleurs également un intérêt pour l’actionnaire : en faisant rentrer la notation sociale dans la comptabilité de l’entreprise, il renseigne l’investisseur sur le degré d’engagement ou d’adhésion des salariés à leur entreprise, comme sur l’appréciation que font les parties prenantes des différents risques de l’activité de l’entreprise.

La « réputation » renseignerait l’actionnaire sur le degré d’adhésion des salariés à leur entreprise.

La mise en œuvre d’une telle mesure serait bien sûr progressive, et avant d’envisager une comptabilisation pleine dans le compte de résultat, on en validerait tous les effets en inscrivant ces écritures uniquement dans l’annexe des IFRS2. Enfin, avec une réputation valorisée par des tiers indépendants, verrait le jour un argument juridiquement opposable, utilisable dans des conflits de gouvernance. Cet argument permettrait, par exemple, une meilleure lecture des risques lors d’un changement de capital, limitant probablement le recours à des garanties de passifs3.

Quand les parties prenantes prennent de la valeur

Une telle approche, rapidement évoquée ici, a enfin l’intérêt de la simplicité par rapport aux méthodologies qui veulent mesurer avec exactitude la réalité du coût des externalités négatives. Bien que beaucoup plus fidèles à la logique comptable classique, ces méthodologies s’avèrent, par expérience, d’application quasi impossible : elles sont complexes, coûteuses et fragiles tant les hypothèses sont contestées. Cette approche peut également être vue comme une façon de maintenir une pratique française de la gouvernance moniste4, là où la culture de l’Union européenne est davantage issue d’Europe du Nord, où certaines parties prenantes participent à la gouvernance.

Valoriser d’un point de vue comptable la qualité de la relation entre l’entreprise et ses parties prenantes, sur une base volontairement marginale et déconnectée du coût supposé réel, mais obtenue par un consensus que l’entreprise s’impose à elle-même, est peut-être une façon de respecter l’entreprise et sa gouvernance centralisée, tout en donnant mieux à comprendre la valeur d’une économie plus collaborative. Ces débats ne font que commencer en France, et les prochaines directives européennes sur la RSE et sur la comptabilité seront probablement déterminantes pour remodeler l’entreprise et sa façon de créer de la valeur.


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1 Ce pourrait être, ou non, à concurrence de sa quote-part.

2 Les entreprises cotées présentent leurs comptes annuels suivant les normes internationales IFRS (International Financial Reporting Standards).

3 Lors de la cession d’une société, le cédant certifie la sincérité des comptes. Les garanties de passif sont une clause additionnelle, par laquelle le cédant garantit qu’il prendra en charge d’éventuels nouveaux passifs qui auraient une origine antérieure à la cession.

4 Société dans laquelle le pouvoir est partagé par le conseil d’administration et la direction générale.


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